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Se rincer l’œil avec Casanova, pour lycéens avertis et adultes

Mémoires de Casanova, de Stefano Mazzotti

Éditions Delcourt, coll. Erotix, 2013, 66 p., 14,95 €.

samedi 10 mai 2014

On connaît les aventures de son manuscrit autant que celles de Casanova. L’année 2013 restera une grande date chez les casanovistes : après la parution simultanée en Pléiade et en Bouquins du premier volume d’une édition conforme au manuscrit original enfin livré au public suite à son acquisition par la BNF, voilà le premier tome d’une bande dessinée prévue en 3 volumes, inspirée par l’Histoire de ma vie, sur une adaptation de Silvio Andrei. Il semble que cette publication traduite de l’italien par Bernard Joubert (voir en fin d’article les précisions de Bernard Joubert) soit un inédit, c’est-à-dire que le livre n’est pas encore paru en italien avant de paraître en traduction française, ce qui est un comble – ou la moindre des choses – pour un livre écrit en français par un Italien ! C’est surtout le Casanova libertin qui est mis en avant dans cette illustration fantasmatique, qui nous donne à voir l’envers iconographique du texte et de ses périphrases alambiquées. Mis en valeur par un dessin classique, réaliste et érotique, un Casanova jeune et séduisant, altersexuel en un mot, trempe son sexe dans toutes les aventures qui se présentent à lui. Les péripéties ne sont pas présentées dans l’ordre du texte, du moins de la dernière version, et la retraduction de l’italien au français d’un texte écrit en français, est pour le moins une énigme, mais il faut se réjouir de cette série qui contribuera à populariser les aventures de ce libertin qui nous rappelle que la frustration sexuelle à la sauce chrétienne n’était de mise que pour une partie de la population dans les siècles passés, un peu comme à notre époque, et qu’une bonne partie de la population avait une conception plus ludique et jouissive de la sexualité.

Premier volume : Bellino

Les aventures de ce premier volume présentent quelques scènes-clés extraites du Tome premier (sur 10 tomes), jusqu’au chapitre 12, c’est-à-dire à la perte du passeport, soit la page 273 du tome I de la nouvelle édition de la Pléiade. On ne commence pas par Casanova enfant, mais in medias res si l’on peut dire, par la scène d’un quasi-viol commis par le jeune homme dans une diligence sous l’orage. On peut déjà relever un exemple de différence entre la re-traduction en français de Bernard Joubert : « Je me saisis de ses hanches et remportai la victoire la plus complète qui se puisse pour un athlète » (p. 7) et le texte qu’on peut considérer comme original de Casanova : « je la serre au croupion, et je remporte la plus complète victoire que jamais habile gladiateur ait remportée » (p. 111). On aimerait quelques informations, même si cela ne concerne guère que les spécialistes : sur quelle version se base cette adaptation, quelle traduction, et le traducteur a-t-il retraduit le texte déjà traduit, ou a-t-il été piocher dans telle ou telle édition en français ? Y a-t-il des questions de droits empêchant d’utiliser le texte original ?
Pour le reste, le dessin lit très fidèlement entre les lignes pour restituer les mimiques et gestes sexuels évoqués, explicitement ou implicitement par le texte dans la langue contournée du XVIIIe siècle. Ce n’est qu’après cette scène qu’on revient en arrière, aux débuts de Casanova en jeune abbé quand il dit qu’il a 16 ans, p. 11 de la BD. Cela correspond au début du chapitre IV (p. 63 Pléiade). Mais la mésaventure précédente date quand même à peu près de la même époque, même si le dessin nous présente un ravissant jeune homme [1] et non un adolescent. C’est l’objet des notes des éditions savantes de dire à quel point Casanova a embelli ses souvenirs et modifié la chronologie. Il est dommage que la scène de triolisme avec Nanette et Marton, triple dépucelage chez Casanova, et sans doute scène arrangée par rapport à la réalité, soit placée après la scène de la diligence. Là aussi, le texte de Casanova : « En devoir de respecter religieusement un préjugé auquel je devais une jouissance dont je goûtais la douceur pour la première fois de ma vie, j’ai laissé la victime tranquille, et je me suis tourné de l’autre côté pour en agir de même avec la sœur qui devait compter sur toute ma reconnaissance » (p. 101), est fort modifié dans la BD : « Dans le même temps, je lui étais reconnaissant de me laisser savourer une jouissance que je goûtais complètement pour la première fois » (p. 16). On trouve après cela une scène qui se trouve encore plus en amont dans le texte : l’histoire de la « Cavamacchie », alias Juliette. Le dessin illustre de façon très sexuelle ce qui n’est que suggéré par le texte : « ce noble l’ayant trouvée charmante malgré ses guenilles » (Pléiade, p. 74) donne lieu à une illustration de scène assez chaude (p. 21). On trouve ensuite la scène du travestissement réciproque avec cette Juliette, puis on saute au départ pour Naples et Rome, avec l’aventure de voyage avec Lucrezia et sa sœur Angelica (pp. 188 sq. en Pléiade). C’est l’occasion d’admirer la Piazza di Spagna (p. 35), puis l’obélisque de la piazza della Minerva et son célèbre « Pulcino » (p. 37), même si Casanova ne fait guère dans le pittoresque. La courte scène du castrat est mentionnée : « L’impudent me regarde, et me dit que si je voulais aller passer la nuit avec lui, il me servirait également soit en fille, soit en garçon » (p. 203) devient dans la BD : « Si vous voulez passer la nuit en ma compagnie, je pourrai vous prouver que vous avez tort ou raison, au choix ! » (p. 36). On retrouve les deux sœurs pour la belle scène où Casanova se tape Angélique sous les yeux de Lucrezia, offerte par sa sœur partageuse, ce qui nous vaut quatre fort belles pages, avec même la vision d’Angelica pissant dans un pot, vue par la serrure, qui n’est pas à proprement parler dans le texte, mais est une interprétation plausible (rassurez-vous, la couverture est luxueuse, du genre lavable, et le papier glacé…)
Les événements qui nous mènent au départ précipité de Rome ne sont pas évoqués, et on saute à la rencontre de Bellino, le faux castrat, lors du départ à Constantinople. La BD ignore le fait que Casanova se tape les deux sœurs de Bellino avant lui/elle, ce qui se comprend, car ce motif de deux sœurs pour le prix d’une, qu’on retrouve pour la troisième fois, se trouve dilué dans le texte complet, mais dans la BD qui ne retient que des morceaux choisis, cela serait trop rapproché. On se concentre donc sur l’essentiel, la séduction troublante de ce castrat si féminin, avec son « monstrueux clitoris » (p. 58), expression empruntée au texte « clitoris monstrueux » (p. 259). Le récit rétrospectif de la séduction de Bellino alias Teresa par le castrat Salimbeni donne lieu à une vignette problématique, que je me permets de reproduire ici.

Mémoires de Casanova, de Stefano Mazzotti
Bellino-Teresa, le faux castrat.

Si l’on suit le texte, la jeune fille qui se cache sous une identité de castrat, est censée avoir à peu près treize ans lors de son aventure avec le castrat. L’image est bien sûr plus explicite que le texte, mais le dessinateur s’en tire en nous proposant une fille qui n’a pas du tout l’air d’une fillette, ce qui tomberait sous le coup de la loi, de même qu’il vieillit un peu le Casanova adolescent. Le volume se ferme sur une pleine page de Bellino / Teresa qui constitue une variante de la couverture, en resserrant le plan sur le personnage posant devant un paravent et dévoilant son sexe postiche, qu’une main cachait sur la première de couverture. Ce dessin peut être pris comme une allégorie du rapport entre l’illustration en bande dessinée et le texte original, le paravent et la main pudique étant des avatars de la périphrase qui exhibe ce qu’il cache en même temps. Pour conclure, précisons que cet album, si on ne peut pas le qualifier de pornographique, n’est pas vraiment recommandé pour les C.D.I., ou alors à conserver sous le manteau pour les happy few !

 Lire aussi notre article sur Venise et celui sur Rome & Florence.

Giacomo C.
Giacomo C., Jean Dufaux & Griffo, Glénat, 1988-2005.


 Le dossier de presse affirme qu’il ne s’agit de la première adaptation des mémoires de Casanova en bande dessinée. L’édition de la Pléiade (p. 1180) vante Jean Dufaux, qui a procuré avec le dessinateur Griffo une série en 15 épisodes parus entre 1988 et 2005 chez Glénat sous le titre Giacomo C.. Il ne s’agit en fait pas du tout d’une adaptation des mémoires de Casanova, mais d’une création originale présentant des enquêtes policières à Venise au XVIIIe siècle, avec quelques rarissimes motifs empruntés à Casanova. Ainsi dans le tome I, Le Masque dans la bouche d’ombre, trouve-t-on, mais dans un tout autre contexte, le motif de la première escroquerie de Casanova doublant une dose de mercure pour se procurer de l’argent. On trouve aussi une scène où le personnage noble bastonne sans pitié son serviteur, mais est-ce une spécificité de Casanova ? Le personnage a également un protecteur qui s’appelle « M. de Bagradino », ce qui rappelle le Bagradin de Casanova. Pas la moindre allusion à Casanova par contre dans les volumes II à XV, La Chute de l’ange ; La Dame au cœur de suie ; Le Maître et son valet ; Pour l’Amour d’une cousine ; La Bague des Fosca ; Angelina ; La Non-belle (le meilleur album à mon goût, avec l’histoire attachante d’un assassin pied-bot au cœur d’or) ; L’Heure qui tue ; L’Ombre de la tour ; Des Lettres… ; La Fiammina (bel album aussi, avec une belle escrimeuse qui défie les hommes) ; La Fuite ; Boucle d’or ; La Chanson des guenilles. La sexualité n’est pas au centre des préoccupations de la série ; elle fournit un aimable arrière-plan, 100 % hétérosexuel, comme en témoigne la saynète ci-dessus, issue du tome 11 (page 5).
La Pléiade parle en fait sans précision d’« aventures et des amours casanoviennes de fantaisie », et évoque des « bandes dessinées » dont celle de Dufaux n’est qu’un exemple. C’est le moins qu’on puisse dire, car seul le titre est casanovien ! La série entamée par Mazzotti semble donc effectivement, jusqu’à preuve du contraire, la première adaptation des mémoires de Casanova en BD !
Il existe aussi une adaptation de l’Histoire de ma Fuite, par Giacomo Nanni (Olivius, 2013).

Bernard Joubert répond à notre article
Mazzotti, le dessinateur, et Andrei, le scénariste, sont des Italiens qui vivent en Italie. Ils se sont naturellement basés sur la version des Mémoires lisible dans leur langue. Mais, à la différence d’un Guido Crepax adaptant Sade ou Sacher-Masoch, leur bande dessinée n’est pas parue en Italie avant d’être reprise en France. Elle a été créée pour les éditions Delcourt.
Même si l’adaptation d’Andrei se veut fidèle au point de reprendre mot pour mot de nombreuses phrases de Casanova, il était indispensable qu’il procède à des réductions. Qu’un paragraphe de descriptions soit condensé en deux lignes. Bien que proche, le texte d’Andrei n’est pas que le texte de Casanova découpé en petits segments. Il l’est fréquemment, mais pas tout le temps.
J’aurais pu simplement traduire l’adaptation conçue par Andrei, mais j’ai préféré me baser également sur une édition française de Casanova. J’y ai pris des tournures de phrases, du vocabulaire qui ne soit pas anachronique. Je me suis servi de l’édition Garnier frères en huit volumes [2]. C’est là qu’il est écrit "athlète" plutôt que "gladiateur". Le reste de la phrase est de moi, elle n’est pas extraite de l’édition Garnier. Et elle ne traduit pas non plus littéralement Andrei.
Ce fut un travail très agréable. J’y ai retrouvé le même plaisir que quand, il y a quelques années, je participais à l’écriture d’une BD éroticoporno se déroulant elle aussi au XVIIIe siècle, Les Malheurs de Janice, que je dialoguais à la manière de Sade. Je ne suis pas passéiste, le verlan contemporain m’amuse, mais, foutredieu !, on tournait de jolies phrases à l’époque !
 D’autre part, en 2015, Bernard Joubert nous apprend qu’il n’y aura pas de suite à ce tome 1, les ventes n’ayant pas été au rendez-vous. Dommage !
 Lire notre article complet sur l’Histoire de ma vie.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Expo Casanova à la BNF


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[1L’artiste semble s’être inspiré du portrait de couverture du volume II de l’édition Bouquins de 1993 ; je tâcherai d’en trouver la référence. J’ai d’ailleurs voulu numériser un des meilleurs portraits pour cet article, malheureusement il n’y en a pas un qui ne soit cadré trop près d’un phylactère, ce qui gâcherait l’image isolée !

[2Il s’agit donc non pas du texte de Casanova, mais de la fameuse édition Laforgue, obsolète depuis 1960. Passe pour la traduction, mais espérons en tout cas que l’adaptateur italien Silvio Andrei ait quant à lui bien travaillé à partir d’une traduction de l’intégrale Brockhaus-Plon, et non de Laforgue, c’est-à-dire qu’il n’ait pas utilisé la première traduction en italien des années 1920, mais celle de 1965. Voir ici. Les (rares) expériences homosexuelles de Casanova ont été censurées dans l’édition Laforgue, et même si cela n’intervient pas dans les premiers chapitres adaptés dans cet album, cela se verrait dans la suite (cf. cet exemple de censure dans l’édition Laforgue).