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Casanova pour les nuls, pour lycéens et adultes

Histoire de ma vie, Tome I, de Jacques Casanova

Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 2013 (1797), 1488 p., 65,5 €.

samedi 17 mai 2014

« — Monsieur, je peux savoir ce que vous lisez ? » Je me résigne à contrecœur à lever les yeux de mon livre, et les jette sur l’importun, qui se révèle être le blondinet que j’avais entendu en m’installant dans cette rame de métro, discuter de tout et de rien avec ses deux copines, de sortie un samedi soir. « — Je pensais que c’était un livre cochon, à cause de la tranche. (Il soulève sans gêne mon livre) Ah ! Casanova ». J’éclate de rire, et suis le trio, car c’est aussi ma station, et le biquet n’a plus rien à dire, déçu sans doute de tomber sur un os. Je n’ai pas eu la repartie de lui proposer, en fait de lectures cochonnes, de monter plutôt à la maison voir mes estampes italiennes. Bref, si la tranche de mon Pléiade est effectivement délavée, c’est que j’ai négligé de le ranger dans son étui en le posant près d’un point d’eau, rien de plus. Il faudrait être tordu pour lire les mémoires de Jacques Casanova (1725-1798) comme un livre cochon, car bien qu’écrit sciemment pour être publié posthume, la périphrase préside à toutes les scènes de sexe, qui demandent pour être comprises une intense activité plutôt intellectuelle que manuelle… (ce qui n’empêche qu’à sa parution au XIXe siècle, vu la pénurie pornographique, les premiers exemplaires aient pu être tachés de l’eau d’un autre robinet !)
L’année 2013 restera une grande date pour les casanovistes : après la parution simultanée en Pléiade et en Bouquins du premier tome d’une édition conforme au manuscrit original enfin livré au public suite à son acquisition par la BNF, est également paru le premier tome d’une bande dessinée prévue en 3 volumes, Mémoires de Casanova, de Stefano Mazzotti (Delcourt), ainsi qu’une adaptation en roman graphique de l’épisode des Plombs, par Giacomo Nanni aux éditions Olivius. Le texte en lui-même n’est pas forcément une révolution par rapport à l’édition de 1993 parue en Bouquins, basée sur le manuscrit, et qui avait déjà révélé de nombreuses pages censurées de l’édition Laforgue, mais par rapport à l’édition de 1958 en Pléiade. Surtout, l’annotation tient compte d’un demi-siècle de recherches supplémentaires. La plongée dans cette écriture en liberté d’une vie notamment sexuelle affranchie de toute contrainte, est un grand moment. Casanova concourt pour le titre de plus grand altersexuel de tous les temps s’il en est. Son opposition au mariage ainsi que ses expériences fréquentes de triolisme, rares d’homosexualité, ou auprès des transgenres de l’époque qu’étaient les castrats, font de ses mémoires des témoignages irremplaçables sur la sexualité au quotidien sous l’ancien régime. La devise de Casanova pourrait être cette phrase qu’on trouve dans l’épisode des Plombs : « mais le public n’est pas dame ». Je ne vous proposerai point une analyse savante dont je suis incapable, mais une sorte de digest des meilleures pages, et le point sur les questions altersexuelles ; une sorte de « Casanova pour les nuls », pour ceux parmi mes honorables lecteurs qui souhaitent briller en société sans se farcir tout un volume de Pléiade, avec les notes !

Plan de l’article
 Histoire d’un manuscrit
 Préface
 Tome Premier
 Le sbire sodomite
 Bellino-Thérèse, le faux castrat
 Tome Second
 Aventure altersexuelle à Constantinople
 Retour à Venise
 Aventure digne d’Alexandre de Médicis
 Tome Troisième
 Les mœurs en France
 Suite du Troisième Tome
 À trois c’est encore mieux
 Le peep show de l’abbé de Bernis
 La figue de Barberine
 Incarcération & évasion des Plombs
 Histoire de ma vie, tome II

Histoire d’un manuscrit

La préface présente l’ouvrage comme un « voyage en utopie, par la construction d’un univers où la liberté du désir ne s’arrête pas devant l’inceste, où les actes peuvent être joyeusement inconséquents, où la desinvoltura est un art de vivre, où le temps n’est plus irréversible et où la vérité est compatible avec la mise en scène de soi » (p. XXV). La notice donne quelques indications sur le manuscrit et son histoire aussi rocambolesque que son contenu. On apprend qu’on a retrouvé des sortes de notes de régie non utilisées dans le manuscrit contenant parfois des scripts homosexuels, comme « Mon amour pour le giton du duc d’Elbeuf » ; « À Corfou, le chirurgien qui m’a branlé » ; « pédérastie avec Bazin et ses sœurs » (p. 1142). L’écriture n’alla pas sans réticence, tant l’auteur était persuadé que cela donnerait « un ouvrage dont on défendra la lecture dans tout pays où on aime les bonnes mœurs ». Même pendant la période de rédaction, il pensa longtemps qu’il « brûlerai[t] tout » avant sa mort (p. 1164). En effet lorsqu’il mourut en 1798, le manuscrit ne trouva pas preneur jusqu’en 1820, où l’éditeur Friedrich Arnold Brockhaus l’acheta et le confia à Wilhelm von Schütz pour en procurer « une traduction allemande expurgée » (p. 1165). Celui-ci remania les 10 tomes en 12 volumes, et se bagarra avec l’éditeur pour préserver quelques passages érotiques, qui furent subséquemment supprimés de l’adaptation française. La publication s’échelonna de 1822 à 1828, suivie aussitôt d’une contrefaçon retraduite de l’allemand en français par Victor Tournachon (le père du photographe Nadar). Le fils de Brockhaus confia une édition du texte français complètement réécrit d’après le manuscrit original à Jean Laforgue (1782-1852), qui procura les quatre premiers volumes en 1826-27, puis les 4 suivants en 1832, et les 4 derniers en 1838. « Longtemps séparés des suivants, les quatre premiers volumes immortalisèrent ainsi auprès des romantiques des années 1830, Stendhal, Musset, Sainte-Beuve, le grand Vénitien dans sa gloire, au plus beau de son âge » (p. 1167). Un article d’Alfred de Musset dans Le Temps (20 mars 1831) atteste d’une lecture complice : il voyait dans l’édition Laforgue une « grande pruderie de l’œil et de l’oreille, qui, sous la périphrase hypocrite, n’en apporte pas moins à l’esprit la pensée toute nue » (p. 1169). Cet article ne manquera pas de nous faire penser à Lorenzaccio. Laforgue, qui « gaze » au début de son travail les « passages licencieux », s’échauffe au fur et à mesure, et finit par « les expliciter et à les amplifier librement », ce dont on trouvera des exemples dans la notice (p. 1169). Le succès est tel que, selon les éditeurs, « On entreprend le pèlerinage de Dux [où Casanova âgé rédigea son livre] ; on voyage, comme George Sand et Musset, sur les pas de Casanova à Venise » (p. 1171). Il est difficile de placer l’ouvrage dans l’histoire de la littérature : doit-on le situer après Jacques le Fataliste, et La Religieuse de Denis Diderot, publiés posthumes en 1796 et que Casanova put peut-être lire avant ses dernières retouches à son manuscrit ? Ou, en se basant sur la réception, le situer à l’époque romantique de sa parution dans les années 1820 ? Problème proche de celui des textes de Sade, ce qui n’empêche pas que nos idées sur la sexualité au XVIIIe siècle doivent tenir compte des témoignages que constituent ces textes en plus de leur aspect littéraire. L’édition actuelle n’est pas une révolution, elle efface seulement un des plus grands fiascos de l’histoire de la collection la Pléiade, dont l’édition Laforgue de 1958 a été balayée en 1960 par la première édition Brockhaus-Plon. Sur la question de l’homosexualité par contre, il semble que la censure ait continué jusqu’à l’édition Bouquins de 1993. Cette dernière édition double ne fait que toiletter l’édition 1993, et fournir une édition qu’on peut considérer comme définitive. Les éditeurs insistent sur le fait que ce n’est pas la vie de Casanova qu’on lit, mais une œuvre littéraire travaillée avec acharnement. Les notes redressent souvent le bâton de la vie courbé par l’eau de la narration. Pour ne donner que deux exemples, C. résume en un seul ses deux séjours de jeunesse à Constantinople ; il ne fait aucun cas d’un séjour en Angleterre signalé dans le premier des sept rapports de l’espion vénitien Giovanni Baptista Manuzzi, à l’origine de son arrestation et de son séjour aux Plombs, lesquels rapports sont publiés en appendices (p. 1129 à 1136).

Préface

Pour un ouvrage aussi long, la préface est courte. Casanova s’oppose à Jean-Jacques Rousseau, dont il avait lu la première édition des Confessions. Il se vante de certains de ses défauts, et tente de mettre les rieurs de son côté : « Vous rirez quand vous saurez que souvent je ne me suis pas fait un scrupule de tromper des étourdis, des fripons, des sots quand j’en ai eu besoin. Pour ce qui regarde les femmes, ce sont des tromperies réciproques qu’on ne met pas en ligne de compte, car quand l’amour s’en mêle, on est ordinairement la dupe de part et d’autre. Mais c’est bien différent pour ce qui regarde les sots. Je me félicite toujours quand je me souviens de les avoir fait tomber dans mes filets, car ils sont insolents, et présomptueux jusqu’à défier l’esprit » (p. 5). La profession de foi matérialiste est discrète : « Je sais que j’ai existé, et en étant sûr parce que j’ai senti, je sais aussi que je n’existerai plus quand j’aurai fini de sentir. S’il m’arrivera après ma mort de sentir encore, je ne douterai plus de rien ; mais je donnerai un démenti à tous ceux qui viendront me dire que je suis mort » (p. 6). La profession de foi hédoniste est plus développée : « Cultiver les plaisirs de mes sens fut dans toute ma vie ma principale affaire ; je n’en ai jamais eu de plus importante. Me sentant né pour le sexe différent du mien, je l’ai toujours aimé, et je m’en suis fait aimer tant que j’ai pu. J’ai aussi aimé la bonne table avec transport, et passionnément tous les objets faits pour exciter la curiosité. […] J’ai aimé les mets au haut goût : le pâté de macaroni fait par un bon cuisinier napolitain, l’ogliapotrida, la morue de Terre-Neuve bien gluante, le gibier au fumet qui confine, et les fromages dont la perfection se manifeste quand les petit êtres qui les habitent commencent à se rendre visibles. Pour ce qui regarde les femmes, j’ai toujours trouvé que celle que j’aimais sentait bon, et plus sa transpiration était forte plus elle me semblait suave » (p. 9). Le lecteur idéal est semblable au vieux grigou qui se remémore le goût des madeleines : « Je n’ai pas écrit ces mémoires pour la jeunesse qui pour se garantir des chutes a besoin de la passer dans l’ignorance ; mais pour ceux qui à force d’avoir vécu sont devenus insusceptibles de séduction, et qui à force d’avoir demeuré dans le feu sont devenus salamandres » (p. 12 ; on retrouvera infra dans l’épisode de Corfou l’image de la salamandre).

Tome Premier

Né en 1725, Casanova n’a pas de souvenirs avant 8 ans. « Au commencement d’août de l’année 1733, l’organe de ma mémoire se développa. J’avais donc huit ans et quatre mois. Je ne me souviens de rien qui puisse m’être arrivé avant cette époque. Voici le fait. J’étais debout au coin d’une chambre, courbé vers le mur, soutenant ma tête, et tenant les yeux fixés sur le sang qui ruisselait par terre sortant copieusement de mon nez » (p. 19). Voici, après deux pages de généalogie, le début des Mémoires au sens propre, naissance symbolique dans le sang. Dès le premier récit d’un forfait, p. 22, la différence éclate avec Les Confessions de Rousseau, anti-modèle revendiqué, dont Casanova avait pu lire en 1782 le 1er volume. Casanova relate comment convaincu de vol par son père, il place l’objet volé dans la poche de son frère et le laisse punir, sans remords, accusant réception des vengeances de son frère, sans plus. Dans le récit de l’évasion des Plombs publié à part, Casanova avait écrit : « Je ne donnerai pas à mon histoire le titre de confessions, car depuis qu’un extravagant l’a souillé, je ne puis plus le souffrir : mais elle sera une confession, si jamais il en fut » (cité p. 1144). La suite des mémoires sera truffée d’actes moralement condamnables avoués sans précautions, qui font passer les aveux de Rousseau (ruban volé, peigne cassé) pour des confessions de chaisière effarouchée de son ombre ! Le premier plaisir de Casanova, notons bien ceci, est d’ordre intellectuel : il fait une sorte de mot d’enfant sur le mouvement relatif de la terre et du soleil, et seul l’un des adultes présents lui dit qu’il a raison : « Ce fut le premier vrai plaisir que j’ai goûté dans ma vie […]. La bêtise des deux autres aurait à coup sûr émoussé en moi le tranchant d’une faculté par laquelle je ne sais pas si je suis allé bien loin ; mais je sais que c’est à elle seule que je dois tout le bonheur dont je jouis quand je me trouve vis-à-vis de moi-même » (p. 25). Quelque temps plus tard, premier succès littéraire ; et l’on songe à nouveau à Rousseau et son « fiert » au repas de Turin : « Ce fut mon premier exploit littéraire, et je peux dire que ce fut dans ce moment-là qu’on sema dans mon âme l’amour de la gloire qui dépend de la littérature, car les applaudissements me mirent aux faîtes du bonheur » (p. 35). Or le contexte est différent, car l’exploit littéraire en question, est une épigramme latine sur le genre grammatical du mot « con », au masculin car « l’esclave reçoit le nom de son maître », selon la traduction de l’édition !
C’est à « douze ans » (p. 40 ; en fait dix ans selon les notes, qui rectifient la chronologie) que Casanova connaît son premier amour et sa première humiliation, car « Bettine » se sert de lui pour rencontrer son vrai amoureux. S’ensuit un développement romanesque invraisemblable à cet âge, qui fait comprendre pourquoi Casanova s’est vieilli de deux ans. Le principe d’écriture qu’on rencontrera tout au long du texte, apparaît alors cousu de fil blanc : Casanova compose son récit en arrangeant entre eux les différents éléments narratifs issus de ses expériences, comme le prouvent les recherches savantes. Les premières expériences sexuelles sont l’occasion de faire connaissance avec l’arme de gazage massif que constitue la périphrase. Les réussites sont inégales, et le premier exemple ne me semble pas un chef d’œuvre de clarté : « N’en pouvant donc plus, et devenant tous les jours plus amoureux, précisément à cause du spécifique des écoliers qui désarme en épuisant dans le moment la puissance ; mais qui irritant la nature l’excite à la vengeance qu’elle exerce en redoublant les désirs du tyran qui l’a domptée, j’ai passé toute la nuit avec le fantôme de Lucie devant mon esprit triste d’avoir décidé de la voir le matin pour la dernière fois » (p. 82). Cette cascade de « que » et de « qui » cache la masturbation ; aviez-vous compris ? La partie en italiques est une spécificité du manuscrit que les éditeurs ont cru devoir respecter scrupuleusement : des mots ou des phrases entières soulignés.
La première expérience sexuelle est censée avoir lieu à l’âge de 15 ans, soit 3 ans après la scène précédente selon le texte, et cinq ans selon les biographes, ce qui nous laisse douter de la véracité des faits. Il s’agit là aussi d’une situation rocambolesque : une certaine Angela lui tient si je puis dire la dragée haute, et à force de le faire languir, cela finit en trio amoureux avec Nanette et Marton, les amies d’Angela, moins farouches. Les confidences de celles-ci introduisent le thème du lesbianisme, dans des termes révélateurs de la conception de Casanova, à rapprocher de sa conception de l’homosexualité masculine, à voir plus loin : « Quand Angéla couche avec nous, elle m’appelle, me couvrant de baisers, son cher abbé. […] Marton dit à Nanette qu’il était impossible, ayant beaucoup d’esprit, que j’ignorasse ce que deux filles bonnes amies faisaient quand elles couchaient ensemble. — Sans doute, lui ajoutai-je, personne n’ignore ces bagatelles […]. En attendant par une fausse imagination monstrueuse elle soulage ses désirs brutaux avec cette charmante Marton qui veut bien lui servir de mari » (p. 98). La scène du triple dépucelage semble tirée d’un roman érotique bien plus que de mémoires, avec à nouveau des périphrases alambiquées au point qu’on se demande si l’adolescent a pris les deux sœurs par devant ou par derrière : « Elles m’avaient tourné le dos, et nous étions à l’obscur. J’ai commencé par celle vers laquelle j’étais tourné ne sachant pas si c’était Nanette ou Marton. […] J’ai trouvé la prémice exempte de doute, et ne pouvant pas douter non plus de la douleur qu’on avait dû endurer j’en fus surpris. En devoir de respecter religieusement un préjugé auquel je devais une jouissance dont je goûtais la douceur pour la première fois de ma vie, j’ai laissé la victime tranquille, et je me suis tourné de l’autre côté pour agir de même avec la sœur qui devait compter sur toute ma reconnaissance » (p. 100). C. reviendra plusieurs fois sur cette aventure fondatrice à trois : « Cet amour, qui fut mon premier, ne m’a presque rien appris à l’égard de l’école du monde, car il fut parfaitement heureux, jamais interrompu par aucun trouble, ni terni par le moindre intérêt » (p. 149). On comparera ces aventures lestes à l’enthousiasme pudique de Jean-Jacques Rousseau au livre V de ses Confessions, à propos de l’idylle à trois avec Claude Anet et Mme de Warens.
Les aventures érotiques s’enchaînent désormais, et s’entremêlent. C’est l’épisode de la « Cavamacchie », alias Juliette, qui le fait se travestir, et lui colle une gifle retentissante alors qu’il tente d’en profiter. Dès cet âge, Casanova évoque spontanément une « infidélité » à Nanette et Marton (p. 105), c’est-à-dire qu’il se considère lié aux deux sœurs indifféremment, comme quoi le polyamour n’est pas une invention récente ! On relève la scène où le jeune homme viole quasiment une jeune mariée dans une diligence, en profitant de l’orage (p. 111). Quand il rencontre pour la première fois des personnages qu’il reverra, Casanova a ce genre de formule : « Je parlerai de lui dans douze ans d’ici » (p. 118), qui aligne la narration sur la vie réelle. À 18 ans, C. fait un séjour au séminaire. Il en profite pour tenir quelques propos sur les « manustruprations », mentionnant le fameux docteur Tissot (voir cet article) : « Les supérieures des couvents de filles montrent dans cette matière beaucoup plus de sagesse que les hommes. Elles savent par expérience qu’il n’y a pas de filles qui ne commencent à se manstuprer à l’âge de sept ans, et elles ne s’avisent pas de leur défendre cette puérilité, quoiqu’elle puisse engendrer des maux dans elles aussi ; mais en moindre quantité à cause de la ténuité de l’excrétion » (p. 123). À cet âge de 18 ans toujours, Casanova reçoit d’une Grecque le cadeau de sa première maladie vénérienne, qu’il annonce avec tant de « gaze » que l’on ne comprend pas de quelle maladie précisément il est question ; tout au plus sait-on qu’il est remis « en parfaite santé » en six semaines par un « spagyrique » (p. 132). Le jeune homme a le priapisme facile, par exemple se promenant avec une jeune fille (la fille du comte de Bonafede, qu’il retrouvera dix ans après, et qui deviendra folle, au sens propre, de lui), il appelle cela « j’étais devenu indécent » (p. 141). C. semble sincère sur sa scélératesse de séducteur : « Cette bonne foi de ma part diminua toujours dans la suite jusqu’à ce qu’elle parvînt à un tel degré de faiblesse qu’il ne m’en reste aujourd’hui que l’ombre » (p. 142). Le narrataire est un « Homme d’esprit » (p. 147), que C. voudrait « désabuser ». Avec une belle métaphore filée de la femme en tant que frontispice d’un livre, C. rend hommage aux pieds féminins, dont il semble fétichiste avant la lettre : « Le frontispice de la femme va aussi du haut en bas comme celui d’un livre, et ses pieds, qui intéressent tant des hommes faits comme moi, donnent le même intérêt que donne à un homme de lettres l’édition de l’ouvrage. La plus grande partie des hommes ne prend pas garde aux beaux pieds d’une femme, et la plus grande partie des lecteurs ne se soucie pas de l’édition » (p. 146). Après avoir couché avec une « misérable laide coquine » (p. 151), voilà une seconde maladie vénérienne (« vilaines marques de la même maladie, dont il n’y avait pas encore deux mois que j’étais guéri », p. 153), dont il guérit par quinze jours de régime (p. 158). Au lazaret, en quarantaine, il connaît une aventure plus que rocambolesque avec une esclave grecque qu’il fait passer à la moitié du corps à travers une planche ôtée au balcon ! Puis elle lui promet de lui donner « une boîte remplie de diamants » (p. 162) pour la racheter, motif trop imité des Mille et une nuits pour être vrai !

Sur la route de Naples, il couche dans la maison d’un paysan où un « sbire sodomite » (p. 170) ivre veut abuser de lui : « Aurais-je pu deviner que j’étais en compagnie de ces maudits ennemis de tout le genre humain ? Mais ce n’est pas tout. Le brutal cochon, à peine couché, plus avec l’action qu’avec la parole me déclare son infâme dessein d’une façon qui me force à le repousser par un coup que je lui donne à la poitrine, et qui le fait tomber à bas du lit. Il jure, il se relève, et il retourne à l’assaut sans entendre raison. Je me décide à me traîner dehors, et à me mettre sur un siège, remerciant DIEU qu’il ne s’y oppose pas, et qu’il se soit d’abord endormi » (p. 169). Le lendemain, ce sont deux femmes qui tentent quasiment de violer Casanova et un moine (qui ressemble au personnage de L’Emmerdeur, le film d’Édouard Molinaro ; motif que l’on retrouvera dans l’épisode des Plombs), et qu’il finit par laisser faire, amusé par le tapage du moine (p. 171). Plus loin, il finit par dormir « avec [s]es culottes […] par une précaution que je croyais nécessaire dans un pays où le goût antiphysique [l’homosexualité] est commun » (p. 182).
À peine arrivé à Naples C. refuse les places qu’on lui propose, et repart aussi sec pour Rome où l’attend la gloire. Dans la voiture où il monte, il fait la connaissance d’un avocat, sa femme (Dona Lucrezia) et sa belle-sœur. Ils dorment dans la même chambre, et C. est jaloux de voir la belle rejoindre son mari dans son lit, mais le lendemain, il croit parvenir à ses fins en profitant d’une escarmouche de soldats dans la rue qui pousse le mari à sortir de la chambre pour voir ce qui se passe. Encore une anecdote rocambolesque, C. rejoint les sœurs dans le même lit, qui casse, et ne sait pas trop à laquelle il a affaire, juste le temps d’avoir les « mains poisseuses » (p. 194) avant le retour du mari (épisode superbement mis en images par Stefano Mazzotti). Et voici notre garçon, enfin notre homme à Rome : « Ce fut le lendemain premier d’octobre de l’année 1743 que j’ai enfin pris la résolution de me faire raser. Mon duvet était devenu barbe. Il me parut de devoir commencer à renoncer à certains privilèges de l’adolescence » (p. 198). Symboliquement, c’est en même temps qu’il décide d’apprendre sérieusement le français, à l’instigation du cardinal Troiano Acquaviva d’Aragona qui le protège à Rome : « Il faut, me dit-il, que vous vous appliquiez bien vite à apprendre le français. C’est indispensable » (p. 198). L’ambiance romaine n’est pas vraiment cul serré. Un jeune abbé se vante en public d’avoir « quitté le service du cardinal B. » parce que cette excellence recherchait « certains services extraordinaires qu’elle exigeait en bonnet de nuit » (p. 203). Autre rencontre : « Je vois entrer un abbé à figure attrayante. Ses anches (sic), et ses cuisses me font croire que c’est une fille déguisée : je le dis à l’abbé Gama, qui me répond que c’était Bepino della Mamana fameux castrato. L’abbé l’appelle, et lui dit en riant que je l’avais pris pour une fille. L’impudent me regarde et me dit que, si je voulais aller passer la nuit avec lui, il me servirait également soit en fille, soit en garçon » (p. 203). C. fréquente assidument la famille de l’avocat, et baise avec Dona Lucrezia dans son carrosse ! « ne sachant que trop que nous n’avions qu’une demi-heure, nous devînmes dans une minute un seul individu » (p. 206). Il en profite pour nous prodiguer une maxime anti-donjuanesque : « Malheureux ceux qui croient que le plaisir de Vénus soit quelque chose à moins qu’il ne vienne de deux cœurs qui s’entr’aiment, et qui se trouvent dans le plus parfait accord » (p. 207) [1]. Cette considération ne l’empêche pas de se taper la sœur de Lucrèce (encore le motif des deux sœurs), dans une scène trop belle pour être vraie (p. 223). À Rome C. fréquente un autre cardinal, S.C., un homme moins cultivé, et conscient de l’être, qui lui demande d’écrire pour lui des vers pour séduire une marquise, que C., cela ne nous étonne pas, entreprend de séduire à son compte. Un de ces écrits est l’occasion d’une allusion alambiquée à l’homosexualité du roi de Prusse Frédéric II (p. 229). L’implication de C. dans une affaire de mœurs où il aide une jeune fille en compromettant son cardinal, l’oblige à quitter Rome sur ordre de ce dernier pour… Constantinople, ville qu’il désigne au hasard par défi.

Sur le chemin de l’exil, il fait la connaissance de la famille du faux castrat Bellino-Thérèse et de ses sœurs et son frère, Pétrone. Ce dernier est un « vrai giton » ; « cela n’est pas rare dans la bizarre Italie, où l’intolérance dans cette matière n’est ni déraisonnée comme en Angleterre, ni farouche comme en Espagne » (p. 250). Amoureux du castrat, dont il refuse farouchement de croire que ce n’est pas une fille, il se tape en attendant les deux sœurs (quelle manie !), sans trop de désir (« Je lui ai fait présent de trois doblons qu’elle dut aimer mieux que des serments d’une constance éternelle. Serments absurdes que l’homme n’est pas en état de faire à la plus belle de toutes les femmes » (p. 253). Les pages consacrées à la révélation du sexe véritable de Bellino-Thérèse sont parmi les plus troublantes des Mémoires, puisque Casanova y joue à fond la carte du « trouble dans le genre » : « je n’ai jamais pu détacher mes yeux de cet être que ma nature vicieuse me forçait à aimer et à croire du sexe dont j’avais besoin qu’il fût » (p. 257). C. insiste plus que lourdement pour voir, puis toucher le sexe, ou ce qu’il en restait, du castrat vrai ou faux ; il se demande si ce qu’il a entrevu est un « clitoris monstrueux » ou autre chose. Cela entraîne des périphrases parmi les plus absconses du volume ; ex : « J’ai vu Bellino vrai homme ; mais homme méprisable tant par sa dégradation que par l’honteuse tranquillité dans laquelle je l’ai vu dans un moment où je ne devais pas voir avec évidence la marque de son insensibilité » (p. 258). Si vous comprenez ce que cela veut dire, faites-moi signe ! L’homophobie (avant la lettre) de C. s’exprime à l’occasion : « après que je vous aurai reconnu pour homme il me sera impossible de poursuivre à vous aimer. C’est une abomination pour laquelle, Dieu soit loué, je ne me sens aucun goût » (p. 260) ; mais Bellino trouve à y répondre des arguments qui révèlent une réflexion en avance sur son temps sur l’ambiguïté sexuelle. Relevons aussi une superbe périphrase de l’anus : « Vous parviendriez enfin à me menacer la mort, si je vous défendais de pénétrer dans un temple inviolable, dont la porte ne fut faite par la sage nature que pour être ouverte au sortant » (p. 262). Quant il s’avère enfin que Bellino est bien une femme travestie en castrat, ils font l’amour, et le jeune C. nous en apprend sur ses capacités étonnantes : « Deux minutes s’étaient à peine écoulées que sans rompre notre éloquent silence nous travaillâmes d’accord à nous entrerendre des nouvelles assurances de la réalité de notre bonheur mutuel […] moi ne voulant jamais parvenir de nouveau au bout de ma carrière. Je fus toute ma vie dominé par la peur que mon coursier récalcitre à la recommencer, et cette économie ne me parut jamais pénible, car le plaisir visible que je donnais composa toujours les quatre cinquièmes du mien » (p. 265). Le récit enchâssé de l’histoire d’amour de Bellino pour le (vrai) castrat Salimbeni pose une question importante sur l’évolution des mœurs. En effet, si on lit bien, Thérèse avait 13 ans lorsqu’elle devint l’amante du castrat, âge confirmé par les propos rapportés lorsque celui-ci lui propose de se faire passer pour castrat : « quand dans une année ou deux tu gagneras de la gorge, ce ne sera rien ; puisque en avoir trop est le défaut ordinaire de tous nous autres » (p. 267). C. rapporte avec précision la description par Thérèse du sexe postiche que le castrat lui donna, et ces précision physiologiques fréquentes ne sont pas le moindre intérêt des Mémoires, dont on n’oublie pas qu’ils sont d’un homme des Lumières : « C’est une espèce de petit boyau long, mou et gros comme le pouce de la main, blanc, et d’une peau très douce […] » (p. 268). C. se fait presque fétichiste, puisqu’il lui demande : « Laisse, je t’en prie, que je te voie de nouveau avec le singulier meuble que Salimbeni t’a donné » (p. 270). Pour sa vie factuelle, C. en est à cesser de se faire passer pour abbé, mais se présente plutôt comme militaire. De passage à Venise, C. renoue avec Nanette & Marton (cela faisait longtemps qu’il ne s’était tapé deux sœurs !) : « j’ai eu plaisir de voir les nièces obligées par leur tante même à venir m’installer dans ma chambre. La première nuit elles couchèrent avec moi toutes les deux, et dans les suivantes elles se donnèrent le change ôtant de la cloison une planche par laquelle l’amoureuse passait et repassait. Nous fîmes cela très sagement sans crainte de surprise. Nos portes étant fermées, si la tante eût fait une visite à ses nièces, l’absente aurait eu le temps de repasser, et remettre la planche ; mais cette visite ne se vérifia jamais » (p. 291).

Tome Second

Nous sommes à peu près en 1744 (C. se fiche de la vraie chronologie), C. a 19 ans, et s’embarque pour le Levant. Il fait étape à Osara, où il avait passé un an auparavant. Un chirurgien l’accueille avec reconnaissance, et c’est un des passages les plus pince-sans-rire : « j’ai gagné beaucoup d’argent, je l’ai mis à profit, et c’est vous, Dieu vous bénisse, qui avez fait ma fortune. — Comment cela ? — Voici toute la courte histoire. Vous avez communiqué une galanterie à la gouvernante de D. Jerome, qui l’a donnée à un ami, qui de bonne foi la partagea avec sa femme. Cette femme à son tour la donna à un libertin qui en fit un si grand débit qu’en moins d’un mois j’ai vu dans mon magistère une cinquantaine de clients, et des nouveaux dans les mois suivants, que j’ai tous guéris, me faisant comme de raison bien payer. J’en ai encore quelques-uns ; mais dans un mois je n’aurai plus personne, car la maladie n’existe plus. Quand je vous ai vu je n’ai pu m’empêcher de me réjouir. J’ai vu dans vous un oiseau de bon augure. Puis-je me flatter que vous resterez ici quelques jours pour la renouveler ? » (p. 299). En escale à Cerigo (Cythère), rencontre de deux maquereaux à la Molière : « Notre prétendu crime, qui n’en est un nulle part, est l’habitude que nous avions de vivre avec nos maîtresses, et de n’être pas jaloux de ceux de nos amis qui les trouvant jolies, se procuraient avec notre consentement la jouissance de leurs charmes » (p. 302).

Arrivé à Constantinople, C. se présente chez Osman bacha de Caramanie, ci-devant comte de Bonneval, général français converti. C. est surpris du fait que le converti consomme de l’alcool, et celui-ci évoque la tolérance des Turcs, la dispense de circoncision qu’il a obtenue (p. 303). Il fait aussi la connaissance d’Ismail, dont l’âge n’est pas précisé, mais qui a été ministre. C’est avec lui qu’il connaîtra sa première expérience plus ou moins homosexuelle, d’abord par une tentative repoussée : « ce Turc après m’avoir reçu et traité on ne peut pas plus noblement m’invita à faire un tour de promenade dans un petit jardin, où dans un cabinet de repos il lui vint une fantaisie que je ne trouvai pas de mon goût : je lui ai dit en riant que je n’étais pas amateur de la chose, et enfin las de sa tendre insistance, je me suis levé un peu brusquement. Ismaïl alors, faisant semblant d’approuver ma répugnance, me dit qu’il avait badiné » (p. 315). C. devient ami avec Josouff Ali, un homme sage de 60 ans, qui avant de lui proposer sa fille en mariage, l’interroge : « Il me demanda si j’étais marié. Je lui ai répondu que non et que j’espérais de ne me jamais trouver dans le cas de contracter ce lien » (p. 316). Ils en viennent à parler de masturbation : « La manstupration est aussi un crime chez vous. — Plus grand même que la copulation illégitime. — Je le sais ; et c’est ce qui m’a toujours surpris, car tout législateur qui fait une loi dont l’exécution est impossible est un sot » (p. 317 ; suivent des considérations sur la différence entre filles et garçons sur ce point).
De retour chez Ismail, celui-ci trouve un habile moyen, qu’on dirait extrait d’un conte, d’amener C. à se satisfaire de son commerce : il amène en catimini son jeune ami dans un cabinet obscur, et c’est l’invention du peep show (on pourrait aussi bien utiliser le terme « candaulisme », même si, ici, cela va plus loin, car Candaule jouit de Gygès !), passage très en avance sur son temps, qu’il faut citer intégralement : « nous voyons presque sous nos yeux trois filles toutes nues, qui tantôt nageaient, et tantôt sortaient de l’eau montant sur des degrés de marbre, où debout, ou assises elles se faisaient voir, pour s’essuyer, dans toutes les postures. Ce charmant spectacle ne put pas manquer de m’enflammer sur-le-champ, et Ismaïl, se pâmant de joie, me convainquit que je ne devais pas me gêner, m’encourageant au contraire à m’abandonner aux effets que cette vue voluptueuse devait éveiller dans mon âme, m’en donnant lui-même l’exemple. Je me suis trouvé, comme lui, réduit à me complaire dans l’objet que j’avais à mon côté pour éteindre le feu qu’allumaient les trois sirènes que nous contemplions tantôt dans l’eau, et tantôt dehors, qui sans regarder la fenêtre paraissaient cependant n’exercer leurs jeux voluptueux que pour brûler les spectateurs qui s’y tenaient attentifs à les regarder. J’ai voulu croire que la chose était ainsi, et je n’ai eu que plus de plaisir, et Ismail triompha se trouvant condamné à remplacer là où il était l’objet distant que je ne pouvais pas atteindre. J’ai aussi dû souffrir qu’il me fasse raison. J’aurais eu mauvaise grâce à m’y opposer, et d’ailleurs je l’aurais payé d’ingratitude, ce dont je n’étais pas capable par caractère. Je ne me suis jamais de ma vie trouvé ni si fou, ni si transporté. Ne sachant pas laquelle des trois nymphes était ma Vénitienne chacune dut me la représenter à son tour aux dépens d’Ismail, qui me paraissait devenu calme. Ce brave homme me donna le plus agréable de tous les démentis et goûta la plus douce de toutes les vengeances ; mais s’il voulut être payé il dut payer. Je laisse au lecteur l’embarras de calculer lequel de nous deux y a mieux trouvé son compte, car il me semble qu’lsmaïl ayant fait tous les frais la balance doit pencher de son côté. Pour ce qui me regarde je n’y suis plus retourné, et je n’ai conté l’aventure à personne. La retraite des trois Sirènes mit fin à l’Orgie, et pour nous, ne sachant que nous dire, nous ne fimes qu’en rire » (p. 326). C’est là le script de nombre d’aventures modernes. Le hasard me met sous les yeux en même temps que cette lecture le sketch intitulé « Franche amitié virile » dans Histoires inavouables, d’Ovidie & Jérôme d’Aviau (Delcourt, 2013), qui ne fait que moderniser le script des potes qui se branlent en matant un porno. Pour information, voilà comment est censuré ce passage dans l’édition de la Sirène, qui fut la seule disponible jusqu’en 1960 : « Nous entrâmes, et, la lune donnant en plein sur les eaux du bassin, nous vîmes trois nymphes qui, tantôt nageant, tantôt debout ou assises sur les degrés de marbre, s’offraient à nos yeux sous tous les points imaginables et dans toutes les attitudes de la grâce et de la volupté. Lecteur, je dois vous épargner les détails du tableau, mais, si la nature vous a donné un cœur ardent et des sens à l’avenant, vous devez deviner le ravage que ce spectacle unique et ravissant dut faire sur mon pauvre corps ».
C. tente d’ôter le voile de l’épouse vierge du vieux Josouff. Elle le menace de le dénoncer. Bonneval, à qui il raconte sa déconvenue, se moque : « Vous avez joué une farce à la française, quand vous deviez en agir en homme. Quel besoin aviez-vous de vous procurer la vue de son nez ? Vous auriez dû aller à l’essentiel. […] Vous lui avez donné une méchante idée de la valeur des Italiens. La plus réservée des femmes turques n’a la pudeur que sur sa physionomie ; d’abord qu’elle la tient couverte elle est sûre de ne rougir de rien. — Elle est vierge. — Cela est bien difficile, car je connais les Sciottes ; mais elles ont l’art de se faire croire telles très facilement » (p. 329).
C. quitte Constantinople pour Corfou. Voici en deux lignes une déontologie du récit de voyage anti-pittoresque : « C’est dans ce moment que je dois faire à mon lecteur la description de Corfou pour lui donner une idée de la vie qu’on y faisait. Je ne parlerai pas du local, que tout le monde peut connaître » (p. 331). Une remarque étonnante sur la balance entre amour et jeux, le premier étant considéré comme un divertissement : « Ceux qui étaient mariés, si leurs femmes étaient jolies, avaient le plaisir de voir leurs maisons fréquentées par les galants qui aspiraient à leurs bonnes grâces, mais on ne voyait pas des fortes passions, car à Corfou il y avait alors beaucoup de courtisanes ; et les jeux de hasard étant permis partout, l’amour filé ne pouvait pas avoir grande force » (p. 331). En passant, une rare allusion nostalgique au temps de l’écriture : « car j’avais alors trente dents, dont il était difficile d’en voir de plus belles. De ces trente dents il ne m’en reste aujourd’hui que deux ; vingt-huit sont parties avec plusieurs autres outils ; mais dum vita superest, bene est [« tant qu’il reste la vie, c’est bien », citation de Mécène reprise par La Fontaine.] » (p. 346). C’est à Corfou que C. connaît un grand amour pour « Mme F. » ; mais auparavant lui arrive une mésaventure rocambolesque. Son domestique se fait croire mort et passer pour prince. Toute l’île le croît, sauf C., qui, le coquin l’ayant souffleté, le rosse d’importance et le laisse presque mort (p. 343 ; une des scènes fameuses où C. révèle son caractère). Comme on veut l’arrêter, il prend le premier bateau sans repasser par chez lui, et s’installe sur une île au hasard, où il établit à ses frais une petite compagnie de « vingt-quatre garçons », et profite du local : « Mes largesses m’avaient concilié l’amour de toute l’île. Ma cuisinière qui m’avait trouvé des couturières pour me coudre des chemises espérait que je deviendrais amoureux de quelqu’une, et non pas de toutes ; j’ai surpassé ses espérances, elle me procura la jouissance de toutes celles qui me plurent, et elle me trouva reconnaissant » (p. 349). La consommation des femmes du peuple, qui confine souvent au viol, cohabite chez C. avec le respect plus ou moins scrupuleux des femmes de son monde. Disons que Casanova casanovise avec les aristocrates, et donjuanise avec la populace… De retour à Corfou, après que, le coquin ayant été démasqué, on eut reconnu qu’il avait eu tort d’avoir eu raison, C. retrouve « Mme F. », et la courtise en lui racontant ses histoires, intéressante mise en abîme du livre lui-même, et du juste milieu nécessaire à l’évocation de la sexualité, et en même temps inatteignable : « Elle m’engagea à lui conter tout ce qui m’était arrivé à Constantinople, et je n’ai pas eu lieu de me repentir. Ma rencontre avec la femme de Josouff l’intéressa infiniment, et la nuit que j’ai passée avec Ismail assistant au bain de ses maîtresses l’enflamma si fort que je l’ai vue ardente. Je gazais tant que je le pouvais ; mais quand elle me trouvait obscur, elle m’obligeait à m’expliquer un peu mieux, et elle ne manquait pas de me gronder quand je m’étais fait comprendre me disant que j’avais parlé trop clair » (p. 356). Quelques pages plus loin, on atteint au performatif, puisque le récit devient un adjuvant de la drague ; et l’on comprend mieux la nature du plaisir égoïste qu’éprouve le vieux archiviste de Dux à rédiger ses mémoires, en dehors de tout espoir de publication ! « Dites ; mais ne nommez pas les choses par leur nom : c’est le principal. Après ce nouvel ordre je lui ai dit, sans la regarder au visage, tout ce que j’ai fait à la Grecque en présence de Bellino ; et ne l’entendant pas me répondre, j’ai tourné le propos sur une autre matière. Je me voyais sur un excellent pied ; mais en devoir d’aller à pas comptés, car, jeune comme elle était, j’étais sûr qu’elle ne s’était jamais mésalliée, et la mienne devait lui paraître une mésalliance du premier ordre. Mais voici la première faveur que je me suis procurée d’une espèce toute singulière. Elle s’est piquée fort avec une épingle le doigt du milieu, et n’ayant pas là sa femme de chambre, elle me pria de le lui sucer pour en épuiser le sang. Si mon lecteur a jamais été amoureux, il peut se figurer comment je me suis acquitté de cette commission ; car qu’est-ce qu’un baiser ? Ce n’est autre chose que le véritable effet du désir de puiser dans l’objet qu’on aime. Après m’avoir remercié elle me dit de cracher dans mon mouchoir le sang que j’avais sucé. — Je l’ai avalé madame, et Dieu sait avec quel plaisir. — Avalé mon sang avec plaisir ? Êtes-vous de race d’anthropophages ? » (p. 361). Toutes ces manigances aboutissent à ce qu’il passe au service de M. et Mme F., et loge chez eux, à la porte de sa maîtresse ! « Me voilà donc comme la salamandre dans le feu où je désirais d’être » On se rappelle l’usage tout différent de l’image de la salamandre dans la préface. Le thème de l’anthropophagie est repris quand, parvenu difficilement à conquérir une tresse des cheveux de sa maîtresse, C. les réduit en poussière et demande à un « confiturier juif » d’en faire des dragées : « Je jouissais pensant que je mangeais quelque chose, qui était elle » (p. 377). On passe progressivement aux choses sérieuses, mais Mme F. se refuse à le laisser « pénétrer dans le sanctuaire », ce qui donne lieu à un salmigondis de périphrases dont on se demande si elles ont pour but de « gazer », ou de renforcer l’érotisme, à la façon d’une petite culotte de dentelle : « l’amour doit souffrir que nous le tenions en bride, et rire qu’en dépit de la dure loi que nous lui imposions nous ne parvenions pas moins à la douce crise qui le calme » ; « Nos désirs allaient renaître, et nous nous disposions à leur faire raison, lorsque je la vois jeter un coup d’œil sur mon état d’innocence entièrement exposé à sa vue : elle semble se fâcher ; et après avoir jeté loin d’elle tout ce qui ne pouvait que rendre plus incommode la chaleur, et diminuer mon plaisir, elle s’élance contre moi. J’ai cru de voir quelque chose de plus qu’une fureur : j’ai vu un acharnement. […] Le plaisir suprême m’a causé une mort subite, dont tu n’as pas partagé les délices. Laisse donc, glorieux objet de mes vœux, que je te rende entièrement heureuse. L’amour ne me conserve en vie que pour me rendre maître de mourir encore ; mais pas ailleurs que dans ce paradis, où tu me défends toujours l’entrée. — Ah ! mon cher ami ! Il y a là une fournaise. Comment peut ton doigt y tenir sans qu’un feu qui me dévore ne le brûle ? Ah ! mon ami ! Cesse. Serre-moi de toute ta force. Mets-toi près du tombeau ; mais n’aie garde de t’y enterrer » ; « Ici pas ; mais tu es le maître des avenues, et des pavillons » (pp. 382/384, puis 386 ; passage à cheval sur les chapitres 4 et 5 du Tome II). [2] Le lendemain, hourra ! « elle se livre, elle me laisse pénétrer dans le sanctuaire, et mon âme enfin nage dans le bonheur ; mais elle ne me garde qu’un seul instant » (p. 387). Furieux, il passe son dépit sur une courtisane, et le voilà « victime de cette peste pour la quatrième fois », sauf que cette fois-ci, c’est du lourd : « je me disposais à un régime qui en six semaines m’aurait rendu ma santé sans que personne le sût ; mais je me trompais encore. Melulla m’avait communiqué tous les désastres de son enfer, et en huit jours j’en ai vu tous les pitoyables symptômes » (p. 390). Une note nous signale qu’il s’agirait d’une « urétrite gonococcique associée à une orchite » (p. 1243), et nous recommande un essai de Jean-Didier Vincent, Casanova, la contagion du plaisir, Odile Jacob, 1990, ouvrage que j’emporterai à la plage à la prochaine occasion !

Fini de faire le fou à Corfou, c’est le retour à Venise. C. y obtient des nouvelles de Nanette, devenue comtesse, et de Marton, religieuse (p. 394) ! Il se résigne à gagner sa vie en médiocre violoniste de théâtre. On a l’impression d’une déchéance, mais il n’a que vingt ans ! (p. 396). Il s’encanaille avec des voyous ; ils persécutent des putains (p. 397), pratiquent ce qu’on appellerait aujourd’hui le viol en bande organisée, et qui n’était qu’une mauvaise plaisanterie (p. 400). Cela ne dure guère, car la chance amène C. à secourir un sénateur victime d’un infarctus. Celui-ci vit avec trois amis, que C. séduit, selon ses dires, par ses charlataneries plus ou moins cabalistiques. Le lecteur qui lit entre les lignes se rappellera que le beau Jacques n’a que vingt ans, est très beau, très grand, bon baiseur auprès des dames, et a déjà tâté du mâle, ce qui relativisera peut-être la crédulité des sénateurs… Voyez plutôt la règle de vie fort étrange de ces messieurs : « Ces trois seigneurs étaient non seulement chrétiens très fidèles à leur religion ; mais dévots, et scrupuleux : ils étaient tous les trois célibataires, et tous les trois devenus ennemis irréconciliables des femmes après y avoir renoncé. C’était selon eux la condition principale que les esprits élémentaires exigeaient de tous ceux qui voulaient avoir un commerce avec eux. L’un excluait l’autre » (p. 408). Casanova et les trois vieillards passent une sorte de contrat universel à quatre, ou du moins il est comme adopté par M. de Bragadin, celui qu’il a sauvé, avec l’assentiment des autres amis, et tout le monde cohabite dans cette communauté hippie aristocratique (p. 410) ! Au hasard d’une nouvelle aventure rocambolesque avec une femme perdue dont on ne connaît que les initiales « A.S. », on relève deux mots censurés désignés par les initiales suivies de points de suspension : « mac… » pour « maquereau », et « b… » pour « bordel » (p. 428), ce qui a de quoi étonner, comme l’abus de périphrases dans un texte que l’auteur ne pensait pas vraiment publier. C’est peut-être un signe qu’il n’abandonna jamais l’espoir de le faire publier, peut-être s’il avait vécu assez longtemps pour que beaucoup des personnages cités soient morts ? De la femme qu’il a sauvée du déshonneur et dont il a joui de la fleur, il conserve en souvenir « des cheveux pour m’en faire une tresse pareille à celle que je conservais encore pour ne pas perdre le souvenir de M. F. » (p. 434). Une femme chasse l’autre : C. fait la connaissance par hasard d’une villageoise, Christine, venue à Venise avec son oncle, un abbé, pour y trouver un mari en quinze jours. « Mais croyez-vous, lui dis-je, qu’un mariage se fasse comme une omelette ? Quinze jours à Venise ne sont rien. Il faut y passer au moins six mois » (p. 440). Pour embobiner la drôlesse, C. la donjuanise en prétendant que ses jolis yeux noirs sont teints et non de couleur naturelle. Ils font un bout de chemin ensemble et partagent une chambre d’hôtel. C. est stupéfait de voir que la jeune fille « couchait toute nue avec le curé son oncle, vieux il est vrai, dévot, très éloigné de tout ce qui aurait pu rendre cette disposition illicite, tout ce qu’on voudra, mais le curé était homme, et il devait l’avoir été, et savoir qu’il s’exposait au danger. Ma raison charnelle trouvait cela inouï. La chose était innocente je n’en doutais pas, et si innocente que non seulement ils ne s’en cachaient pas ; mais ils ne supposaient pas que quelqu’un le sachant pourrait penser à mal […]. Dans la suite du temps, j’ai trouvé cela commun chez les bonnes gens dans tous les pays où j’ai voyagé ; mais, je le répète, chez les bonnes gens. Je ne me mets pas dans ce nombre » (p. 447). En l’absence de l’oncle curé, la scène d’amour est intéressante, car C. prétend n’avoir pas eu la volonté de coucher avec la donzelle, et il raconte avec un style inimitable comment les choses se font d’elles-mêmes, puis se trouve bien embêté : « Une heure après nous paraissons calmes, et nous nous entreregardons. Christine rompt la première le silence, et me dit de l’air le plus tranquille, et le plus doux : « Qu’avons-nous fait ? — Nous nous sommes mariés. — Que dira demain mon oncle ? » (p. 449). C’est là que C. se montre en anti-Don Juan : « Pas plus tard que le lendemain je me suis décidé à faire le bonheur de Christine sans l’épouser. J’avais eu cette idée quand je l’aimais plus que moi-même. Après la jouissance, la balance s’était tellement penchée de mon côté que mon amour-propre se trouva supérieur à celui qu’elle m’avait inspiré par ses charmes. Je n’ai pu me résoudre, me mariant, à renoncer aux espérances attachées à mon état exempt de tout engagement. Malgré cela je me suis trouvé invinciblement esclave du sentiment. Celle d’abandonner cette innocente fille était une noire action qui n’était pas en ma puissance : la seule idée me faisait frémir. Elle pouvait être grosse, et je frissonnais me l’imaginant devenue l’opprobre de son village, me détestant, se haïssant, et ne pouvant plus espérer de trouver un mari digne d’elle étant devenue elle-même indigne de le trouver. Je me suis mis à l’entreprise de lui chercher un mari qui à tous égards aurait valu mieux que moi. Un mari fait non seulement pour qu’elle me pardonne l’affront que je lui avais fait, mais pour qu’elle parvînt à chérir ma tromperie et m’en aimer davantage » (p. 451). C. finit par trouver la perle rare, « un très beau garçon qui avait des mœurs, et le bel âge de vingt-deux ans » (p. 454) ; ce Charles cherche une dot « pour acheter une charge qu’il occupait déjà », et se fiche de la fille qu’on lui fourgue pour prix de la dot. Il est donc charmé quand il se trouve que la dot s’accompagne d’une fort belle donzelle forte en café, sélectionnée par Jacques Vabre, euh, Jacques Casanova ! Et donc aurait bien tort de se plaindre de la découvrir « différente d’une vierge » (p. 458). Tout est bien qui finit bien !

Suit une période où C. s’amuse à la campagne à quelques fourberies en joyeuse compagnie. La surenchère l’amène à une farce macabre où il arrache le bras d’un mort de fraîche date dans un cimetière, pour effrayer un mauvais camarade, qui en resta stupide « tout le reste de sa vie » (p. 469). Les notes identifient une nouvelle dont aurait pu s’inspirer C., et il en va de même pour beaucoup de ses histoires, d’amour ou non. Il se trouve que de retour à Venise, il tombe sous le coup de deux accusations, celle de la farce macabre, et celle d’un viol. Voilà comment il se défend du viol ; cela montre le préjugé de classe de C., qui se comporte en Casanova avec le haut du panier féminin, et en Alexandre de Médicis avec les filles du peuple : « Dans le tel jour, j’ai vu la telle femme avec sa fille. Une boutique de Malvoisie se trouvant dans la même rue où je l’ai trouvée je les ai invitées à y entrer. La fille s’étant refusée à mes caresses, la mère me dit qu’elle était pucelle, et qu’elle avait raison de ne pas se laisser aller sans en profiter. M’ayant permis de m’en convaincre par ma main, j’ai connu que cela pouvait être, et je lui ai offert six sequins […]. Mon offre fut reçu (sic) […] Le fait est que la fille, lorsque j’ai voulu venir à l’affaire, commença à jouer d’escrime, me mettant par là toujours à faux. Dans le commencement ce jeu me fit rire, puis me fatiguant, et m’ennuyant je lui ai sérieusement dit de finir. Elle me répondit avec douceur que si je ne pouvais pas ce n’était pas sa faute. Connaisseur de ce manège, et ayant eu la bêtise de payer d’avance, je n’ai pas pu me déterminer à en être la dupe. Au bout d’une heure j’ai mis la fille dans une posture, où il lui était impossible d’exercer son jeu ; et pour lors elle se dérangea. — Pourquoi ne te tiens-tu pas comme je t’ai mise, ma belle enfant ? — Parce que de cette façon-là je ne veux pas. — Tu ne veux pas ? — Non. Pour lors sans faire le moindre bruit j’ai pris le manche à balai qui était là, et je l’ai rouée de coups. Elle criait comme un cochon ; mais nous étions sur la lagune où personne ne pouvait accourir » (p. 470). Sachant que Musset a lu et apprécié Casanova peu avant d’écrire Lorenzaccio, ce genre de scène a pu lui inspirer la scène d’ouverture de sa pièce, où le duc achète une vierge à sa mère et se comporte en ruffian. Bref, l’affaire étant mal engagée, C. quitte Venise précipitamment pour Milan, où il tombe à l’opéra sur Marine, l’une des sœurs de Thérèse-Bellino. Il la tire des pattes d’un « macq… » (maquereau) dans une scène rocambolesque (p. 471). À Mantoue, arrêté parce qu’il ne respecte pas le couvre feu, il joue aux cartes avec le capitaine beau, et grand jeune homme », boit, et se tape une « fille de joie dégoûtante » (p. 478), ce qui lui vaut immanquablement sa 4e maladie vénérienne, dont il s’est « parfaitement guéri en six semaines par la seule boisson de l’eau de nitre ; mais devant me soumettre à un régime qui m’ennuyait extrêmement. » (p. 479). Comme C. apprend sa mésaventure à l’officier en question, un Irlandais nommé « O.Neilan », s’engage un étonnant dialogue : « C’est un dommage que vous ayez perdu votre santé dans ce cloaque. Si j’avais pu deviner cela, je vous aurais averti. — Vous le saviez donc ? — Je devais bien le savoir, car il n’y a que huit jours que j’ai fait avec elle la même folie, et je crois qu’alors elle se portait bien. — C’est donc à vous que je dois être reconnaissant du présent qu’elle m’a fait ? — C’est une bagatelle : et d’ailleurs vous pouvez guérir, si cela vous amuse. — Est-ce que vous ne vous amusez pas à cela ? — Non en vérité. Un régime m’ennuierait à la mort. Et encore : à quoi bon guérir d’une ch… » (p. 480). Le même Irlandais se voit tailler un costard sur mesure, malgré ses qualités que détaille C. : « Je n’ai jamais trouvé jeune homme plus livré à la débauche que O.Neilan. Je passais les nuits avec lui courant les mauvais lieux ; et il m’étonnait toujours par tout ce qu’il faisait. Quand il trouvait la place occupée par quelque bourgeois, il lui ordonnait de se dépêcher, et s’il le faisait attendre, il lui faisait donner des coups de bâton par un domestique qu’il ne tenait à ses gages que pour lui faire exécuter des ordres de cette espèce. Il le servait positivement comme un mâtin sert un assassin pour terrasser l’homme qu’il veut assassiner. […] Après cette exécution il punissait la catin profanant avec elle la plus essentielle de toutes les actions de l’homme ; et ensuite il s’en allait sans la payer riant de ses pleurs » (p. 481). Suit un épisode rocambolesque où C. abuse de la naïveté d’une paysanne et de son père, en jouant de prétendus pouvoirs occultes : « Mon dessein n’était pas de la rendre amoureuse, car la besogne aurait été trop longue avec une paysanne, mais obéissante, et soumise » (p. 491). Il semble que C. ait nonobstant respecté avec cette « Javotte » « l’abstinence du fruit défendu » (p. 494). On passe alors à un « Fragment du second tome de mes mémoires » qui tient lieu de chapitre XI (p. 495). Nouvelle aventure rocambolesque avec un Hongrois d’âge mûr que C. aide alors qu’il partage son lit avec une jeune maîtresse française travestie. C. parle en latin avec l’homme, langue courante des Hongrois de la haute société, et en français avec la femme, qui n’a aucune langue en commun avec le Hongrois ! Cette mystérieuse Henriette sera un des amours les plus éthérés de C., qui nous vaudra cette réflexion anti-donjuanesque : « Ceux qui croient qu’une femme ne suffise pas à rendre un homme également heureux dans toutes les vingt-quatre heures d’un jour n’ont jamais connu une Henriette. La joie qui inondait mon âme était bien plus grande quand je dialoguais avec elle pendant le jour que lorsque je la tenais entre mes bras pendant la nuit. Henriette ayant beaucoup lu, et un goût naturel, jugeait bien de tout, et sans être savante elle raisonnait comme un géomètre » (p. 534). Plus tard, C. découvre qu’Henriette joue de la viole à la perfection, ce qui décuple son admiration jusqu’aux larmes (p. 543), sentiment révélateur de l’érotique casanovienne. Leur rupture, ou plutôt la rupture d’Henriette pour une raison mystérieuse, est fort romanesque, et laisse inconsolable notre héros… jusqu’à sa prochaine conquête ! Il ne lui faudra que quelques jours pour conquérir une comédienne, et sa 5e MST, une syphilis, soignée en six semaines avec « le grand remède », c’est-à-dire le mercure. En même temps, un « ami » nommé De La Haye lui fait gagner « une maladie beaucoup plus mauvaise que la v… » (vérole) : il « me fit devenir dévot ». C’est à son avis le mercure qui le fit devenir « fanatique » (p. 561). Ledit De La Haye s’est attaché comme mentor à Bavois, un « bon, et beau garçon » fort pieux, au sort duquel il intéresse C., puis grâce à la conversion de C., les trois amis patriciens ennemis des femmes. Quand il rencontre enfin le beau gosse, C. est surpris de ne pas trouver l’original fidèle au portrait : « De la moyenne taille, joli de figure, très bien fait, blond, gai, égal dans tous les moments, parlant bien, avec esprit, et s’énonçant avec modestie, et respect. Les traits de sa figure étaient agréables, et réguliers, il avait des belles dents, des longs cheveux bien plantés, élégamment frisés, et exhalant l’odeur de l’excellente pommade avec laquelle il les cultivait » (p. 566). Bavois n’en impose pas à C., et le fait « rougir d’avoir été la dupe de De la Haye » : « Pieux comme il est, il est devenu amoureux de mon âme, et je l’ai laissé faire. Il m’a fait du bien ; je lui suis reconnaissant, et je l’aime d’autant plus qu’il ne m’ennuie jamais me parlant de dogme, et du salut éternel. C’est arrangé entre nous ». C. ne dit jamais positivement que les relations entre De La Haye et Bavois fussent socratiques, mais laisse le lecteur deviner : « Cet homme qui dans le fond n’aimait rien que son bien-être, qui était avancé en âge, et qui n’avait aucun penchant pour le sexe était celui qui, tel qu’il était fait devait enchanter mes amis » (p. 568). Quelques pages plus loin, Le vieux grigou semble se trouver un nouveau gigolo : « De La Haye se chargea de l’éducation d’un jeune seigneur nommé Félix Calvi, et quelque temps après il le conduisit en Pologne avec lui » (p. 577).

Tome Troisième

Casanova décide de partir en France pour deux ans. Le tome commence par un « Fragment et commencement » qui remplace le chapitre XII. À peine arrivé à Ferrare, voici une nouvelle aventure rocambolesque : une Cattinella que C. connaissait de vue, l’alpague dans la rue, et le fait passer pour un cousin, de façon à tromper sa future ex-belle famille. Il accepte le rôle, et se tape la belle en attendant qu’arrive son gros et gras protecteur, qu’il observe à travers la serrure du réduit où elle l’enferme : « L’amusement ne commença que lorsqu’on porta des bougies, et que Cattinella après avoir fermé la porte alla donner des marques de sa reconnaissance, et de sa tendresse à son gros animal amoureux qui la reçut entre ses bras que son ventre rendait trop courts pour tout ce qu’il voulait entreprendre sur elle » (p. 585). À Turin, C. s’amuse à sa façon avec « la fille de la blanchisseuse » : « je me suis déterminé à l’avoir par surprise, et en usant un peu de violence s’il le fallait, l’attendant au bas de l’escalier dérobé, lorsqu’elle sortait de chez nous après nous avoir porté notre linge ». Il la prend donc « moitié par la douceur, et moitié par la force […] Mais à la première secousse de l’union, qui cependant ne trouva aucun obstacle, un son fort extraordinaire à l’égard du moment, sortant de l’endroit voisin que j’avais rempli, ralentit ma fureur amoureuse, d’autant plus que j’ai vu la succombante porter la main à son visage pour cacher la honte qu’elle ressentait à cause de cette indiscrétion. Après l’avoir rassurée par un éloquent baiser, je veux suivre ; mais voilà un second son plus fort du premier sortant du même endroit. Je le méprise, et vais mon train ; mais voilà le troisième, puis le quatrième, et le cinquième si régulièrement que cela ressemblait à la basse d’un orchestre qui bat la mesure au mouvement d’une pièce de musique » (p. 588). C. s’amuse du fait pendant deux pages, et conclut, pince-sans-rire par cette sentence qui nous intéresse au plus haut point quant à l’évolution de la réflexion sur le lesbianisme : « Ce petit fait m’a donné motif d’observer en anatomie que ce qui sépare le rectum du vagin est absolument de la même substance. J’ai pensé que c’est peut-être pour cette raison que les casuistes ne sont pas tant rigoureux sur la pédérastie féminine, comme ils sont sur la masculine. La femme passe même pour ridicule » (p. 589).
Et voilà notre C. en France. Ces pages fourmillent moins d’amours que de notations morales amusantes et instructives sur les différences culturelles. Dans la lignée de Stendhal, Casanova s’étonne de la politesse française : « La politesse du dialogue est poussée si loin à Paris que souvent elle devient dangereuse. Monsieur, me dit un jour un riche négociant, vous viendrez demain dîner chez moi, et je vous présenterai ma femme : vous verrez une femme qu’en vérité je ne suis pas digne de posséder. Ayant trouvé effectivement cette femme charmante, le mari me demanda si au vrai, je l’avais trouvée telle qu’il me l’avait annoncée. Je lui ai répondu que j’étais de son avis. — Vous croyez donc que je ne la mérite pas ? — C’est vous qui me l’avez dit ; et j’aurais tort de vous donner un démenti » (p. 594). C. se montre anti-révolutionnaire : « On avait souvent le désagrément de voir le despotisme du monarque : c’est vrai ; mais c’était un mal nécessaire qu’on pouvait souffrir en grâce de mille biens dont on jouissait tous dépendants du gouvernement monarchique. […] Mais peut-on comparer à ces petits maux une anarchie générale, un empire effréné d’une canaille roi, qui sûre de l’impunité se porte à tous les excès ? Est-il rien de plus monstrueux qu’un empire qui foule aux pieds le trône, et l’autel ? » (p. 595). C. fréquente les comédiens italiens qui l’hébergent et le protègent, parmi lesquels Silvia, dont il fait l’éloge : « Ses mœurs furent pures. Elle voulut avoir des amis ; jamais des amants. Elle se moqua de ce privilège, dont, en qualité de comédienne, elle aurait pu jouir sans craindre de se faire aucun tort. On l’aurait estimée de même ; mais elle se serait trouvée méprisable. Par cette raison elle gagna le titre de respectable à un âge où il aurait pu paraître ridicule, et presque injurieux à toutes les femmes de son état » (p. 598). Suivent plusieurs exemples satiriques de l’effet de mode en France : « Notre roi, allant à la chasse, il y a quatre ou cinq ans, et ayant envie de boire du ratafia, il s’arrêta au pont de Neuilly, et en demanda au cabaretier. Après en avoir bu un verre, il en demanda un autre, disant qu’il n’avait jamais bu du meilleur ratafia. Il n’a pas fallu davantage pour faire la fortune du cabaretier. En moins de vingt-quatre heures toute la cour et toute la ville sut que si on voulait boire du bon ratafia il fallait aller le boire à Neuilly, car c’était le roi qui l’avait trouvé excellent » (p. 602). C. fait la rencontre marquante de Crébillon père, dont une note nous indique qu’il était presque aussi grand que Casanova : 1,87 m contre 1,91 m selon les indications approximatives de l’époque (p. 605, note 69). Crébillon lui donne pendant un an et demi des leçons de français pour le plaisir de la compagnie. Une anecdote nous apprend que ledit Crébillon « était fort riche dans cette partie qui constitue le sexe masculin : un duc, et pair, qui se croyait plus riche que lui, lui proposa la gageure en présence de plusieurs courtisans : Crébillon, d’un grand sang-froid lui répondit qu’il était prêt ; mais prenez garde à vous, monseigneur, ajouta-t-il, car je ne cède qu’à un âne. Le duc rit, et perdit l’envie de parier » (p. 697). Crébillon fait remarquer à C. ses italianismes, impossibles à supprimer totalement. Cela nous vaut au moins quelques belles anecdotes, par exemple celle-ci : « Mais voilà le fatal compliment qu’elle me fit. Signore sono incantata di vi vedere in buona salute. — Je vous remercie, mademoiselle, mais pour dire en italien je suis charmé, il faut dire ho piacere ; et pour dire de vous voir, il faut dire di vedervi. — Je croyais, monsieur, qu’il fallait mettre comme nous le vi devant. Non mademoiselle, nous le mettons derrière. À ce mot, voilà l’oncle, et la tante qui se pâment de rire, la demoiselle qui rougit, et moi interdit pour avoir dit une sottise de ce calibre ; mais c’était fait » (p. 631).

C. relate plusieurs anecdotes où il admire et s’étonne de la légèreté morale française. Dans toutes les classes de la société, on ne fait pas mystère d’avoir des enfants de lits différents même dans le cadre du mariage. « Je n’étais pas accoutumé à entendre une femme empiéter ainsi sur les droits des hommes » (p. 609) ; « Deux des plus grands seigneurs de la France troquèrent de femmes tranquillement, et eurent des enfants qui portèrent le nom non pas de leur vrai père, mais du mari de leur mère : il n’y a pas un siècle que cela est arrivé : ainsi les Boufflers d’aujourd’hui sont Luxembourg, et les Luxembourg Boufflers » (p. 615). C. fait la connaissance facilement d’une future actrice de 14 ou 15 ans, il ne sait plus : « Elle est jolie à croquer, me dit une d’entre elles, elle est fille de Dubois, elle est très aimable en société dans l’âge où elle est de quatorze ans » (p. 614). Mieux, l’affaire Mimi Quinson lui vaut un procès pour avoir engrossé cette fille de treize ans au moment où, d’après les notes, il la connut (note 182 p. 637). Un prince qu’il fréquente tente de refiler C. à une vieille peau, ce qui nous vaut un joli portrait : « Je vois une femme de soixante ans au moins, une figure couverte de rouge, la peau couperosée, laide, maigre, et flétrie, assise indécemment sur un sopha, qui à mon apparition s’écrie : Ah ! Voilà un beau garçon. Tu es charmant, mon cher prince. Viens t’asseoir près de moi, mon ami […] À peine est-il parti que cette harpie me surprend avec deux lèvres baveuses qui m’offraient un baiser que j’aurais peut-être dû avaler ; et en même temps elle allonge un bras décharné là où sa rage infernale attachait son âme, me disant voyons si tu as un beau… — Ah ! Madame la duchesse… — Tu te retires ? Quoi ? Tu fais l’enfant ? — Oui madame, car… j’ai… — Quoi ? — J’ai la ch… p…. — Ah ! Le vilain cochon » (p. 616). Avec son ami Patu, C. fréquente un bordel, l’hôtel du Roule : « La police de la maison était très sage : tous les plaisirs étaient taxés à un prix fixe, et pas chers. On payait six francs pour déjeuner avec une fille, douze pour dîner, un louis pour y coucher. C’était enfin une maison bien montée, dont on parlait à Paris avec admiration » (p. 618). C. relate une partie à quatre avec ledit Patu, victime d’un fiasco : « La baccante dut se rendre ; mais elle s’assit telle qu’elle était devant un miroir, et se contemplant elle empoigna une bougie, qui lui servit à faire ce qu’elle n’avait pu faire ni avec Patu ni avec moi » (p. 620). En passant, C. vend son ami Voltaire, qui fréquentait au même endroit ! (p. 621). Il fait également la connaissance de Fontenelle, âgé dit-il de 94 ans (93 d’après les notes), et dont il vante les saillies spirituelles. Il fait la connaissance d’un frère et une sœur compatriotes dans le besoin, et les assiste, en résistant à l’envie de séduire la fille, qui tombe dans le griffes de séducteurs. Il lui démontre son intérêt à s’établir comme figurante à l’Opéra, ce qui veut dire être entretenue par un seigneur, place qui se payait à l’époque ! « Ce que j’ai remarqué, entre plusieurs autres singularités à l’Opéra de Paris c’est que toutes les filles qui y représentaient, même les laides, et sans talent, étaient toutes, malgré cela, très à leur aise, car elles avaient toutes un entreteneur riche, qui souvent ne voulait en avoir une en titre que par ambition. Elle était laide ; mais n’importe, car il n’en était pas amoureux. Il lui suffisait, que le parterre pût dire a l’apparition de la fille c’est M. Un tel qui l’entretient. » (p. 654). Nouvelle aventure avec une fille qui « n’avait pas encore quatorze ans », la Morfi. C. en jouit sur plusieurs mois, sans toucher son pucelage, qui « au jugement de sa sœur aînée valait vingt-cinq louis » ; « on ne pouvait pas s’imaginer une plus grande beauté à cet âge-là, car tout dans elle était séduisant précisément parce que rien n’était mûr. Tout était naissant » (p. 658). C. fait faire le portrait de la fillette, que le peintre montre au roi Louis XV, qui « devient curieux de voir l’original » (p. 659). Le roi « après s’être assuré de son royal doigt qu’elle était toute neuve », l’intègre « au Parc-aux-Cerfs où S.M. tenait positivement son sérail » ; cela dure trois ans (p. 661). Nous avons donc eu un roi non seulement polygame, mais pédophile (au regard des normes actuelles). Autre anecdote sur une duchesse à boutons. Son époux la trouve jolie la voyant sans boutons grâce à une pommade, et la visite dans son salon, afin de « lui demander la permission de lui faire un enfant » (p. 667). C’est à cause d’une vexation subie par son frère peintre que C. quitte Paris au bout de deux ans pour Dresde. Il y attrape sa 6e MST (octobre 1752), et le prend en philosophe : « Dans toute ma vie je n’ai fait autre chose que travailler à me rendre malade quand je me portais bien, et à regagner ma santé quand je l’avais perdue. J’ai très bien, et également réussi dans l’un, et dans l’autre, et actuellement je jouis d’une santé parfaite, dont je suis fâché que la nature à mon âge m’empêche de faire dégât. Le mal, que nous appelons français, n’abrège pas la vie quand on sait s’en guérir : il ne laisse que des cicatrices, dont on se console facilement quand on pense qu’on les a gagnées avec plaisir. Avec le même esprit les militaires se plaisent voyant les marques de leurs blessures qui témoignent leur valeur et sont la source de leur gloire » (p. 672). C. évoque Pietro Metastasio qu’il rencontre à Vienne, et relate un on-dit sur le maître de Métastase, qui révèle une étonnante idée reçue sur l’amour des garçons, bien dans l’esprit de l’époque : « Gravina aima constamment son élève et l’institua dans son testament son héritier universel. Dans un endroit de ce testament il l’apostrophe l’appelant suavissime Metastasi. Ce mot suavissime prononcé par un Gravina qui certainement savait tout le génie de la langue latine fit croire à plusieurs qu’il l’avait aimé à la grecque. La chose n’est pas hors de vraisemblance, mais ceux qui examineront bien la vie de Metastasio auront raison d’en douter. Tous les Coridon dans leur jeunesse furent les Alexis de quelqu’un. C’est souvent par esprit de vengeance que l’homme veut traiter un beau jeune homme comme il fut traité lui-même. Or Metastasio ne s’est jamais distingué par aimer quelque beau garçon. Il est donc à présumer que Gravina n’eut pour lui que la plus honnête amitié, et qu’il ne l’a appelé suavissime qu’en considération de la douceur de ces vers » (p. 675). À propos de Vienne, C. évoque la politique impitoyable de l’impératrice Marie-Thérèse envers les prostituées et même les femmes adultères : « la police qui regardait les filles de joie, et même les hommes qui les aimaient était féroce. Des scélérats espions qu’on appelait commissaires de chasteté étaient les bourreaux impitoyables de toutes les filles qui tiraient parti de leurs charmes » (p. 676). Comme quoi nos amis socialistes qui dirigent actuellement notre beau pays, s’ils entreprennent d’abolir la prostitution, le font sans doute en hommage à cette impératrice !

Suite du Troisième Tome

Cette longue « suite », véritable roman érotique, relate une aventure altersexuelle parmi les plus amples de C., ses amours avec la petite C. C. (14 ans), et la belle M. M., sous les auspices de l’abbé de Bernis, C. étant âgé de 28 ans, de retour à Venise. Immédiatement il fait la connaissance d’une femme (« la C. ») et d’un homme, des aventuriers, qui lui servent juste de truchements pour être présenté à C. C., âgée de 14 ans. C’est le coup de foudre : « Ce qui me frappa principalement fut un esprit vif, et tout nouveau dans lequel brillaient la candeur, et l’ingénuité, des sentiments simples, et élevés, une vivacité gaie, et innocente, un ensemble enfin qui mit devant mon âme le vénérable portrait de la vertu qui eut toujours sur moi la plus grande force pour me rendre l’esclave de l’objet dans lequel je croyais de l’apercevoir » (p. 694). Cela ne l’empêche pas de coucher avec deux vieilles connaissances ; Teresa Pompeati, à qui il croit avoir fait un enfant, annoncé en termes alambiqués : « J’ai passé trois heures avec elle, dont la dernière fut l’importante. Le lecteur en verra la conséquence dans cinq ans » (p. 695) ; et la fille du comte de Bonafede, toujours aussi pauvre, mais qu’il baise enfin en cinq sec : « La fougue de baisers, qui n’étaient donnés, et rendus que sous l’ombre de l’amitié, gagnèrent si vite les sens, que le fait qui, dans les bonnes règles ne devait se vérifier qu’à la fin de la visite, arriva dans le premier quart d’heure ». Il entend son désarroi, d’une fille pauvre qui ne peut avoir ni mari ni amant : « D’ailleurs je ne me sens pas faite pour me prostituer » (p. 697). Mais ce qui l’occupe est le tendron de 14 ans. Il fait bien mine de lui dire qu’il en a le double et pourrait être son père, mais se lance quand même : « Mais à la nature de ce baiser la colombe s’aperçut qu’elle était entre les griffes du vautour » (p. 700). Le frère de C. C. et la C. manigancent pour lui fourguer la petite et lui tirer une dot. Ce sont des sorties à l’opéra qui se terminent en une partie fine où le frère baise la C. devant sa petite sœur et Casanova : « Puis sans bouger il étale son état d’animal, et il s’adapte la dame la prenant à califourchon, qui faisant toujours semblant de ne pas pouvoir sortir de ses mains lui laisse faire, et fait. Je vais alors parler à C. C. me mettant entre eux, et elle pour dérober à ses yeux cette horreur qu’elle devait déjà avoir vue dans le miroir » (p. 707). Malgré ses prétendues résolutions, C. ne résiste pas à une soirée en particulier avec la jeune fille, et un habile badinage les mène au coït, à propos d’une jarretière censée avoir le privilège de voir un bijou : « La première chose que j’ai dû lui dire fut que par le bijou on entendait son petit cela dont je ne pouvais devenir maître que l’épousant » […] « Non, mon ami. Je suis dans ton même cas, car tu dois aussi avoir des bijoux qui m’intéressent, et je suis sûre de vivre. D’ailleurs nous pouvons hâter notre mariage. Pour moi je suis prête à te donner ma foi demain si tu veux. Nous sommes libres, et mon père devra y consentir » […] « Me crois-tu capable de te manquer ? […] Marions-nous donc dans ce même moment devant Dieu, en sa présence : nous ne pouvons pas avoir un plus loyal, un plus respectable témoin que notre Créateur qui connaît nos consciences, et la pureté de nos intentions. Nous n’avons pas besoin d’écritures. Donnons-nous réciproquement notre foi : unissons nos destinées dans ce moment, et rendons-nous heureux. Nous passerons au cérémonial de l’Église, lorsque le tout pourra se faire publiquement » (p. 711). C. dévore littéralement cette beauté pubère : « possédé comme j’étais pas la cupidité d’être partout, me plaignant que ma bouche devait aller moins rapidement que mes yeux. […] C. C., blanche comme l’albâtre, avait des cheveux noirs, et sa puberté ne paraissait que par le poil follet, divisé en petites boucles qui formaient une frise transparente par-dessus la petite entrée du temple de l’amour » (p. 712). L’adolescente lui avoue qu’en attendant ce grand moment, elle jouissait de son oreiller : « Depuis quatre ou cinq nuits, je ne pouvais m’endormir que serrant entre mes bras un grand oreiller, lui donnant cent baisers, et m’imaginant toujours que c’était toi. Je ne me touchais là, mon cher ami, qu’un seul instant à la fin, et très légèrement. Un plaisir qu’on ne peut pas expliquer survenait pour me rendre immobile, et comme morte » (p. 713). Quelques jours après, ils repassent les plats : « Elle me pria de faire tout mon possible pour la rendre féconde, car dans le cas que son père s’obstinât à ne pas vouloir qu’elle se mariât si jeune, il changerait d’avis quand il la verrait grosse » (p. 717). Cela ne gêne pas C. (c’est à quoi le lecteur sent le roman plutôt que l’autobiographie !).
En passant, nous avons ces nouvelles de De La Haye, toujours mi-figue, mi-raisin : « le retour de De La Haye avec son élève Calvi. C’était un fort joli garçon, comme je crois l’avoir dit ; mais j’ai bien ri à table, lorsque le faisant parler je l’ai trouvé en tout jusque dans les gestes un jeune De La Haye en miniature. Il marchait, il riait, il regardait comme lui, il parlait son même français qui était correct mais âpre. J’ai trouvé cet excès scandaleux. Je me suis cru en devoir de dire ouvertement à son précepteur qu’il devait absolument démaniérer son élève, car cette singerie lui attirerait des railleries très amères. Le baron de Bavois survint, et après avoir passé une heure avec ce garçon, il pensa comme moi. Ce bon garçon mourut deux ou trois ans après. De La Haye dont la fureur était de faire des élèves, deux ou trois mois après la mort de Calvi, devint instituteur du jeune chevalier de Morosini neveu de celui qui avait fait la fortune du baron de Bavois » (p. 719). En tout cas De La Haye intrigue pour pousser les amis de C. à se marier, projets que C. tente d’enrayer : « tant que je vivrai avec ces trois amis, ils n’auront autre femme que moi » (p. 729). Une autre anecdote au sujet de son ami Croce, livrée en passant, retient notre attention : « Un noble vénitien de la famille Gritti, surnommé Sgombro, devint amoureux de cet homme antiphysiquement, et celui-ci soit pour rire, soit par goût ne lui était pas cruel. Le grand mal consistait en ce que cet amour monstrueux était public. Le scandale parvint à un tel excès que le sage gouvernement se vit forcé à ordonner au jeune homme d’aller vivre ailleurs. Mais peu de temps après ce qui arriva à Sgombro fut de plus grande conséquence. Étant devenu amoureux de ses deux fils, il mit le plus joli dans la nécessité d’avoir besoin du chirurgien. Le pauvre garçon confessa qu’il n’avait pas eu le courage de désobéir à l’auteur de ses jours. Cette soumission à la tendresse paternelle parut à juste titre d’une espèce que la nature devait détester. Les inquisiteurs d’État envoyèrent ce père tyran à la citadelle de Cataro, où il mourut au bout de l’an empoisonné par l’air qu’on y respire ». Le père de C. C. La fait enfermer dans un couvent pour quatre ans. Au bout de quelques semaines, nouvelle aventure romanesque : la jeune fille fait une fausse couche, manque mourir, et sans que personne ne se rende compte de la nature de son mal, est soignée par Laure, une jeune femme que C. paie, et qui peut la servir au couvent. C. attend la nouvelle de la guérison dans l’affliction chez Laure, sans accorder un baiser à ses deux filles.

Une fois C. C. guérie, C. se met à fréquenter assidument les messes du couvent, pour qu’elle l’y voie. Il est remarqué d’une autre religieuse, fort belle, qui lui fait parvenir un billet de façon romanesque, et c’est reparti pour une des plus folles aventures casanoviennes ! Il nous amuse avec ses théories fumeuses sur la fidélité : « Je me voyais sur le chemin de devenir infidèle à C. C. ; mais je ne me sentais retenu par aucun scrupule. Il me semblait qu’une infidélité de cette espèce, si elle eût pu parvenir à la découvrir, n’aurait pas pu lui déplaire, parce qu’elle n’était propre qu’à me maintenir en vie, et par conséquent à me conserver pour elle » (p. 756). Il s’avère que cette superbe femme est M. M., maîtresse de François-Joachim de Pierre de Bernis, ambassadeur de France (il ne sera nommé qu’en p. 826), ce qui lui vaut de recevoir Casanova de nuit dans un luxueux « casin » (maison d’agrément, mot qui a donné « casino »). De plus, elle est devenue au couvent l’amie intime, et plus qu’intime, de C. C., et lui apprend le français, qui confirme ici son statut de langue de l’amour. C. C. surprend C. au parloir avec son amie, et le lui écrit, mais celui-ci s’efforce de lui cacher qu’il est devenu l’amant de sa belle amie, alors qu’elle lui déclare en être plus curieuse que jalouse. Voilà C. pour la première fois dans les bras de sa nouvelle maîtresse, qui lui refuse pour l’instant l’accès au lieu le plus désiré : « Forcé par l’amour, et par la toute-puissante nature, désespéré qu’elle ne veuille pas permettre à mes mains d’aller ailleurs, je fais l’impossible pour conduire une des siennes là où elle aurait pu se convaincre que je méritais sa grâce ; mais avec une force supérieure à la mienne, elle ne veut pas détacher ses mains de ma poitrine, où elle ne pouvait trouver rien d’intéressant » (p. 774). Lors des entrevues suivantes, M. M. ne refuse plus rien à C., et ce sont des assauts de périphrases galantes pour décrire des performances sexuelles qui durent la nuit entière. Chose étonnante, M. M. ne dissimule rien à son amant en titre, et celui-ci l’encourage à fréquenter C., lui recommandant seulement « de ne pas [l]’exposer au redoutable embonpoint » (p. 784). M. M. fait profession d’athéisme, que C. rapporte : « Il me semble que si Dieu avait créé l’homme capable de l’offenser, l’homme aurait raison de faire tout ce qu’il lui aurait défendu, quand ce ne serait que pour lui apprendre à créer » (p. 785). Dans le casin, il dévore une bibliothèque choisie, miroir de son œuvre : « On y trouvait tout ce que les philosophes les plus sages avaient écrit contre la religion, et tout ce que les plumes les plus voluptueuses avaient écrit sur la matière objet unique de l’amour. Livres séduisants, dont le style incendiaire force le lecteur à aller chercher la réalité seule capable d’éteindre le feu qu’il sent circuler dans ses veines. Outre les livres il y avait des in-folio qui ne contenaient que des estampes lascives ». C. citera notamment Histoire de Dom Bougre, portier des Chartreux, et les sonnets luxurieux illustrés de L’Arétin. Ces lectures le poussent à l’excès profanateur, car il saute sur « M. M. habillée en nonne », et refuse qu’elle se change : « Tu recevras l’hommage de l’amour, vêtue, comme tu étais quand tu l’as fait naître » (p. 787). M. M. lui révèle que de Bernis a assisté caché dans « un cabinet indevinable » (p. 789) à leur première nuit d’amants, et elle lui avoue qu’il a l’intention de recommencer, mais cette fois-ci elle souhaite que C. soit au parfum.

Cela donne lieu à deux pages formidables où Casanova accepte avec orgueil de servir au spectacle qui doit exciter l’abbé de Bernis, sans lui révéler qu’elle l’a mis au courant (p. 791). C’est un des passages que Federico Fellini inclura dans son film Le Casanova de Fellini (1976). Les parties offertes au candauliste abbé [3], en qui on devine une projection du lecteur dans ce véritable roman érotique allégorique, atteignent au chef d’œuvre, et C. se surpasse, avec des pages d’érotisme culinaire. C’est d’abord l’œuf : C. se plaint de n’avoir mangé, entre autres, que « le blanc de six œufs frais ». Elle le croit malade, mais il répond : « je me porterai bien quand je les aurai distillés un à la fois dans ton âme amoureuse ». De fait, « je l’ai posée sur le tapis, puis m’étant assis, et l’ayant fait asseoir sur moi, elle eut la complaisance de finir de sa belle main l’ouvrage cueillant dans le creux le blanc du premier œuf » (p. 794). C. découvre des « condons » dans le secrétaire de la belle. Il les dérobe, et c’est l’occasion d’un échange d’alexandrins bien pesés : « J’encourage l’ami de me f… sans crainte » (p. 796). Pour la première fois, C. nomme des figures érotiques réalisées avec M. M. : « Je lui ai fait faire l’arbre droit ». Plus tard, ils exécuteront « les postures de Pierre Arétin » (p. 803). Ils jouissent tellement que C. finit par éjaculer du sperme mêlé de sang, cela dit en termes choisis, comme il se doit : « N’aie pas peur mon ange, lui dis-je, c’est le jaune du dernier œuf qui souvent est rouge » (p. 797) [4]. Les relations triangulaires et même quadrangulaires se précisent, et l’on apprend que « M. M. avait initié cette fille [C. C.] non seulement dans les mystères de Sapho, mais aussi dans la grande métaphysique » (p. 798). D’autre part, l’abbé de Bernis est tout sauf jaloux : « il t’aime à la folie, et il veut absolument que tu le connaisses. Il dit qu’il ne croyait pas qu’en nature il y avait un homme de ta force ; mais il prétend que faisant l’amour ainsi tu défies la mort, car il soutient que le sang que tu as élancé dut partir du cerveau » (p. 799). S’ensuivent des considérations typiques des idées de l’époque sur les fluides distincts des deux sexes : « Il dit que la liqueur que nous autres femmes distillons ne peut pas partir du cerveau, la matrice n’ayant aucune correspondance avec le siège de l’entendement. D’où il s’ensuit dit-il que l’enfant n’est pas fils de la mère à l’égard du cerveau, qui est le siège de la raison ; mais du père, et cela me semble vrai » (p. 802). Un soir, M. M. envoie C. C. à sa place sans prévenir. C. est vexé, et refuse de baiser avec elle, alors que la jeune fille semble plus délurée que lui : « Tu sais bien qu’elle m’aime, et que je suis souvent sa femme ou son petit mari » (p. 812). M. M. avouera qu’elle s’est à son tour cachée dans le cabinet secret pour jouir du spectacle : « je songeais que nous allions devenir tous les trois cent fois plus heureux » (p. 819). Elle écrit à C. C. : « Ne me crois pas fâchée, ma chère amie, de ce que j’ai entendu que tu lui as confié que nous nous aimons comme mari et femme ; cela ne me déplaît pas ; ce n’est pas une indiscrétion vis-à-vis de lui dont la liberté d’esprit est égale à la bonté de son cœur » (p. 820). De Bernis intrigue alors pour se taper C. C., et C. n’en est pas dupe. La manigance commence par procurer à C. la jouissance des deux femmes ; et nous retrouvons le motif abâtardi des deux sœurs cher à C. ; puis le savoir-vivre veut que C. rende la politesse à son munificent et mystérieux ami. Quand il jouit des deux jeunes femmes, C. n’oublie pas la composante lesbienne : « Disant cela elle se lève, et elle va s’asseoir sur elle, et les deux bonnes amies commencent à se faire des caresses qui me font rire, et qui peu à peu attirent mon attention. Je me dispose à exciter, et jouir de ce spectacle que je connaissais depuis longtemps. M. M. prend les estampes de Meursius, où il y avait les beaux combats amoureux entre femmes […] » (p. 835), mais cela aboutit à une apothéose trioliste : « Enivrés tous les trois par la volupté, et par les frustratoires, et transportés par des continuelles fureurs nous fîmes dégât de tout ce que la nature nous avait donné de visible et de palpable, dévorant à l’envi tout ce que nous voyions, et nous trouvant devenus tous les trois du même sexe dans tous les trios que nous exécutâmes » (p. 837). De Bernis profite de l’enseignement que C. a prodigué à son élève : « Dans les trios il ne nous a pas fatiguées ; mais il nous a fait beaucoup rire » (p. 839). L’ambassadeur quitte progressivement Venise, et dans un premier temps confie son casin et son amante à C., mais en lui recommandant la plus extrême vigilance, étant donné qu’en son absence, l’indulgence dont il bénéficiait cesserait. Il lui recommande notamment d’éviter d’engrosser son amie, ce dont C. se fichait bien. Il joue le « barcarol » (gondolier), et dans les ébats amoureux, utilise l’expression « je l’ai trichée dans le moment du danger » (p. 847) pour signifier qu’il a pratiqué l’onanisme au sens propre ! La relation se poursuit pendant quelques mois, bravant le danger. La rencontre de « M. Murrai, ministre résident d’Angleterre », va contribuer à la fin. Il pratique le voyeurisme : « Ce brave homme après trois ou quatre soupers qu’il me fit faire avec lui devint mon ami dans le même goût à peu près que l’ambassadeur l’avait été, avec la seule différence que celui-ci aimait à être spectateur, et celui-là aimait de faire lui-même le spectacle » (p. 850). Il ne se mêle pas à leurs ébats, suspectant « la v… » chez l’amante de Murrai, qui de fait mourra quelques années plus tard d’une horrible maladie. Le casin étant liquidé, C. ne peut plus voir M. M., qui d’ailleurs tombe gravement malade et manque mourir. C. loge en secret à Venise, où il se fait servir par une des filles de Laure, qui l’assista dans ses amours pour C. C., Tonine. Il lui résiste longuement, jusqu’à ce qu’une nuit, rentrant trempé de pluie, elle le serve en chemise, et alors : « Je l’ai mise sur mon lit, où après l’avoir couverte de baisers, et lui avoir juré d’être à elle jusqu’à ma mort, elle ouvrit ses bras d’une façon que j’ai vu qu’il y avait longtemps qu’elle désirait ce moment-là. J’ai cueilli sa belle fleur, la trouvant, comme toujours, supérieure à toutes celles que j’avais cueillies dans l’espace de quatorze ans. À la fin du second débat le sommeil m’a surpris, et à mon réveil je me suis trouvé amoureux de Tonine comme il me paraissait ne l’avoir jamais été d’aucune fille […] Charmé de pouvoir la laisser dans l’erreur, je lui promets un amour éternel, et je la prie de se remettre au lit » (p. 863). M. M. étant par miracle guérie, voici une nouvelle mésaventure : Murrai prétend « entre maçons » avoir couché avec M. M. (dont il ignore qu’elle est l’amante de C.) pour cent sequins. C. parie le contraire, et d’accord, ils démasquent l’escroc-maquereau qui faisait passer une prostituée ressemblante pour cette religieuse. Du coup, Murrai lui achète littéralement Tonine, en lui procurant une situation que C. vante à la demoiselle, et qui est effectivement tentante pour l’époque, vu les moyens du ministre.

Aussitôt débarrassé de Tonine, voilà C. qui chez Laure rencontre la cadette, Barberine. « Autre piece nouvelle », comme dirait Sganarelle : « Cette fille aussi jolie que sa sœur, quoique dans un autre genre, commença par exciter ma curiosité. C’est la curiosité qui rend inconstant un homme habitué dans le vice. Si toutes les femmes avaient la même physionomie, et le même caractère dans l’esprit, l’homme, non seulement ne deviendrait jamais inconstant, mais pas même amoureux. Il en prendrait une par instinct, et il se contenterait d’elle seule jusqu’à la mort » (p. 881) ! Scène d’anthologie que celle où le grigou cueille la figue de Barberine, qui nous rappelle l’utilisation du mot « figue » à l’acte I, scène 1 de Lorenzaccio de Musset : « Dans le petit jardin de six toises carrées il n’y avait que de la salade, et un figuier. Je ne voyais pas des figues, mais Barberine me dit qu’elle en voyait en haut, et qu’elle irait les prendre, si je voulais bien lui tenir l’échelle. Elle monte, et pour parvenir à en prendre quelques-unes qui étaient distantes, elle allonge un bras, et elle met son corps hors d’équilibre se tenant de l’autre main à l’échelle. — Ah ! ma charmante Barberine. Si tu savais ce que je vois ! — Ce que vous devez avoir vu souvent à ma sœur. — C’est vrai. Mais je te trouve plus jolie. Sans se soucier de me répondre, faisant semblant de ne pas pouvoir atteindre les figues, elle met un pied sur une branche élevée, et elle m’offre un tableau, dont l’expérience la plus consommée n’aurait pas pu imaginer le plus séduisant. Elle me voit ravi, elle ne se presse pas, et je lui sais gré. L’aidant à descendre, je lui demande si la figue que je touchais avait été cueillie, et elle laisse que je m’éclaircisse restant entre mes bras avec un sourire, et une douceur qui me mettent dans un instant dans ses fers. Je lui donne un baiser d’amour qu’elle me rend dans la joie de son âme qui brillait dans ses beaux yeux. Je lui demande si elle veut me la laisser cueillir, et elle me répond que sa mère était obligée d’aller le lendemain à Muran, où elle resterait toute la journée, que je la trouverais seule, et qu’elle ne me refuserait rien » (p. 882) [5]. C. goûte ce beau joli minois nouveau : « Elle n’était pas encore grande fille : les roses de ses seins naissants n’étaient pas encore écloses ; la puberté parfaite n’était que dans son jeune esprit » (p. 884). C. se débarrasse de C. C. quand son père lui fait épouser un avocat. Il n’a pas de peine à la persuader que cela lui fournira un meilleur état que ce qu’il pourrait jamais lui proposer, et cela lui permet de monter d’un cran dans sa casuistique libertine : « Je ris quand j’entends certaines femmes appeler perfides des hommes qu’elles accusent d’inconstance. Elles auraient raison si elles pouvaient prouver que quand nous leur jurons constance nous avons intention de leur manquer. Hélas ! Nous aimons sans consulter la raison, et elle ne s’en mêle pas davantage quand nous finissons d’aimer » (p. 887 ; c’est comme d’habitude C. qui souligne dans son manuscrit). Bref, le lendemain de ce jour, où « je suis parti l’assurant d’un amour éternel », C. trouve un logement chez une femme dont une fille se fait soigner : « elle avait dix-huit ans, et n’ayant jamais eu ses bénéfices, elle se sentait mourir trois ou quatre fois par semaine » (p. 885), et il faut la saigner régulièrement. Qu’à cela ne tienne, C. administre un autre clystère ! « Nous passâmes la nuit tout entière, moi animé par l’amour, et par le désir de la guérir, elle par la reconnaissance et par la volupté la plus extraordinaire. Vers le jour elle est allée dormir dans sa chambre me laissant très fatigué, mais point épuisé. La crainte de la rendre féconde m’avait empêché de mourir sans cependant cesser de vivre. Elle coucha avec moi sans interruption trois semaines de suite, et la respiration ne lui a jamais manqué, et ses bénéfices lui vinrent. Je l’aurais épousée, si vers la fin de ce même mois ne me fût survenue la catastrophe qu’on va voir » (p. 892).

Histoire de ma fuite des Plombs

L’enchaînement se fait naturellement avec l’épisode illustrissime connu sous le titre Histoire de ma fuite des prisons de la République de Venise qu’on appelle les Plombs, publié à part en 1788, après que C. eut tenu en haleine tous les cénacles d’Europe avec son récit oral. C’est le seul extrait que j’avais déjà lu. Il est peu altersexuel, et pour cause, aussi serai-je bref. L’enchaînement se fait naturellement, dans le même chapitre, et couvre les quatre chapitres subséquents. Dans le livre autonome, C. se contente pour tout prologue de résumer sa vie en deux pages, et le texte diffère légèrement, mais reste très fidèle, et de même pour la fin, il y a de menues variantes avec la suite de l’Histoire de ma vie. Les raisons de son arrestation sont obscures ; il semble qu’il y ait machination à partir de quelques livres de magie noire qu’il possédait, ainsi que les livres érotiques sus-nommés récupérés du casin (p. 901). La lecture des rapports de l’espion Giovanni Baptista Manuzzi, publiés en appendices (p. 1129 à 1136), laisse entendre que les motifs seraient liés à un cocktail explosif d’écrits impies et licencieux, contre l’abbé Chiari, et de franc-maçonnerie, sans oublier qu’il vit aux crochets de M. de Bragadin et l’embrigade dans ses pratiques impies ; on essaie aussi de le confondre en tant que tricheur au jeu, mais l’espion ne présente pas du tout ce fait comme certain. Voici un extrait de l’avant-dernier rapport : « il traite de la façon de pratiquer le coït par les voies normales et non normales, mêlant fables, saintes écritures et écritures profanes, et la naissance de Jésus-Christ » (rapport du 21 juillet 1755) ; derrière ce rapport est inscrit par le secrétaire des inquisiteurs « Demandé à Manucci où habite Casanova » ; puis derrière le très court et ultime rapport suivant, daté du 24, « Ordre à Missier d’arrêter Giacomo Casanova, de saisir tous ses papiers et de l’incarcérer sous les Plombs », sans autre commentaire. Casanova refuse de suivre le conseil de son protecteur M. de Bragadin, et se laisse arrêter comme un ballot au lieu de fuir. Dans les entrefaites, il a subi la folie de la comtesse de Bonafede, que ses plans cul ont rendue folle de lui au sens propre, et qui parcourt la ville toute nue en faisait du scandale à son sujet. La nuit précédant son arrestation, il y échappe pour avoir découché, puis s’être promené sur le quai de l’Erberia (marché aux herbes), où les jeunes débauchés de la ville vont se montrer au petit matin : « Il semble au contraire que les femmes veuillent se montrer dans cet endroit-là sous les enseignes du désordre ; et qu’elles veuillent que ceux qui les voient y raisonnent dessus. Les hommes qui leur donnent le bras, doivent afficher l’ennui d’une complaisance trop usée, et avoir l’air de ne pas se soucier qu’on devine que ces débris d’une vieille toilette, dont leurs belles font parade, sont les indices de leur triomphe. Tout le monde à cette promenade doit avoir l’air rendu, et montrer le besoin de se mettre au lit » (p. 897). Après son arrestation, nous avons droit à une jolie dissertation sur l’urine : « J’ai passé là quatre heures toujours dormant, me réveillant à chaque quart d’heure pour lâcher de l’eau ; phénomène fort extraordinaire, car je ne connaissais pas la strangurie, la chaleur était excessive, et je n’avais pas soupé : malgré cela j’ai rempli d’urine deux grands pots de chambre. J’avais fait autrefois l’expérience que la surprise causée par l’oppression faisait sur moi l’effet d’un grand narcotique, mais je n’ai appris qu’à cette occasion-là que dans un haut degré elle est diurétique. J’abandonne cela aux physiciens. J’ai bien ri à Prague, où j’ai publié ma Fuite des Plombs il y a six ans, lorsque j’ai su que les belles dames trouvèrent que la description de ce fait était une cochonnerie que je pouvais omettre. Je l’aurais omise, peut-être, parlant à une dame ; mais le public n’est pas dame, et j’aime l’instruire. Outre cela, ce n’est pas une cochonnerie : il n’y a rien là de malpropre, ni de puant, malgré que nous ayons cela de commun avec les cochons, comme nous avons le manger, et le boire qu’on n’a jamais baptisés de cochonneries » (p. 902).
Pendant ses 15 mois de détention, du 26 juillet 1755 au 1er novembre 1756, C. se contentera de nous régaler brièvement des exploits érotiques de ses codétenus (pas plus d’un à la fois), quand ce sont ces exploits qui leur ont valu le cachot. Ainsi d’un perruquier qui séduit la fille d’un conte : « en la peignant je suis devenu amoureux d’elle comme elle de moi. Après nous être donné la foi de mariage nous nous abandonnâmes à la nature, et la comtesse qui a dix-huit ans comme moi devint grosse » (p. 920). Quand il obtient le droit de se promener dans un couloir (car il ne peut tenir debout dans son premier cachot), C. découvre de vieilles archives et s’amuse à les lire : « C’était des procès tous criminels dont j’ai trouvé la lecture très divertissante, car il m’était permis de lire ce qui dans son temps dut avoir été très secret. J’ai vu des réponses singulières à des interrogations suggestives sur des séductions de vierges, des galanteries poussées trop loin par des hommes employés à des conservatoires de filles, des faits vis-à-vis des confesseurs qui avaient abusé de leurs pénitentes, des maîtres d’école convaincus de pédérastie, et des tuteurs qui avaient trompé leurs pupilles ; il y en avait d’anciens de deux, et trois siècles, dont le style, et les mœurs me procurèrent quelques heures de plaisir » (p. 922). Beau cas d’« appropriation du stigmate », mais aussi de mise en abyme ! Le premier essai d’évasion échoue à deux doigts d’arriver parce que C. est changé de cachot deux jours avant la date prévue pour sa tentative. Très surveillé, il change de tactique, et c’est l’évasion parmi les plus rocambolesques qui aient été narrées, avec le moine Balbi, second portrait d’Emmerdeur à la Jacques Brel ! Ledit moine « était sous les Plombs depuis quatre ans parce que ayant eu de trois pauvres filles toutes pucelles trois bâtards il les avait fait baptiser en leur donnant son nom. Le père son supérieur l’avait corrigé la première fois, menacé la seconde, et à la troisième il avait porté plainte au Tribunal, qui l’avait fait enfermer » (p. 955). Le moine se justifie : « Il n’y a pas de risque, me disait-il, que mon supérieur devienne coupable de ma même faute, puisque sa tendresse pieuse ne se déclare que vis-à-vis de ses écoliers » (p. 956). Où l’on voit que quand on évoque la répression de l’homosexualité sous l’Ancien Régime en France et en Europe, il convient de la contextualiser dans l’ensemble de la répression de la sexualité. Le tome I s’achève après l’évasion, jusqu’à l’arrivée à Paris le jour de l’attentat de Damiens ; et déjà C. jette — pour l’instant seulement les yeux — sur quelque donzelle ! Pour le reste, il faut lire ce formidable récit haletant, qui, en attendant la parution du tome II, complétera votre « Casanova pour les nuls » ! En espérant que grâce à ce modeste article, vous puissiez briller en société ! Ce 1er tome a donc couvert la vie de Casanova jusqu’à 31 ans, de 1725 à 1757 (il est né un 2 avril).

 Lire aussi notre article sur Venise, sur le Nord de l’Italie et ceux sur Rome & sur Florence. Parmi les précurseurs de Casanova, on peut mentionner Samuel Pepys, sorte de Casanova honteux, dont le Journal (1660-1669), ne fut pourtant publié que longtemps après la mort de Casanova, et en version expurgée.

 Lorenzo da Ponte raconte dans ses Mémoires, parus en 1830 alors qu’il est âgé de 80 ans (Mercure de France, 1980), un certain nombre d’entrevues avec Casanova, son aîné, dont il connaissait le livre lorsqu’il rédigea ses Mémoires. Il ne le présente pas sous son meilleur jour ! « Les passions étaient vives chez lui et ses vices nombreux. Pour satisfaire les unes et les autres, il lui fallait beaucoup d’argent. Lorsqu’il en était à court, tous les moyens lui semblaient bons pour s’en procurer. Un jour, plus au dépourvu encore que de coutume, il fut présenté à une vieille dame richissime qui, bien qu’approchant de soixante ans, passait pour aimer les beaux garçons. Mis au fait de cette faiblesse, Casanova commença à roucouler auprès d’elle et à l’entourer de mille petits soins, puis il en arriva à une déclaration. […] » (p. 205). Plus loin, il explique que Casanova « passa sous silence fort souvent ce qu’il aurait dû dire en historien » et que « l’amour de la vérité ne fait pas la valeur essentielle de son ouvrage » (p. 349) : belle litote !
 Monsieur Nicolas, de Nicolas Rétif de La Bretonne (1796) me semble le grand rival contemporain de Casanova, même si l’auteur n’a pas la réputation d’un séducteur, il fut un grand dévirgineur par devant l’éternel, et amoureux de toutes les femmes qu’il séduisait.
 Une Jeunesse viennoise, autobiographie d’Arthur Schnitzler peut être considéré comme un livre casanovien…
 Passez maintenant à notre article sur Histoire de ma vie, tome II.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Expo Casanova à la BNF


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[1À propos, j’ai été surpris à la projection du film de Pasolini Enquête sur la sexualité lors de la rétrospective de la cinémathèque parisienne en 2013, par une séquence où Pasolini interroge devant le Palais de la civilisation italienne un groupe de beaux militaires (pardon pour le pléonasme) sur le thème « êtes-vous favorables au donjuanisme », en nommant Don Giovanni. Ce personnage ayant été importé d’Espagne au XVIIe siècle, j’ai été étonné que son concurrent du XVIIIe Casanova ne soit pas préféré, puisque en l’occurrence il aurait davantage convenu à la question posée par Pasolini (un amour sincère pour des femmes en dehors du mariage, et non une tromperie constante des femmes). Mais Casanova n’est peut-être pas tant populaire que cela en Italie, étant un auteur de littérature francophone ; et le personnage espagnol est sans doute surtout connu par l’opéra de Mozart, fort célèbre en Italie…

[2Sur ce passage, voir un cours d’initiation à la french theory fort savant de Stéphane Lojkine, mars 2012.

[3Si vous voulez en savoir plus sur le candaulisme, voyez du côté de Paul Éluard.

[4Ce passage entre autres me fait penser au recueil d’encres sur papier Éros au potager, de Robert Vigneau (2013).

[5Cette saynète peut se lire comme une parodie érotique de la fameuse « idylle aux cerises » dans le Livre IV des Confessions de Jean-Jacques Rousseau.