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La taphophilie est-elle une maladie honteuse ?

Cimetières de Paris, de France & du monde

En prélude à la visite guidée du cimetière des Batignolles

samedi 11 février 2023, par Lionel Labosse

Je ne suis pas particulièrement un adepte de la taphophilie, et cet article constitue un prolongement (ou un prélude) à une visite guidée du Cimetière des Batignolles. Je vous propose quelques réflexions sur les cimetières à partir des sépultures que j’ai eu l’occasion de visiter par le monde. Je n’avais pas prévu au début un article à part entière, mais en rédigeant ce qui ne devait être qu’une introduction à la visite du cimetière des Batignolles, je me suis rendu compte à quel point la sépulture est un thème qui m’inspire, et du coup j’ai séparé les deux articles.

Cimetières de Paris & de France

Sur ce site j’avais jadis chroniqué Au Père-Lachaise. Son histoire, ses secrets, ses promenades (1973), de Michel Dansel, qui met en avant certains aspects un peu glauques. Rassurez-vous, l’anonymat d’une part, d’autre part la topographie du cimetière des Batignolles rendent impossible de s’y cacher, et aucune star n’y est enterrée qui risque d’engendrer des comportements hystériques. J’ai enterré quelques amis au Père-Lachaise. À l’époque de mes 20 ans et du sida, comme j’accomplissais mon service civil d’objecteur de conscience à l’Association Aides, j’avais assisté à maintes crémations, dont au moins deux sous la grande coupole. En 2014, j’ai assisté à la crémation de mon ami Bernard Lefort, dans une petite salle. J’ai renoué avec cette pratique le 22 février 2022 lors de l’hommage au professeur Luc Montagnier (1932-2022), où j’ai filmé ce « Canon de la paix » lancé par quelques amis résistants.

C’est d’ailleurs Bernard Lefort qui m’avait fait découvrir en touriste le cimetière du Montparnasse, dont les tombes de Sartre & Beauvoir sont les hauts lieux, à côté de celle de Man Ray et autres. Mon ami Roland Longpré m’a donné l’occasion de visiter le cimetière Montmartre, dans lequel il occupe une tombe sans doute unique en son genre, la tombe des Petits Frères des pauvres qui compte plus de cent alvéoles. Le gardien du cimetière des Batignolles que j’ai interrogé m’a appris que c’est sans doute une tombe unique à Paris, mais qu’il en existerait de plus profondes, de plus de 90 étages, mais sur un seul puits. J’ai du mal à le croire, mais j’ai trouvé un article sur le métier de fossoyeur qui évoque des caveaux profonds de 27 cases, ce qui est bien plus modeste. N’hésitez pas à me contacter si vous avez des précisions sur ce point. J’ai photographié au même cimetière la tombe de Zola (je parle des photographies pour mes articles sur ce site, mais bien sûr je me suis pâmé sur la tombe de Dalida en me dandinant sur « Il venait d’avoir 14 ans ») ! Zola fait d’ailleurs commencer et finir son premier Rougon-Macquart, La Fortune des Rougon dans un cimetière. Pour L’Œuvre, il avait réalisé un dossier sur le Cimetière parisien de Saint-Ouen.

Dossier préparatoire de L’Œuvre. BNF, ms. 10.316, f° 467.
Le cimetière de Saint-Ouen vu par Zola.
© Gallica

En ce qui concerne le cimetière de Pantin, le plus vaste des cimetières parisiens intra ou extra muros avec 107 hectares, devant le Cimetière parisien de Thiais (ce sont les deux seuls à dépasser les 100 ha, loin devant le cimetière de Bagneux (61 ha), puis le Père-Lachaise (44 ha)) j’y ai enterré l’ami René Haddad, dont je viens de découvrir lors d’une dédicace de Louis Fouché à la Lucarne des écrivains où il avait ses habitudes, que son roman posthume a été publié ! J’y ai aussi enterré mon parrain, puis sa mère. J’ai l’habitude de fréquenter des cimetières, que ce soit pour l’écriture de mon roman M&mnoux, dans le cimetière où repose une part de ma famille maternelle, ou bien les cimetières icaunais où nous allons régulièrement entretenir les tombes de ma famille paternelle. C’est ainsi que j’ai découvert un Monument aux soldats malgaches morts pour la France. Lorsque je présentais en Première une lecture analytique du « Dormeur du Val », j’ai photographié maints monuments aux morts et j’en ai recherché sur Internet pour illustrer le poème d’une façon moins tarte à la crème dans le genre « poème antimilitariste » que 95 % de mes collègues gauchistes ânonnent sans chercher à comprendre le texte. Quand je vadrouille en France ou dans le monde, je furète toujours dans les cimetières, même sans y rechercher un défunt connu ou cher à mon cœur. Par exemple à Lyon j’ai arpenté le cimetière de Loyasse, où j’avais dégotté une inscription en l’honneur d’un Jean-Louis Lambert, « célibataire de 55 ans » ! En Bretagne on admire les calvaires comme celui de Plougastel (qui n’est pas vraiment dans un cimetière mais autour de l’église) ou à Tréguier ou Louannec. C’est sans doute pour visiter le fameux « Cimetière marin » que je m’étais rendu jadis à Sète, ainsi que le Cimetière Le Py où repose Georges Brassens, en compagnie de sa compagne mythique la fameuse Püpchen (à laquelle est consacré un spectacle extraordinaire de Livane que j’ai vu cette année). Laissons la parole à Paul Valéry :
« Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée ! »

Cimetières du monde

À l’étranger je visite les cimetières pour différentes raisons. Ce peut être pour observer les différentes conceptions de la mort. Vous avez par exemple les cimetières très colorés d’Amérique latine, comme en Colombie, ou les cimetières à alvéoles superposées comme au Pérou, les cimetières dans lesquelles les familles rivalisent pour avoir les monuments les plus impressionnants comme au Mexique je crois.

Cimetière de Barichara, Colombie.
© Lionel Labosse

La modestie du peuple islandais ressort de la façon de nommer les gens ; les mêmes noms se répètent indéfiniment dans les cimetières. En Corée, les cimetières sont éloignés des villes par superstition, au contraire du Japon, où ils sont partout, et assidument fréquentés & entretenus par leurs futurs locataires, avec tout un arsenal de balais & de seaux pour briquer les tombes, sans oublier les statuettes de Kshitigarbha, nain coiffé de bonnet. En Inde bien sûr, au bord du Gange sur les ghats de Varanasi, ou au Népal, ce sont les crémations si photogéniques, à moins qu’elles ne servent à hypnotiser les mougeons occidentaux au temps du covid. Je pense à mon ami Robert Vigneau, décédé en 2022, qui célébrait ainsi dans son poème Élégiaque (p. 47), et son père et les rites funéraires anthropophages de l’Inde :
« Peuples nus et gourmands qui mangiez vos ancêtres
En l’orgie de leur chair savouriez leur force et goûtiez vos craintives tendresses
Je vous envie, j’envie vos cuisines de funérailles
Moi l’enfant des tribus civilisées
Je n’accorde pas à mon père le linceul des épices ni l’appétit de mes dents ni le tombeau de mon ventre
Moi des civilisations
Je jette mon père à manger aux vers à la vermine aux pourritures
Mon père ne se lèvera pas en moi au battement du balafon
Ni son père jamais dévoré ni le père de son père ni notre entier totem d’ancêtres ni dévorés ni debout sur mes jambes vivantes.
Je ne les porterai jamais en mes boyaux comme des enfants de vigueur
Je ne leur donnerai pas mes pieds pour danser ressuscités aux batteries de mon sang dansant »

Ces rites sont aussi présents dans une scène mémorable de La Forêt d’émeraude de John Boorman, lorsque les Invisibles brûlent leurs ancêtres et boivent une partie des cendres de l’urne cinéraire de la tribu.

La Forêt d’émeraude, John Boorman, 1985.

Je ne voudrais pas vous faire faire des cauchemars, mais je ne peux clore ce chapitre sans évoquer les mœurs des Massagètes selon Hérodote dans L’Enquête : « Pour un Massagète, la meilleure façon de finir sa vie est de parvenir à l’extrême vieillesse pour être sacrifié par ses proches parents avec les bêtes de son troupeau. On égorge le vieillard, on le fait cuire, et toute la famille s’en régale. Mourir ainsi est, pour un Massagète, la plus belle des morts. Celui qui meurt de maladie n’est jamais mangé. On l’enterre en le plaignant sincèrement de ne pas avoir atteint l’âge des sacrifices » (traduction de Jacques Lacarrière). Il faut rappeler qu’Hérodote évoquait des faits ayant eu lieu au VIIe siècle avant J.-C. à l’époque de Cyrus le Grand, mort 50 ans avant sa naissance dans des contrées lointaines. Puisqu’on en est à Hérodote, voici un autre rite funéraire qu’il nous rapporte : « [Les Thraces] pratiquent la polygamie ; à la mort d’un homme une violente contestation s’engage entre ses femmes, sous le contrôle attentif de ses amis, pour décider de son épouse préférée. La femme qui sort victorieuse de cette compétition reçoit tous les éloges des hommes et des femmes, puis son plus proche parent l’égorge sur la tombe de son mari, et on l’ensevelit à ses côtés. Les autres épouses du mort sont vivement affligées de survivre : c’est pour elles le plus grand des opprobres » (V, 5). Cela nous rappelle le chapitre XI de Zadig de Voltaire, ou la tradition de l’immolation des veuves évoquée dans Sang et volupté à Bali, de Vicki Baum.
Je visite aussi les cimetières des lieux chargés de mémoire, les cimetières en Arménie avec leurs stèles si particulières, ou le Mémorial du génocide à Erevan. Le cimetière de Jérusalem sur le Mont des Oliviers, ou le cimetière chrétien du mont Sion où est enterré Oskar Schindler. C’est d’ailleurs à Jérusalem que, sous un prétexte « écologique », a été construit un cimetière souterrain, qui ressemble à… une prison ! « Fleurir les tombes » est un concept du monde d’avant. On visite aussi les cimetières comme à Paris pour y retrouver des personnalités, comme le fameux cimetière de Novodievitchi à Moscou, où j’ai déchiffré le nom en cyrillique de Dmitri Chostakovitch. Le cimetière d’Ohlsdorf à Hambourg avec ses 391 ha, est le plus grand cimetière-parc du monde, et je n’y ai trouvé la tombe d’aucune personnalité connue de moi, mais une façon radicalement différente de concevoir un cimetière arboré, où l’on ait plaisir à se rendre pour honorer nos aïeux. J’ai aussi un souvenir du cimetière de Hietzing à Vienne, avec les tombes de Klimt (sobre et champêtre) et d’Otto Wagner (wagnérienne), sans parler du cimetière central de Vienne, qui rivalise avec le Père-Lachaise pour le nombre de sépultures de personnalités mondialement connues, surtout les musiciens (Gluck, Beethoven, Brahms, Strauss père & fils, Schubert, etc.). À Berlin, au petit cimetière de Dorotheenstadt (entre le muséum d’histoire naturelle et la synagogue), j’ai vu la champêtre tombe de Brecht, proche de celle de ce bon vieil Hegel. Au Cimetière monumental de Milan se trouvent les tombes du pianiste Vladimir Horowitz et le tombeau monumental d’Arturo Toscanini. Puisque nous sommes en Italie, je me rappelle à Florence le Cimetière des Portes Saintes, en contrebas de la Basilique San Miniato al Monte (connue des lecteurs de Lorenzaccio) évoqué dans cet article, avec la tombe de Carlo Collodi, que l’on aimerait ressusciter pour reconnaître les Pinocchios d’aujourd’hui.
On pourrait parler des tombes dans les églises, la Nécropole royale de la basilique de Saint-Denis au premier chef. Mais cela nous mènerait à certains des lieux touristiques les plus fréquentés du monde, dont on oublie parfois que ce sont des nécropoles, comme les Pyramides d’Égypte, ou l’Armée de terre cuite du Mausolée de l’empereur Qin, que je visitai en 1989, lors de mon premier grand voyage, à Xi’an ! J’ai aussi fait la queue pour apercevoir les dépouilles célèbres au Mausolée de Mao Zedong, au Mausolée de Hô Chi Minh, au Mausolée de Lénine, et j’ai visité le Mausolée de Che Guevara à Cuba, le Mausolée de l’ayatollah Khomeini, où je me rappelle les grands sourires de jeunes conscrits & l’atmosphère très bon enfant car cela fait belle lurette que les Iraniens se battent les couilles de l’ayatollah. Plus émouvantes sont en Iran les tombes de Hafez et de Saadi à Chiraz, qu’on adore toucher de la main avant de déclamer des ghazals. On peut évoquer aussi la mémoire des tours du silence de Yazd en Iran également, qu’on visite encore mais qui ne sont plus qu’un souvenir, où l’on exposait les cadavres nus aux vautours pour l’Inhumation céleste ou funérailles célestes, encore pratiquée dans le bouddhisme tibétain. On récupérait les os débarrassés de la chair impure. Parmi les curiosités disparues figurent aussi l’arbre funéraire servant à soutenir cadavres ou cercueils, autrefois courant chez les Balinais, les Naga, certains aborigènes australiens et certaines cultures des Nord-Amérindiens (prochaines destinations à prévoir !) Le célèbre tableau de Nicolas Poussin Et in Arcadia ego, reproduit en vignette de cet article constitue une allégorie de ce qu’il est convenu d’appeler « dernier voyage ». L’Arcadie est une destination rêvée imaginaire !
Les souvenirs de voyage les plus étonnants que j’aie retenus sont en pays Toraja à Célèbes, rites que j’avais évoqués dans mon poème sur mon voyage en Indonésie, où j’avais aussi introduit les noms choisis au hasard de trois personnes mortes dans l’attentat de 2002 à Bali, ce qui m’avait valu d’être contacté par une famille.
« Les funérailles occupent le meilleur de leur temps ainsi que les macchabées,
Dont ils tripotent les os quand ils ne sculptent pas les tau-tau —
Le To c’est le vivant, le tau-tau c’est le mort —
Le Tau-tau voit le To qui lui voit le Tau-tau le voir,
Jusqu’à cet arbre creux qui mange les bébés morts.
Impressionnant les obsèques des nobles chez ces drôles de paroissiens,
Gigantesque barbecue où l’on apporte son cochon
Couinant à la mort sur une palanche de bambou.
On égorge les gorets comme Frère Jean fait des soudards de Picrochole.
Rude fin de vie pour ces porcs ficelés comme saucissons
Au marché de Bolu.
Au moins leurs frères cornus sont chouchoutés.
Albinos, bichonné, ce buffle sait déjà —
Sa naissance l’ayant destiné à ces rails —
Qu’il sera dépecé en rites funérails.
Ainsi glisse la vie en pays toraja.
Trimer toute sa vie au soleil est le sort
Qui guette l’indigène au sortir de sa mère.
Qu’importe que son dos se casse à la rizière ;
Son crâne saura rire après qu’il sera mort !
Une quinzaine de bovins font les frais du spectacle.
Contrairement aux porcs, eux sont des sages.
Le buffle bave, bâfre, rumine et remue la queue ;
Il tire un peu la langue quand on l’égorge, et voilà tout ;
C’est à peine s’il beugle.
Puissé-je en faire autant au moment de la mort.
Sait-il dans sa cervelle d’animal
Que ces obsèques sont aussi les siennes ?
Sur le sol boueux même où il tenait debout,
Il est d’un même élan équarri, cuit, bouffé.
Pas étonnant Nigel que sa viande ait l’aspect d’une limace bouillie
Merlin l’enchanteur n’a pas fait son office ;
On n’est pas dans la valse de
L’Année des treize lunes.
On ne mange pas de riz ; juste cette barbaque engloutie en potlatch.
C’est pas beau je sais de critiquer quand on est invité.
Le chant funèbre en rond conte la vie du défunt,
Tandis que le speaker commente le spectacle et salue les touristes
En attendant les funérailles, les morts sont dits malades,
On les garde chez soi ou dans un tombeau provisoire.
Enfin chers Toraja c’est un peu trop macabre à mon goût »

On pourrait évoquer aussi les cimetières de cinéma, comme le fameux cimetière de Sad Hill dans Le Bon, la Brute et le Truand de Sergio Leone, qui devient un site touristique après avoir été reconstitué, ou la scène d’ouverture de La Nuit des morts-vivants de George A. Romero, que j’ai évoquée dans l’article sur le cimetière des Batignolles. À part le film de Leone susmentionné, je ne me souviens pas d’un film particulier, mais les scènes dans lesquelles un desperado (ou bandit ou soldat) doit creuser sa propre tombe avant d’être descendu sont légion. Souvent il est sauvé in extremis. Si vous en retrouvez un, merci de me le signaler ! En tout cas lors d’une visite de cimetière avec des étudiants ou amis, on ne peut pas rater cette plaisanterie !
Bref, ce n’est pas seulement par hasard que mon regard a été attiré par ce cimetière ; d’ailleurs aucun enseignant de la section tourisme de ce lycée où j’enseigne n’avait jamais organisé une telle visite et l’on va me regarder d’un sale œil comme si mon statut de complotiste ne suffisait pas ! Mon ami Pascal, à la parution de M&mnoux, remarqua la prégnance de la mort dans le roman. C’est vrai bien sûr, mais il fut imperméable à la prégnance des rites en général, par exemple mon obsession pour le mariage, mot présent dans le titre de deux de mes livres, sans compter la photo de mariage sur la couverture de M&mnoux. Je devrais proposer incessamment un article sur le thème de la catabase, descente aux enfers.
On trouve sur Internet des listes plus ou moins farfelues, mais parfois utiles, comme cette liste des 10 plus grands cimetières du monde, ou bien les 7 cimetières abandonnés les plus terrifiants de France. Le Cimetière américain de Colleville-sur-Mer avec ses 70 ha est plus vaste que le Père-Lachaise, mais moins que Pantin, signalé comme « le plus grand cimetière de France en activité » par la mairie de Paris, mais je n’ai pas trouvé de liste.

Cimetières poétiques

Voici trois poèmes que j’ai souvent proposés à mes élèves de Première, en complément du fameux poème « Une Charogne » de Baudelaire, que je vous épargne ici.

« Oceano Nox, Victor Hugo, Les Rayons et les Ombres (1840)

Oh ! combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !
Combien ont disparu, dure et triste fortune !
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfouis !

Combien de patrons morts avec leurs équipages !
L’ouragan de leur vie a pris toutes les pages,
Et d’un souffle il a tout dispersé sur les flots !
Nul ne saura leur fin dans l’abîme plongée.
Chaque vague en passant d’un butin s’est chargée ;
L’une a saisi l’esquif, l’autre les matelots !

Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues !
Vous roulez à travers les sombres étendues,
Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus.
Oh ! que de vieux parents, qui n’avaient plus qu’un rêve,
Sont morts en attendant tous les jours sur la grève
Ceux qui ne sont pas revenus !

On s’entretient de vous parfois dans les veillées.
Maint joyeux cercle, assis sur des ancres rouillées,
Mêle encor quelque temps vos noms d’ombre couverts
Aux rires, aux refrains, aux récits d’aventures,
Aux baisers qu’on dérobe à vos belles futures,
Tandis que vous dormez dans les goémons verts !

On demande : — Où sont-ils ? sont-ils rois dans quelque île ?
Nous ont-ils délaissés pour un bord plus fertile ? —
Puis votre souvenir même est enseveli.
Le corps se perd dans l’eau, le nom dans la mémoire.
Le temps, qui sur toute ombre en verse une plus noire,
Sur le sombre océan jette le sombre oubli.

Bientôt des yeux de tous votre ombre est disparue.
L’un n’a-t-il pas sa barque et l’autre sa charrue ?
Seules, durant ces nuits où l’orage est vainqueur,
Vos veuves aux fronts blancs, lasses de vous attendre,
Parlent encor de vous en remuant la cendre
De leur foyer et de leur cœur !

Et quand la tombe enfin a fermé leur paupière,
Rien ne sait plus vos noms, pas même une humble pierre
Dans l’étroit cimetière où l’écho nous répond,
Pas même un saule vert qui s’effeuille à l’automne,
Pas même la chanson naïve et monotone
Que chante un mendiant à l’angle d’un vieux pont !

Où sont-ils, les marins sombrés dans les nuits noires ?
Ô flots, que vous avez de lugubres histoires !
Flots profonds, redoutés des mères à genoux !
Vous vous les racontez en montant les marées,
Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées
Que vous avez le soir quand vous venez vers nous !

« Pensée des morts », Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses (1830) (remanié par Georges Brassens)

Voilà les feuilles sans sève
Qui tombent sur le gazon,
Voilà le vent qui s’élève
Et gémit dans le vallon,
Voilà l’errante hirondelle
Qui rase du bout de l’aile
L’eau dormante des marais,
Voilà l’enfant des chaumières
Qui glane sur les bruyères
Le bois tombé des forêts.

C’est la saison où tout tombe
Aux coups redoublés des vents ;
Un vent qui vient de la tombe
Moissonne aussi les vivants :
Ils tombent alors par mille,
Comme la plume inutile
Que l’aigle abandonne aux airs,
Lorsque des plumes nouvelles
Viennent réchauffer ses ailes
À l’approche des hivers.

C’est alors que ma paupière
Vous vit pâlir et mourir,
Tendres fruits qu’à la lumière
Dieu n’a pas laissés mûrir !
Quoique jeune sur la terre,
Je suis déjà solitaire
Parmi ceux de ma saison,
Et quand je dis en moi-même :
« Où sont ceux que ton cœur aime ? »
Je regarde le gazon.

C’est un ami de l’enfance,
Qu’aux jours sombres du malheur
Nous prêta la providence
Pour appuyer notre cœur ;
Il n’est plus ; notre âme est veuve,
Il nous suit dans notre épreuve
Et nous dit avec pitié :
« Ami, si ton âme est pleine,
De ta joie ou de ta peine
Qui portera la moitié ? »

C’est une jeune fiancée
Qui, le front ceint du bandeau,
N’emporta qu’une pensée
De sa jeunesse au tombeau ;
Triste, hélas ! dans le ciel même,
Pour revoir celui qu’elle aime
Elle revient sur ses pas,
Et lui dit : « Ma tombe est verte ! »
Sur cette terre déserte
Qu’attends-tu ? Je n’y suis pas ! »

C’est l’ombre pâle d’un père
Qui mourut en nous nommant ;
C’est une sœur, c’est un frère,
Qui nous devance un moment.
Tous ceux enfin dont la vie
Un jour ou l’autre ravie,
Emporte une part de nous,
Murmurent sous la poussière :
« Vous qui voyez la lumière,
De nous vous souvenez-vous ? »

« Souffles », de Birago Diop (1906-1989), Leurres et Lueurs (1960)

Écoute plus souvent
Les Choses que les Êtres,
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau.
Écoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots :
C’est le Souffle des Ancêtres.

Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
Ils sont dans l’Ombre qui s’éclaire
Et dans l’ombre qui s’épaissit.
Les morts ne sont pas sous la Terre :
Ils sont dans l’Arbre qui frémit,
Ils sont dans le Bois qui gémit,
Ils sont dans l’Eau qui coule,
Ils sont dans l’Eau qui dort,
Ils sont dans la Case, ils sont dans la Foule :
Les Morts ne sont pas morts.

Écoute plus souvent
Les Choses que les Êtres,
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau.
Écoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots :
C’est le Souffle des Ancêtres morts,
Qui ne sont pas partis
Qui ne sont pas sous la Terre
Qui ne sont pas morts.

Ceux qui sont morts ne sont jamais partis :
Ils sont dans le Sein de la Femme,
Ils sont dans l’Enfant qui vagit
Et dans le Tison qui s’enflamme.
Les Morts ne sont pas sous la Terre :
Ils sont dans le Feu qui s’éteint,
Ils sont dans les Herbes qui pleurent,
Ils sont dans le Rocher qui geint,
Ils sont dans la Forêt, ils sont dans la Demeure,
Les Morts ne sont pas morts.

Écoute plus souvent
Les Choses que les Êtres,
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau.
Écoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots,
C’est le Souffle des Ancêtres.

Il redit chaque jour le Pacte,
Le grand Pacte qui lie,
Qui lie à la Loi notre Sort,
Aux Actes des Souffles plus forts
Le sort de nos Morts qui ne sont pas morts,
Le lourd Pacte qui nous lie à la Vie.
La lourde Loi qui nous lie aux Actes
Des souffles qui se meurent.
Dans le lit et sur les rives du Fleuve,
Des souffles qui se meuvent
Dans le Rocher qui geint et dans l’Herbe qui pleure.
Des Souffles qui demeurent
Dans l’Ombre qui s’éclaire et s’épaissit,
Dans l’Arbre qui frémit, dans le Bois qui gémit
Et dans l’Eau qui coule et dans l’Eau qui dort,
Des Souffles plus forts qui ont pris
Le souffle des Morts qui ne sont pas morts,
Des Morts qui ne sont pas partis,
Des morts qui ne sont plus sous la Terre.

Écoute plus souvent
Les Choses que les Êtres,
La Voix du Feu s’entend,
Entends la Voix de l’Eau.
Écoute dans le Vent
Le Buisson en sanglots,
C’est le Souffle des Ancêtres.


 Nous terminerons cette bucolique balade par une leçon de musique orchestrale à propos de la Danse macabre de Camille Saint-Saëns : « Les Clefs de l’orchestre » par Jean-François Zygel, avec l’orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Christian Vasquez. La Danse macabre en elle-même dure 10 minutes).

 Livre recommandé : Guide des curiosités funéraires à Paris d’Anne-Marie Minvielle, Parigramme, 2008. 4 pages y sont consacrées au cimetière des Batignolles.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Cimetières de France et d’ailleurs


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