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Heureux qui comme Ulysse possède un sweet home
Chez soi. Une Odyssée de l’espace domestique, de Mona Chollet
La Découverte, 2015, 328 p., 17 €.
samedi 4 septembre 2021, par
J’avais consacré un article à Beauté fatale, un des livres proposée par le Bulletin Officiel pour le thème « Corps naturel, corps artificiel ». Mona Chollet est bénie des dieux car voici un autre de ses livres au programme du thème pour le BTS « Dans ma maison » (2021-2023). J’ai aussi lu Sorcières. La puissance invaincue des femmes. Les livres de Mona Chollet présentent deux avantages : on peut les lire gratuitement en ligne, et ils sont écrits dans une langue accessible à la majorité de nos étudiants. J’avais déjà lu ce livre qui m’avait été conseillé par mon amie architecte, et parce que j’enseigne à des étudiants en bâtiment. Je le relis donc pour ce thème et cet article, en faisant la réflexion que le thème « dans ma maison » est finalement assez loin des préoccupations de nombre de chapitres. Il est beaucoup question de la répartition des rôles au foyer, une préoccupation centrale de l’auteure (tout à fait légitime sur ce thème vu la prégnance de l’expression « femme au foyer »), et comme le suggère malicieusement le titre, de l’esprit casanier. Le mot « domestique » ne figure pas par hasard dans le sous-titre, car il évoque aussi les « domestiques » qui permettent aux riches de jouir d’un espace démesuré, alors que l’auteure suggère un juste milieu entre la « tiny house » et le château dont il est impossible de connaître tous les recoins. Cet article sera surtout constitué d’extraits utilisables en classe pour ce thème. Le livre contient 7 chapitres.
L’architecture : qu’est-ce qu’une maison ?
L’introduction donne le ton avec une anecdote savoureuse :
« En 2006, Patrick Bouchain, invité à représenter la France à la Biennale d’architecture de Venise, avait pris tout le monde de court en décidant de transformer le pavillon d’exposition en lieu d’habitation durant les trois mois que durerait la manifestation. Pour cela, il avait donné carte blanche au jeune collectif EXYZT, qui avait réussi à nicher dans ce classique et intimidant temple à colonnade un fantastique caravansérail baptisé « Métavilla » : un dortoir dans une structure tubulaire, une vaste cuisine-salle à manger, un atelier, une plateforme sur le toit avec sauna et micropiscine afin de profiter de la vue sur les arbres environnants…
Les préparatifs avaient fourni à l’équipe l’occasion de chahuter copieusement les organisateurs. Par exemple, les participants pouvaient acheter sur le budget de l’exposition des ordinateurs et des rétroprojecteurs, mais pas de la vaisselle, des fourneaux, des draps et des oreillers : « Pourquoi est-il plus proche de l’architecture d’acheter un ordinateur qu’un matelas ? Pourquoi montrer des images est-il plus compréhensible que manger ensemble ? » […]
Les occupants de la Métavilla s’approvisionnaient chez les commerçants vénitiens, à cent mètres des Giardini où se tenait la Biennale ; on leur livrait du pain tous les matins. Ils faisaient le ménage, la lessive. Ils n’avaient établi la programmation du lieu que pour une semaine sur deux, de façon à laisser toute sa place à l’inattendu. « C’était une vraie maison, se souvient l’architecte. Quand on entrait, cela sentait bon, Tiloch cuisinait, il y avait ceux qui se lèvent tard, qui étaient encore en train de prendre leur petit déjeuner. » De prime abord, pour les visiteurs, cela « ne paraissait pas sérieux » : « Le public était surpris d’entrer et de nous voir vivre. La réaction était souvent : “Ce n’est que ça ?” Puis : “Vous avez raison, il n’y a que cela.” »
De ce « que cela », j’ai eu envie de faire un livre – en m’attendant moi aussi à ce que cela ne paraisse pas sérieux. Parler du chez-soi, de ce que nos maisons représentent dans nos vies, de ce qu’elles rendent possible, de nos aspirations en matière d’habitat : quand ce sujet ne semble pas dénué du moindre intérêt, il suscite une certaine défiance, comme si le simple fait de s’en préoccuper nous menaçait d’un embourgeoisement fatal. Pour avoir chroniqué un livre de photographies qui rendait compte de l’histoire particulièrement riche des squats dans ma ville natale, Genève, je m’étais ainsi attiré le commentaire furieux, sur Twitter, d’un anarchiste suisse qui me disait qu’on n’avait pas besoin d’un « catalogue Ikea des squats ». On insiste – à raison, ô combien – sur la nécessité de se réapproprier l’espace public ; mais on l’oppose de façon simpliste à un univers domestique qui, dans l’esprit de beaucoup, ne fait naître que des images peu glorieuses de repli frileux, d’avachissement devant la télévision en pantoufles Mickey, d’accumulation compulsive d’appareils électroménagers et d’indifférence résolue au monde. Le logement se réduirait soit à une simple contingence, un problème pratique à régler, soit à un piège ouaté et castrateur.
Or, dans une époque aussi dure et désorientée, il me semble au contraire qu’il peut y avoir du sens à repartir de nos conditions concrètes d’existence ; à repartir de ces actions – à peine des actions, en réalité – et de ces plaisirs élémentaires qui nous maintiennent en contact avec notre énergie vitale : traîner, dormir, rêvasser, lire, réfléchir, créer, jouer, jouir de sa solitude ou de la compagnie de ses proches, jouir tout court, préparer et manger des plats que l’on aime. À l’écart d’un univers social saturé d’impuissance, de simulacre et d’animosité, parfois de violence, dans un monde à l’horizon bouché, la maison desserre l’étau. Elle permet de respirer, de se laisser exister, d’explorer ses désirs. Bien sûr, on pourra hurler à l’individualisme ; mais j’aime assez l’image à laquelle recourt l’architecte américain Christopher Alexander : si une personne ne dispose pas d’un territoire propre, attendre d’elle qu’elle apporte une contribution à la vie collective revient à « attendre d’un homme qui se noie qu’il en sauve un autre » (pp. 9-11).
Chapitre I : La mauvaise réputation.
Ce chapitre renvoie au titre, avec l’allusion à l’icône des voyageurs : Ulysse (« Odyssée » signifie « histoire d’Ulysse »), et à l’opposition traditionnellement proposée entre touriste et voyageur. Jean-Didier Urbain en propose d’ailleurs une étude plus subtile dans Sur la plage (Mœurs et Coutumes balnéaires (XIXe-XXe siècles)), où il oppose Robinson Crusoé à Phileas Fogg, « tourisme » à « villégiature », et non à « voyage », étant acquis le droit aux vacances. Mais revenons à nos moutons.
« « Le voyageur ignore s’il reviendra un jour ; le touriste, lui, pense au retour avant même de partir. » Ainsi parlait le personnage d’aventurier interprété par John Malkovich au début d’Un thé au Sahara, le film de Bernardo Bertolucci adapté du roman de Paul Bowles, en 1990. On voit quelles représentations cette distinction venait ranimer : le voyageur était l’être noble, intrépide, prêt à risquer sa vie avec désinvolture et à laisser le monde le malmener autant qu’il le faudrait pour s’élancer à la rencontre de son destin ; le touriste, lui, était le bourgeois frileux, attaché à son petit confort et aux possessions matérielles, soucieux de garder le contrôle, incapable de voir son salut dans l’étrangeté, d’apprendre la leçon des horizons lointains.
Dans la salle de cinéma, à l’époque, je crois bien avoir été la seule que cette réplique sarcastique ne faisait pas rire. La réaction des autres spectateurs m’avait même un peu froissée. Parce que, pour ma part, j’étais et je suis encore une touriste, aucun doute là-dessus. À chaque départ, une crainte superstitieuse me fait redouter qu’il n’y ait pas de retour. Depuis toujours, j’adore les retours. Mes parents m’ont raconté comment, petite, lorsqu’on rentrait après les vacances d’été, à peine le seuil franchi, je courais d’une pièce à l’autre avec un sourire émerveillé, avant de filer dans le jardin pour aller saluer la forêt et la rivière. Et je me souviens très bien de cette sensation, comme du processus qui y menait. Plus tôt dans la journée, au fil des heures harassantes passées à arpenter les couloirs d’un aéroport immense, impersonnel et bondé, à charrier les bagages, à attendre interminablement, le désir du bercail se faisait plus vif. Les mille plaisirs que je me promettais pour l’arrivée, pour le soir et pour les jours suivants dansaient dans mon esprit. Quand le train d’atterrissage se posait sur la piste, on sentait la maison désormais toute proche. Autour de nous, la familiarité de la ville retrouvée annonçait ce comble de familiarité que la maison représentait. L’impatience et l’excitation grandissaient tout au long du trajet, jusqu’à ce que la voiture s’engage dans le long chemin sans issue au bout duquel nous habitions. Lorsqu’elle s’arrêtait dans la cour, la fatigue du voyage s’était envolée.
La porte s’ouvrait, et j’étais éblouie. Notre absence nous avait déshabitués des lieux ; elle les avait enveloppés dans un torchon et les avait frottés jusqu’à les débarrasser de la poussière déposée par la routine d’une année scolaire. Je les retrouvais comme neufs, et même bien mieux que neufs, car ils irradiaient de la densité des souvenirs accumulés, du sens débordant dont ils étaient chargés à mes yeux. Je percevais tout, chaque détail et l’ensemble qu’ils formaient, avec une intensité que seule la mémoire, la plupart du temps, est capable de conférer. Je prenais conscience comme jamais de ma chance de disposer d’un tel royaume. Il semblait fourmiller de possibilités, me promettre les plus grandes voluptés, les plus grandes révélations. Aujourd’hui encore, répondre à cet appel est sans doute ce qui m’intéresse le plus dans la vie. Ce que je recherche dans le voyage, c’est la façon dont il enrichira l’après, plus que le voyage en lui-même. L’essentiel, pour moi, se joue dans le quotidien, dans l’ordinaire, et non dans sa suspension.
J’appartiens donc à cette espèce discrète, un rien honteuse : les casaniers, habitués à susciter autour d’eux la perplexité, voire la pitié ou l’agressivité, et qui, avec le temps, apprennent à s’accommoder stoïquement des sarcasmes de leurs proches. Un soir où des amis étaient venus dîner, mon compagnon a déchaîné l’hilarité en prétendant que les vacances avec moi, c’était du boulot, car il était obligé, pour éviter que je sois trop perturbée, de reconstituer fidèlement sur notre lieu de séjour le décor de notre salon. Je les ai laissés rire, tous, et je me suis promis de jouer les justicières – une justicière en pantoufles de feutre suédoises, ce qui nous change agréablement des excités masqués chevauchant de noirs destriers. J’ai fomenté ce livre comme une vengeance, à la fois pour moi et pour mes semblables ; ceux que j’avais repérés depuis longtemps parmi mes connaissances, mais aussi ceux que mes confidences sur mon travail en cours m’ont permis de débusquer » (p. 16).
Hommage est rendu au gourou des voyageurs, Nicolas Bouvier, qui résout la contradiction entre voyageur et casanier : « De Tokyo, il conclut par ces mots une lettre à Thierry Vernet et à sa femme : « Bonsoir mes croques-croques ; tout est blanc ici, la neige fait un bruit d’abeilles contre les murs de papier de ma chambre. » À son retour en Suisse, occupant quelque temps leur maison en leur absence, il leur écrit : « L’immobilité, les éclairs sur le lac, lire, bosser, dormir, écouter du Bach, les appuis faciaux, corriger des pages en sabrant des adjectifs voilà ma vie. Sédentaire avec la même passion que j’étais voyageur. […] Vous voyez, bernard-l’ermite, escargot, j’ai cette maison dans les os, et ce soir je ne peux parler que de ça. » Parfois, ô merveille, c’est la Terre entière qui, s’inclinant devant la force d’une amitié, revêt l’apparence familière et chaleureuse d’une habitation humaine, quand, toujours de Tokyo, Bouvier s’adresse au peintre : « Je viens de lire ta lettre et bien qu’un peu noir, je veux aussitôt glisser un mot sous cette grande porte qui a à présent vingt mille kilomètres de large. »
Les écrivains, ou les artistes en général, sont aussi les seuls casaniers socialement acceptables. Leur claustration volontaire produit un résultat tangible et leur confère un statut prestigieux, respecté (à ne pas confondre toutefois avec une profession, puisque la plupart gagnent leur vie par d’autres moyens). Il faut le bouclier de la renommée pour pouvoir déclarer tranquillement, comme le faisait le poète palestinien Mahmoud Darwich : « J’avoue que j’ai perdu un temps précieux dans les voyages et les relations sociales. Je tiens à présent à m’investir totalement dans ce qui me semble plus utile, c’est-à-dire l’écriture et la lecture. Sans la solitude, je me sens perdu. C’est pourquoi j’y tiens – sans me couper pour autant de la vie, du réel, des gens… Je m’organise de façon à ne pas m’engloutir dans des relations sociales parfois inintéressantes ».
Chapitre II : Une foule dans mon salon.
Ce chapitre expose les changements qu’Internet a imposés à l’intitmité du foyer. Il pourrait être totalement réécrit avec ce que le délire totalitaire de l’ère coronalithique nous a fait subir parce qu’Internet (Big Tech) le rendait possible. Imaginons les cadres en visioconférence chez eux, costume-cravate en haut du corps, en slip pour le bas !
« UN TROU NOIR AU POUVOIR D’ATTRACTION IRRÉSISTIBLE
Deux mouvements se combinent. Le premier va de l’extérieur vers l’intérieur. Vous avez à peine tapé votre identifiant et votre mot de passe qu’une foule, constituée pour une large part de parfaits inconnus, fait irruption dans votre salon ou votre chambre à coucher. Une foule caquetante, claironnante, murmurante ; une foule persifleuse, pensive, révoltée, chahuteuse, euphorique, dubitative, furieuse, hilare. Cela revient un peu à donner une fête permanente et à voir votre chez-vous envahi par une troupe où se mêlent les amis, les visages familiers, et les amis d’amis, ou ceux qui ont tapé l’incruste, parmi lesquels il y aura autant de rencontres lumineuses que d’emmerdeurs. C’est sympathique, mais, à la longue, c’est fatigant : on rêverait de flanquer tout le monde à la porte, de savourer le calme et le silence, de se retrouver seul avec ses pensées. Sans compter que Twitter, par exemple, avec sa façon de confronter sous une forme standardisée, comme sur un circuit d’autos tamponneuses à l’échelle mondiale, des individus qui peuvent être à tous égards aux antipodes les uns des autres, expose à la polémique, aux accrochages violents, aux insultes, aux bouffées de haine, à toutes sortes d’agressions dont on est censé être protégé entre ses quatre murs. Ces incidents, quand ils se produisent, vampirisent vos ressources mentales, annulent les bienfaits de la solitude.
Parallèlement à cette invasion, il y a le second mouvement : de l’intérieur vers l’extérieur. Comme si une sorte de trou noir au pouvoir d’attraction irrésistible dévorait nos existences. Il me semble parfois voir les éléments du décor qui m’entoure voler à travers la pièce pour être avalés par l’ordinateur, et moi-même je dois me cramponner aux meubles pour ne pas suivre le même chemin. Un grand nombre d’activités qui autrefois impliquaient des postures physiques variées, des déplacements dans l’espace de la maison ou à l’extérieur, le recours à des outils et à des appareils divers, se réduisent aujourd’hui à un face-à-face avec l’écran : téléphoner, lire, écrire une lettre, écrire tout court, dessiner, s’informer, faire ses courses, écouter de la musique, regarder un film… Certes, depuis quelques années, avec les smartphones et les tablettes, on peut se connecter à Internet n’importe où dans la maison : sur son canapé, dans son lit, à la table de la cuisine, voire dans son bain, grâce aux pochettes étanches. Mais l’ordinateur trônant sur un bureau reste une configuration courante, qui conduit à négliger le reste de l’espace domestique. Pour ma part, je justifie ce repli par le fait que mon appartement manque de confort. C’est vrai, mais il en manque d’autant plus que, en me tenant toujours au même endroit, j’ai peu à peu renoncé à l’entretenir, à remédier à ses défauts, à l’investir suffisamment pour le rendre accueillant. » […]
« J’ai toujours aimé glaner des cartes postales dans les boutiques des musées ou les librairies, découper les images qui me plaisaient dans les journaux, conserver les programmes de spectacle ou les flyers, et les afficher aux murs ou les coller dans mon agenda. Cette activité-là aussi s’est déplacée en ligne quand je me suis inscrite sur Pinterest (réseau social de partage d’images) ; et elle aussi, au passage, est devenue publique. Lisant un article sur les « reines de Pinterest », c’est-à-dire celles à qui leurs compilations particulièrement réussies de photos de robes de mariée, d’acteurs sexy, de mannequins filiformes, de collections de prêt-à-porter, de maisons de rêve, de recettes de cuisine, de conseils de bricolage et de jeux pour enfants – les thèmes les plus populaires dans cet univers – ont valu des dizaines ou des centaines de milliers d’abonnés, je scrute avec suspicion les intérieurs impeccables, d’un goût très sûr, dans lesquels elles posent. Je parierais qu’elles ont tout briqué et rangé en catastrophe avant l’arrivée du photographe. Il me paraît inévitable que l’absorption dans le jeu du réseau social, surtout à ce niveau, implique une certaine négligence de son environnement matériel. Quand les images que vous assemblez en ligne sont vues par des milliers de personnes, elles finissent par vous définir davantage que votre espace domestique, qui, lui, n’est vu que par quelques dizaines de visiteurs, au mieux. Sans compter la compulsion pure qui peut vous saisir, en dehors de tout calcul : un dessin humoristique montre l’utilisatrice type de Pinterest (the typical pinner, l’« épingleuse type »), en culotte, scotchée à son écran, son casque sur les oreilles, devant un bureau encombré d’assiettes et de tasses vides, au milieu d’un désordre apocalyptique… Internet, comme le dit le philosophe Stéphane Vial, « augmente notre capacité de manipulation symbolique ». Dès lors, forcément, le temps et l’énergie que nous y consacrons sont perdus pour nos capacités de manipulation concrète.
Dans A Place of My Own (« Un lieu à moi »), Michael Pollan raconte comment il a éprouvé, peu avant la naissance de son fils, le besoin de construire au fond de son jardin, dans le Connecticut, un abri où il pourrait écrire, réfléchir et rêver en paix (sa femme, peintre, disposait d’un atelier où elle se rendait tous les jours). Il tenait à le construire de ses propres mains : ayant toujours été plus à l’aise dans l’abstraction, il ambitionnait de produire, pour une fois, un « objet de commentaire », un « ajout dans le monde » et non un « commentaire sur quelque chose d’existant ». Comme il prévoyait d’y installer une ligne téléphonique, un fax et un modem, il se félicitait de ce que son architecte lui ait dessiné un abri susceptible de fournir « un contrepoids efficace aux flux de signes et d’informations appelés à traverser ce lieu – et [sa] tête par la même occasion ». Ainsi, il disposerait d’un « Ici suffisamment crédible » pour lui permettre de « rencontrer le Là-Bas en ligne ». Il livre en effet une description glaçante de ce à quoi peut se réduire l’architecture dans la société de l’information : à la construction d’un simple toit sous lequel se trouve « un fauteuil confortable et ergonomique, dans lequel se tient un homme avec un casque de réalité virtuelle sur la tête, une intraveineuse dans le bras pour le nourrir et un système de toilettes au-dessous de lui ». Et encore : cet agencement n’est que provisoire, en attendant que l’on réalise le rêve de « télécharger complètement la conscience humaine » (pp. 47-50).
Chapitre III : La grande expulsion.
« Trois heures du matin, par une nuit de janvier. Étendus côte à côte sous une grande couverture matelassée, impeccablement bordés, offrant une image de conjugalité paisible, leurs effets personnels à portée de la main, ils dorment. Mais les bonnets dont ils sont coiffés ne relèvent pas d’une coquetterie vieillotte qu’expliquerait leur âge : leur lit est encastré dans une entrée d’immeuble, au ras du trottoir de la rue Commines, dans le troisième arrondissement de Paris. D’une certaine manière, le confort qu’ils ont tenté de recréer, l’ordre fragile dont ils ont su s’entourer rendent leur situation plus choquante encore que s’ils étaient recroquevillés dans des sacs de couchage ou sur un bout de carton. Ils rendent encore plus manifeste le fait qu’il manque quelque chose ici : une frontière, une limite. Quelque chose qui les protégerait du regard des passants, du froid et des intempéries, des agressions involontaires ou délibérées, des vols, de la saleté du bitume, du vrombissement des voitures, du vacarme du boulevard tout proche. Cette scène est déplacée, au sens premier du terme : elle appartient à la sécurité d’une chambre. Mes yeux n’auraient jamais dû se poser sur elle. Le contraste entre l’intimité d’un lit et le grand air nocturne d’un paysage urbain a pu produire les images oniriques de Little Nemo in Slumberland, la bande dessinée de Winsor McCay, dont le héros retrouve au matin les murs solides de la demeure familiale ; ici, il trahit simplement un naufrage qui n’en finit pas de vous commotionner » (p. 63).
L’auteure évoque un problème tabou que connaissent les lecteurs de ce site et de Les Lieux. Histoire des commodités de Roger-Henri Guerrand : « Les militants de ces mouvements [Les 99 % et les Indignés] ont pu découvrir à cette occasion ce que signifiait la vie dans la rue. À New York, pour les campeurs de Zuccotti Park, racontait la journaliste Barbara Ehrenreich, « une question a éclipsé toutes les autres, y compris celles des licenciements massifs, de la destruction de la classe moyenne et du règne des 1 % les plus riches : où vais-je bien pouvoir pisser ? ». Les toilettes publiques étant rares dans les villes américaines, il faut se débrouiller pour se soulager comme on peut, en s’exposant à de graves ennuis si l’on est pris sur le fait. Dans un rapport intitulé « Criminaliser la crise », une organisation d’aide aux sans-abri signale le cas d’une famille qui, en 2010, alors qu’elle était à la rue depuis un an, avait enfin obtenu un appartement. Mais, le jour de la signature du bail, l’homme a manqué le rendez-vous parce qu’il avait été arrêté pour avoir « uriné en public ». L’appartement a été attribué à quelqu’un d’autre. En mars 2011, cette famille était toujours en quête d’un logement. Le même rapport cite le cas d’une femme enceinte et sans abri qui, après avoir été chassée du musée où elle tentait de se réfugier, puis du banc devant le musée, puis d’un parc public, a fini par accoucher d’un enfant mort-né » (p. 66).
Les arrangements sordides de sous-location sont évoqués par le renvoi à un article de Libération : « Loue studette contre pipe ». En dehors de ces problèmes aigus, la crise du logement affecte les jeunes : « On voit même se gripper la simple dynamique des générations, le principe élémentaire selon lequel les enfants, une fois adultes, sont appelés à gagner leur autonomie et à acquérir une situation au moins équivalente à celle de leurs parents. Là encore, il faut le noter, les inégalités jouent à plein : en 2010, 71 % des enfants de cadres supérieurs ne vivaient plus chez leurs parents trois ans après avoir quitté l’école, contre seulement 45 % des enfants d’ouvriers et 47 % des enfants d’employés. Si certains couples n’ont pas les moyens de rompre, d’autres n’ont pas les moyens de s’installer ensemble : ils continuent de vivre chacun de son côté, tout en ayant parfois déjà un enfant. Ou alors ils limitent la taille de leur famille, faute de place. Beaucoup connaissent un faux départ et doivent retourner vivre chez leurs parents pour une période plus ou moins longue. Un graphiste parisien raconte combien il a mal vécu, alors qu’il approchait de la quarantaine et qu’il avait un fils, de devoir retourner durant près de deux ans chez papa-maman : « Mes parents habitent une cité. C’est un endroit où je ne me suis jamais senti à ma place. J’ai toujours éprouvé la nécessité de partir pour ne pas stagner. » Il s’est vu retomber dans des schémas anciens qui l’angoissaient : « Les parents font de nouveau attention à l’heure où tu rentres, ils te demandent : “Comment s’est passée ta journée ? Est-ce que tu vas bien ?” C’est gentil, mais on a l’impression de devoir tout le temps rendre des comptes. » Pour fuir cette situation, lorsqu’il ne sortait pas, il restait confiné dans sa chambre « comme un adolescent ». Sa mère avait pris l’habitude de baisser tous les soirs le store de sa fenêtre, ce qu’il trouvait « oppressant » : « Il a fallu négocier dur. À la fin, c’était le rouleau à moitié fermé. » Dans les pays du sud de l’Europe, cette tendance est exacerbée par la virulence de la crise ouverte en 2008. 51,6 % des Grecs ayant entre vingt-cinq et trente-cinq ans vivent chez leurs parents, de même que 46,6 % des Italiens, 44,5 % des Portugais et 37,2 % des Espagnols – et, non, la culture n’explique pas tout » (p. 75).
En Asie, voici un cas limite de surpopulation urbaine qui limite la « maison » au minimum vital : « Et puis il y a Hong Kong, l’une des zones les plus densément peuplées du monde. Le photographe Michael Wolf a réalisé des images vertigineuses de certains de ses immeubles. Ils sont pris de loin, de sorte que leurs façades se réduisent à des motifs abstraits, et pourtant on n’en devine ni le haut ni le bas. Ils semblent « coupés de tout contexte terrestre ou céleste ». On a du mal à croire que ces points minuscules et innombrables sont en réalité des fenêtres derrière lesquelles des êtres humains vivent et respirent. Les prix de l’immobilier sont les plus élevés du monde et les logements sociaux manquent. Sur une population de sept millions de personnes, entre cent mille et cent soixante-dix mille vivent dans des « maisons-cages » : des pièces uniques de moins de dix mètres carrés. Certains habitent seuls dans trois ou quatre mètres carrés ; ils partagent la cuisine et les sanitaires avec une dizaine d’autres résidents. D’autres ne disposent que d’une couchette grillagée d’un mètre carré, un « lit-cage » où ils peuvent à peine s’allonger et où ils doivent faire tenir toutes leurs affaires. Une famille de quatre personnes peut s’entasser dans cinq mètres carrés. La chaleur est infernale et l’aération, défaillante ou inexistante. Une série de photos prises depuis le plafond, réalisées à l’initiative d’une ONG locale, donnent une idée de la sensation d’oppression engendrée par de telles conditions de vie. « On se croirait dans un cercueil », déclare le locataire d’une couchette, M. Lam » (p. 85).
Le chapitre se conclut sur une morale que pourrait résumer Coluche : « Il vaut mieux être riche et en bonne santé que pauvre et mal foutu ! » : « Bien sûr, on pourra toujours citer l’exemple d’Amira, étudiante dans l’une des classes préparatoires les plus prestigieuses de Paris, dont la famille a participé à l’ouverture d’un squat du DAL (Droit au logement), rue de Valenciennes, début 2013. Ayant grandi dans un studio avec sa mère, sa sœur et son frère, elle racontait avoir parfois dû, pour pouvoir se concentrer, travailler au milieu de la nuit, quand les autres dormaient, ou aller étudier dans la cage d’escalier. Mais nous sommes des êtres humains, pas des bêtes de foire. À moins de se faire une vision particulièrement doloriste de l’existence, on peut présumer qu’Amira aurait été moins fatiguée et plus heureuse, et qu’elle aurait travaillé tout aussi bien, voire encore mieux, dans une chambre à elle. Un logement digne de ce nom ne devrait pas représenter un but, une finalité, mais un point de départ – vers des destinations inconnues et imprévisibles. Car il n’est pas seulement un abri : il est aussi un tremplin. L’écrivain Alain de Botton formule ainsi ce qu’il considère comme la principale tâche de l’architecture, bien que l’on parle rarement de la discipline en ces termes : « Rendre plus clair à nos yeux ce que nous pourrions idéalement être. » Un bâtiment joue le rôle de « moule psychologique ». Beaux et accueillants, les lieux où nous vivons ont le pouvoir d’aimanter ce qu’il y a de meilleur en nous.
Chez ceux qui s’en sortent après une jeunesse vécue dans des conditions pénibles et humiliantes, ce traumatisme peut en outre créer un besoin de revanche et de compensation anxieux, frénétique, très dommageable pour la société. Dans The Queen of Versailles, une scène montre David Siegel dans le salon familial le matin de Noël. Autour de lui, les enfants arrachent les papiers d’emballage d’une montagne de cadeaux. Lui brandit le seul présent qui semble lui tenir à cœur : une plaque de chocolat Hershey. Au cours du voyage de noces de ses parents, raconte-t-il, dans le train pour Chicago, sa mère avait demandé à son père de lui en acheter une, mais il avait dû refuser : il n’avait pas un sou en poche. Par la suite, son fils lui en a donc offert une à chacun de ses anniversaires et, depuis sa mort, il en mange une pour elle à chaque fête, comme elle le lui a demandé. Bien sûr, on peut voir là une de ces histoires édifiantes que les riches aiment à raconter pour rappeler qu’ils sont « partis de rien » et qu’ils ont « mérité » leur fortune. Mais il est probablement sincère. À la lumière de cette anecdote, on se met soudain à voir la mégalomanie immobilière et les dépenses somptuaires du couple – Jackie vient elle aussi d’un milieu modeste – comme une conjuration sans fin de la pénurie et de la frustration. Et l’on se dit que s’ils n’avaient manqué de rien dans leur enfance, ils auraient peut-être nourri en grandissant des rêves un peu moins affligeants que celui d’avoir dix foutues cuisines » (p. 109).
Chapitre IV : À la recherche des heures célestes.
Ce chapitre évoque le temps « perdu », selon l’allusion à Proust dans son titre. J’en tire cette page : « Mais comment rendre compte d’une expérience qui, pour avoir lieu, exige que vous n’y soyez plus ? On peut s’attacher à décrire celles qui lui sont immédiatement voisines, qui la précèdent ou qui la suivent de peu : se glisser entre les draps, s’emplir les oreilles de leur bruissement qui congédie le dehors, enfouir son nez dans l’oreiller, tirer la couette sur son menton ou sur sa nuque, ramper sur le matelas et s’y cramponner comme un naufragé à son radeau, virevolter et se blottir dans ce cocon à n’en plus finir, douceur et fraîcheur au-dessus, douceur et fraîcheur au-dessous, renouer avec la plénitude sans pareille que procure le fait d’avoir les pieds au même niveau que la tête – ce n’est pas pour rien que, même à notre époque si férue de rationalisation, on n’enterre pas les morts à la verticale.
Quant au sommeil en tant que tel, il faut, autre paradoxe, accepter de l’interrompre pour se donner une chance de l’apprécier. Coleridge rêvait de « ne s’éveiller qu’une fois en un million d’années, pour quelques minutes – juste le temps de savoir qu’on va dormir encore un million d’années ». Dans sa jeunesse, Montaigne, pour qui tous les plaisirs de la vie devaient se goûter de façon consciente et approfondie, et non « en passant et glissant », aimait se faire réveiller brièvement au cours de la nuit : « À celle-fin que le dormir mesme ne m’eschappast ainsi stupidement, j’ay autresfois trouvé bon qu’on me le troublast, afin que je l’entrevisse. » Dans la Recherche, Proust estime lui aussi qu’« un peu d’insomnie n’est pas inutile pour apprécier le sommeil, projeter quelque lumière dans cette nuit ». Il y a effectivement quelque chose de frustrant à s’endormir dès que l’on pose la tête sur l’oreiller pour n’émerger qu’avec la sonnerie du réveil, sans avoir eu le temps de savourer sa nuit. Difficile, cependant, de s’autoriser de tels raffinements quand on doit se lever tôt : chaque moment d’éveil, qui pourrait avoir son charme, est gâché par la contrariété de savoir qu’on est en train de mal dormir et qu’on sera fatigué le lendemain. En résumé, on est condamné soit à manquer de sommeil soit à manquer le sommeil. De même, on a beau souhaiter, les jours de congé, s’y abandonner sans retenue, dormir tout son soûl, le désir de caser aussi dans ce temps libre des occupations qui nous tiennent à cœur nous ramène dans une logique de calcul, d’arbitrage, de bonne gestion du temps. (Ironie du sort, j’écris ces lignes un dimanche et j’ai dégringolé du lit bien avant d’être complètement reposée pour venir m’installer devant l’écran et m’atteler à la rédaction de cette ode au sommeil) » (p. 145).
Chapitre V : Métamorphoses de la bonniche. La patate chaude du ménage.
Le chapitre commence par un éloge des métiers dévalorisés : « Faire le ménage, c’est, comme l’écrit le philosophe Jean-Marc Besse, « réunir de nouvelles conditions pour que quelque chose puisse avoir lieu ». C’est « dégager de l’espace », « ouvrir ou rouvrir un espace propre pour la vie jour après jour ». Ce qui est rendu propre redevient « propre à ». On pourrait trouver du charme à ces moments qui rendent tous les autres moments possibles, comme les auditeurs d’un concert classique, lorsqu’ils prennent place dans la salle, écoutent les musiciens accorder leurs instruments et y entendent la promesse de l’enchantement à venir. On pourrait savourer cette suspension, ce léger retrait par rapport à la vie quotidienne ; on pourrait apprécier l’angle différent qu’ils offrent sur les choses.
Chacun, fille ou garçon, pourrait être sensibilisé dès l’enfance au bien-être et à la beauté que produit ce travail, à la façon dont il permet de s’évader, de méditer et, en même temps, de reprendre contact avec son milieu : « Vous ne pouvez point affirmer ce qu’est en réalité un tableau ou un objet tant que vous ne l’avez pas épousseté tous les jours », écrivait Gertrude Stein. Alors que la culture occidentale reste profondément marquée par la pensée cartésienne, qui postule une séparation radicale de l’être humain et de son milieu, et n’en finit plus de payer le prix de cette erreur, une tâche aussi obscure que le ménage donne lieu à des expériences troublantes. Une jeune femme décrit ainsi sa réaction lorsqu’elle nettoie son appartement et qu’un coup de balai un peu trop violent va heurter le pied de la commode : « Je dis “aïe !”, comme si j’avais mal. »
Dans un monde moins aveugle à tout cela, on pourrait aussi imaginer une meilleure prise en charge collective des locaux partagés, ainsi que, pour ceux qui entretiennent les bâtiments publics, un statut et un salaire à la mesure de leur utilité sociale. En 2009, trois chercheuses britanniques s’étaient amusées à mettre en rapport la rémunération d’un certain nombre de métiers avec leur « valeur sociale », calculée en fonction des « externalités » qu’ils produisent, c’est-à-dire de leur impact positif ou négatif. L’activité d’un publicitaire, par exemple, crée des emplois, mais, en encourageant la consommation, provoque aussi « un accroissement de l’endettement, de l’obésité, de la pollution, de l’usage d’énergies non renouvelables ». À l’autre bout de l’échelle des salaires, un agent de nettoyage hospitalier, lui, « contribue à la marche générale du système de santé et minimise le risque d’infections nosocomiales ». Au final, le premier « détruit une valeur de 11,50 livres à chaque fois qu’il engendre une livre de valeur », alors que le travail du second, « pour chaque livre sterling qu’il absorbe en salaire, produit plus de 10 livres de valeur sociale ». C’est ce qu’avait compris, il y a quelques décennies, Mierle Laderman Ukeles, figure de proue des Garbage Girls, des artistes passionnées par les déchets et les décharges. En 1978, elle avait entrepris de serrer la main des huit mille cinq cents employés de la propreté de New York afin de les remercier de « garder New York en vie ». Le projet, baptisé Touch Sanitation, avait duré un an et demi. « Sans ramassage d’ordures quotidien, la ville s’asphyxie et le désordre social s’avère inéluctable, des exemples contemporains en attestent. Ukeles choisit de photographier et de filmer ce travail ingrat avec la ferme conviction de célébrer les hommes les plus importants de la ville alors même que ces derniers étaient assimilés dans l’esprit du quidam au contenu de leurs camions » (p. 167).
Quant à la répartition des tâches au foyer, c’est sans appel : « Il suffit de regarder les chiffres de l’Insee pour comprendre – si on n’en a pas déjà eu la confirmation empirique – que cet enrôlement généralisé continue de produire ses effets. En moyenne, selon la dernière enquête « Emploi du temps », les hommes vivant en couple effectuent 1 h 17 de travail ménager par jour, et les femmes, 2 h 59 ; avec un enfant de trois ans ou plus, cela devient respectivement 1 h 09 et 3 h 17 (même si ce temps ne concerne pas les soins aux enfants, évalués séparément, mais bien le ménage et les courses). Ce déséquilibre se montre extraordinairement résistant au progrès. Selon l’étude de 2010, les femmes passent moins de temps dans la cuisine, mais c’est « du fait notamment de l’utilisation croissante des plats cuisinés » plutôt que d’un plus fort investissement masculin. Elles passent aussi un peu moins de temps à nettoyer (ce qui amène Le Monde à titrer, tout fou : « Les femmes posent le balai ») « en raison de la hausse du recours à des aides ménagères ». Le sujet reste en effet une source de tensions dans les couples hétérosexuels, et ceux qui le peuvent voient dans l’externalisation un moyen de résoudre le conflit. Cependant, la répartition des tâches qui restent, comme les courses et la préparation des repas, se révèle alors encore plus inégalitaire. Et c’est à la femme qu’il incombe de gérer les relations avec l’employée » […]
« Ce « je ne veux pas le savoir » renvoie l’écho parfait de celui que lancent certains hommes. Comme ce mari d’une autre mère de trois enfants en bas âge : « T’occuper des enfants est la seule chose que tu aies à faire, alors s’il te plaît, tu gères, et je ne veux pas en entendre parler. » Il le justifie par le fait qu’il a « d’autres soucis en tête », en oubliant que bien des mères travaillent à l’extérieur et rentrent elles aussi avec « d’autres soucis en tête », sans que cela les empêche, ou les dispense, de faire face ensuite aux exigences de la vie familiale. Quant à ceux qui jurent de leur bonne volonté, mais invoquent des contraintes professionnelles, à moins qu’ils aient un patron très tyrannique, il y a quelques raisons de se méfier. Énumérant les raisons pouvant expliquer le présentéisme – le fait de passer plus d’heures au bureau que nécessaire –, le chercheur François Fatoux mentionne le cas des hommes qui « se satisfont sans vouloir le reconnaître de rester “coincés” au travail, car rentrer tôt signifie préparer le repas, assurer le suivi scolaire des enfants, leur donner à manger, faire le ménage ». Quand l’alternative se résume à avoir une femme de ménage ou à être la femme de ménage, certaines, si elles le peuvent, choisissent la première option.
Autrefois, les bonnes travaillant pour des hommes célibataires ou veufs devenaient parfois aussi leur maîtresse et cherchaient alors à se faire épouser (le mariage secret de Hannah Cullwick avec son patron reste toutefois un cas singulier). Il y avait les servantes-compagnes ; désormais, il y a les compagnes-servantes. Jean-Claude Kaufmann a rencontré un homme de trente-trois ans qui vivait seul ; pendant quelque temps, il avait eu une femme de ménage qui prenait tout en charge pour lui, allant jusqu’à composer ses repas. Mais, ayant trouvé un emploi plus stable, elle l’avait quitté, le laissant inconsolable. « Maintenant, déclarait-il, je cherche la femme idéale… heu ! heu ! je veux dire : je cherche la femme de ménage idéale. »
Assistant à un repas chez une femme de quarante-sept ans, le sociologue la voit « tout entière au service de son mari, sur le qui-vive, rarement assise, se levant à chaque instant pour lui donner du pain ou lui remplir son verre ». Le cas le plus frappant qu’il ait pu observer est cependant celui de Renata, quarante-sept ans elle aussi. Lorsqu’elle rentre chez elle le soir, vers 22 heures, après avoir déjà fait le ménage de son salon de coiffure, elle se lance dans un marathon affolant. Elle prépare un bon dîner pour son mari (« jamais de surgelés »), mais elle le laisse le manger seul devant la télévision, pendant qu’elle-même avale un sandwich debout, tout en ramassant le linge sec. Puis elle fait la vaisselle du dîner du mari, nettoie toutes les pièces de l’appartement, étend une nouvelle lessive, repasse ; elle change tous les jours tout le linge, même les draps. Sa fébrilité témoigne d’un conditionnement qui confine au traumatisme. Elle est incapable ne serait-ce que de s’asseoir un moment avec ses amis quand ils lui rendent visite. Mais elle ne voit pas sa névrose ; ce mode de vie lui procure au contraire une grande fierté : « J’ai un potentiel d’énergie énorme, j’arrive à tout gérer en même temps. Et en plus j’aime ça. En fait, ce ne sont pas des contraintes. » (pp. 184-186).
Chapitre VI : L’hypnose du bonheur familial.
Ce chapitre permet d’explorer des formes d’habitat alternatives, avec un usage étonnant du mot « cluster », plus sympathique que celui de l’ère coronalithique : « Christopher Alexander insiste sur la nécessité de garantir une intimité suffisante à chacune des entités emboîtées dans un habitat collectif : « Il faut à chaque unité familiale, à chaque personne, à chaque couple, un royaume privé, presque un foyer à part entière, qui réponde à son besoin d’un territoire propre. Dans le mouvement pour bâtir des communautés, les groupes n’ont pas pris ce besoin au sérieux. Ils l’ont ignoré, le voyant comme quelque chose qu’il fallait dépasser. Or il s’agit d’un besoin profond et fondamental. » Pour une famille nucléaire, qu’elle soit ou non entourée d’autres ménages, il conseille d’aménager un espace commun où tous se retrouvent, un espace pour les enfants, un espace pour les parents, et enfin un espace pour chacun des adultes, afin qu’ils puissent « maintenir leur individualité, sans risquer de la voir engloutie dans l’identité de l’autre ou dans l’identité du couple ». (Il mentionne aussi le besoin que les enfants peuvent éprouver d’avoir une chambre ou un coin à eux, besoin dont témoigne leur passion pour les cabanes et les niches de toute sorte.) La configuration où la famille vit au milieu d’autres gens, remarque-t-il, favorise paradoxalement la solitude et l’indépendance, car chacun peut s’isoler sans redouter que l’autre se sente délaissé s’il a envie de compagnie à ce moment-là.
Depuis les années 1970, les bâtisseurs de communautés ont accompli des progrès considérables. Tous les degrés de vie collective, toutes les combinaisons sont possibles. Outre des logements indépendants, le Heizenholz, immeuble coopératif zurichois, compte trois grands appartements en colocation, ainsi que des « clusters » de trois cent trente mètres carrés. Dans une colocation, classiquement, plusieurs personnes disposent chacune d’une chambre et partagent cuisine et salles de bains. Dans un cluster, elles partagent de vastes espaces communs (le plus souvent, une cuisine et une salle à manger), mais disposent aussi chacune d’un module privé constitué de deux pièces, d’une kitchenette et d’une salle de bains. Chaque occupant peut ainsi manger seul ou avec des amis dans sa petite cuisine, ou alors rejoindre les autres dans le grand espace. Même principe dans le futur écoquartier de trois cents appartements que bâtissent pour fin 2017 à la Jonction, à Genève, la Coopérative de l’habitat associatif (CODHA), la coopérative de la rue des Rois et la Fondation de la Ville de Genève pour le logement social. Il comprendra une quinzaine de logements de dix, treize, voire… vingt-six pièces, composés là aussi de modules autonomes organisés autour d’espaces collectifs. Les familles monoparentales qui souhaitent cohabiter pour s’entraider disposeront de modules privés plus grands, avec des chambres pour les enfants : trois d’entre elles se partageront un treize pièces et demie de deux cent soixante mètres carrés. C’est tout de même autre chose que les clapiers individuels avec lits escamotables que l’ancien maire de New York présentait avec tant de fierté… Dans les clusters destinés à des retraités, les espaces communs intégreront une chambre pour héberger les petits-enfants de passage. « Puisqu’il paraît que la demande existe… », s’ébahit le journaliste de La Tribune de Genève. « Un promoteur classique ne pourrait pas se permettre une telle audace, commente Éric Rossiaud, président de la CODHA. Mais, dans une coopérative, les investisseurs, ce sont les futurs locataires. » Quant à faire accepter le principe par les pouvoirs publics, c’est une autre affaire : « La découverte du cluster par une administration peut rappeler les premiers contacts entre l’ornithorynque et les naturalistes du XIXe siècle » (p. 244).
Et voici les « singletons », ces drôles d’animaux humains qui vivent seuls : « Ne pas cohabiter implique de risquer déjà un pied dans une condition que beaucoup redoutent comme la peste : la vie en solo. Pourtant, le tableau infiniment nuancé qu’en dresse Éric Klinenberg invite à réviser ses idées reçues. Certes, le sentiment d’isolement, le manque de contacts humains peuvent causer une grande souffrance. Les singletons (personnes vivant seules : célibataires, veufs, divorcés…) n’ignorent pas les bénéfices de la vie de couple : le réconfort d’une présence, l’intimité partagée, la possibilité de parler de ce que l’on vit, mais aussi plus de moyens financiers et de meilleures chances d’avoir des relations sexuelles. Du moins… si tout va bien. Car il faut se méfier du trompe-l’œil qui accorde tous les avantages à une situation et tous les inconvénients à l’autre. « Je n’ai jamais été aussi misérable que quand j’étais mariée », déclare Helen, enseignante new-yorkaise d’une soixantaine d’années, divorcée deux fois. Sam, un musicien du même âge, ne trouve pas sa vie actuelle idéale, mais ne regrette pas pour autant son mariage : négligé par sa femme, il se sentait profondément seul tout en vivant avec quelqu’un. En se documentant pour son livre Liebe wird oft überbewertet (« L’amour est souvent surévalué »), pamphlet contre le couple paru en 2012 (non traduit), Christiane Rösinger, chanteuse célèbre en Allemagne, a rencontré des cas extrêmes « de femmes qui restaient dans des relations violentes parce qu’elles ne s’imaginaient pas passer le samedi soir seules à la maison ». Par ailleurs, interroge Klinenberg, les affects communément attribués aux singletons, « solitude, regret, peur de l’échec, anxiété, incertitude face à l’avenir », sont-ils inhérents à la vie en solo, ou à… la vie ? » (p. 249).
Chapitre VII : Des palais plein la tête. Imaginer la maison idéale.
Ce chapitre fort stimulant pour l’imagination de nos étudiants, commence par le souvenir d’un conte illustré que j’aurais bien aimé retrouver : « L’anniversaire du potier », de Nicole Schneegans et Roger Blanchon, Les Belles Histoires de Pomme d’Api, n° 82, 1979. Un potier se voit offrir une maison en forme de théière qui peut contenir tous ses amis. Je la mets en relation avec la fable de La Fontaine « Parole de Socrate ». Voici un autre exemple farfelu : « Quant à l’écrivain Raymond Roussel, fils d’une riche héritière, il s’était fait construire en 1925 une « villa nomade » dans laquelle il parcourut les routes de France, de Suisse et d’Italie. Cette voiture de neuf mètres de long comprenait plusieurs pièces, dont un salon-bureau-chambre à coucher modulable, une salle de bains avec baignoire et un dortoir pour ses deux chauffeurs et son valet. Les fauteuils, le lit large et confortable, les rideaux aux fenêtres offraient l’illusion parfaite, à l’intérieur, d’un appartement bourgeois. « On ne saurait concevoir un mode de déplacement plus agréable et plus fertile en sensations constamment renouvelées que celui qui permet de “cueillir le jour” au gré d’une fantaisie vagabonde, sous le ciel qui aura séduit, au sein du paysage qui sera un enchantement des yeux, sans renoncer néanmoins à une seule de ses habitudes, en continuant à jouir de tous les avantages du home familier, en s’assurant, enfin, la satisfaction unique de voyager sans quitter son “chez-soi” », s’enthousiasmait L’Illustré, consacrant un reportage à ce qu’il considérait comme « la plus belle automobile du monde » (27 février 1926) » (p. 269).
Nous apprenons le sens propre du nom anglais « porn », non passé en français, qui désigne un objet de fantasme dans quelque domaine que ce soit : « Fétichisme, vertige à l’idée de ce qui reste caché, affirmation d’une pulsion vitale, élans de sensualité, affolement devant trop de possibilités… Chez ceux qui en sont atteints, la passion des maisons peut s’apparenter à une seconde libido. Mais autant les livres et les jouets fournissent un carburant abondant à l’imagination des enfants, autant, en grandissant, on se retrouve singulièrement démuni. Ou, du moins, on se retrouvait démuni jusqu’à ces dernières années : l’essor de l’Internet des images a permis à des millions d’utilisateurs de Tumblr ou de Pinterest de se livrer à des orgies de photos d’intérieurs et d’abris de toutes sortes. L’omniprésence du terme porn, même s’il n’est pas réservé au registre domestique (on parle surtout du food porn), est significative : cabin porn pour les cabanes, bookshelf porn pour les bibliothèques, interiors porn pour l’architecture d’intérieur, stair porn pour les escaliers… Ce goût reste cependant curieusement clandestin. Ignorant les multiples témoignages du contraire, la société semble juger ces ruminations fantasmatiques dépassées chez un adulte – à l’exception du secteur marchand, bien sûr, qui ne se prive pas de les encourager pour tenter d’en tirer profit. Au sortir de l’enfance, en plus de me faire inviter chez les gens aussi souvent que je le pouvais, j’ai donc continué à me nourrir avec les moyens du bord. J’ai dévoré une impressionnante quantité de magazines de décoration, parce que c’était tout ce que je trouvais. Je restais pantelante d’admiration devant certaines des maisons qui y figuraient. En revanche, lorsque le charme n’opérait pas, devant des intérieurs qui me déplaisaient, trop apprêtés, opulents, prétentieux, je retrouvais toute ma lucidité sur les mécanismes à l’œuvre dans ces pages, qui se contentent le plus souvent de participer à l’étalage complaisant du mode de vie des riches » (p. 272). On peut vérifier qu’il ne s’agit pas d’une plaisanterie par exemple sur ce site.
On en arrive à une série de considérations sur l’idéal de l’architecture : « Alexander réfute l’idée selon laquelle la beauté ou la réussite en architecture tiendraient à une simple question de goût : on peut distinguer les réalisations « vivantes » des réalisations « mortes », affirme-t-il. Les premières possèdent ce qu’il appelle la « qualité sans nom ». Il consacre des pages d’une grande poésie à tenter de la définir. Si l’on ne peut pas la nommer, ce n’est pas parce qu’elle serait imprécise ; au contraire : « Les mots échouent à la saisir parce qu’elle est plus précise que n’importe quel mot. » Elle est cette alchimie toujours unique qui organise les éléments d’un lieu – humains et non humains – de façon à permettre l’épanouissement de chacun, le jaillissement harmonieux de toutes les forces qui les habitent et la meilleure coopération possible entre eux. À l’inverse, un lieu qui en est dépourvu nous empêche de libérer notre énergie ; il détruit notre sens de la vie et « la simple possibilité de la vie, en créant des conditions dans lesquelles les gens ne peuvent en aucune façon être libres ». Il nous enferme dans des nœuds de tensions insolubles. La « qualité sans nom » définit un système non seulement viable et stable, mais fécond, vertueux au sens où l’on dit qu’un cercle est vertueux. Elle est « circulaire » : « Elle n’existe en nous que dans la mesure où elle existe dans nos bâtiments ; et elle n’existe dans nos bâtiments que si elle existe en nous. » La pensée d’Alexander rappelle beaucoup les travaux lumineux du géographe Augustin Berque sur les milieux humains. Berque invite à prêter attention, pour mieux la favoriser, à la façon dont les lieux et leurs habitants s’engendrent et se façonnent mutuellement en un mouvement incessant. Car ils ne sont pas des éléments séparés et figés, mais participent de l’être les uns des autres.
Ce mouvement incessant, ce lent et subtil travail de mise en forme réciproque entre un lieu et ses occupants, on en trouve une illustration dans Le Roman d’une maison de Rezvani. L’écrivain y évoque la petite maison – « un peu plus qu’un cabanon, un peu moins qu’une villa » – du massif des Maures, dans le Var, où il a vécu avec sa femme Lula. Baptisée La Béate, à la fois « modeste et somptueuse », elle « n’a jamais été une “belle maison” ni même de cette sorte de construction dont on se dit qu’elle a été pensée, souhaitée, désirée telle qu’elle est, dit-il. Non, elle est devenue belle par la façon dont elle a été vécue et dont elle s’est modifiée sans pour cela changer d’aspect ». Elle se rapproche de « certains coquillages simplement beaux pour avoir été sécrétés en innocence par la formulation même du vivant… Comme si le fait d’avoir été l’abri d’une façon d’être et de vivre en son creux avait produit une forme singulière, belle par la nécessaire justesse de sa fonction » (p. 280). Cela me fait penser à la magnifique bande dessinée À l’ombre des coquillages, de José Roosevelt.
« Selon Alexander, un bâtisseur ne peut espérer atteindre la « qualité sans nom » que par l’oubli de soi, en se dépouillant radicalement de la tentation de dire quelque chose, de véhiculer une image, quelle qu’elle soit. Il décèle ce défaut jusque chez les grands architectes qui ont célébré le lien à la nature, tels Frank Lloyd Wright ou Alvar Aalto, mais aussi dans l’architecture hippie (il écrit dans les années 1970), qu’il juge trop démonstrative. La concentration sur la justesse et les exigences du bâtiment lui-même doit être totale. Pour que son œuvre puisse prendre vie, le concepteur doit y mettre sa personnalité, certes, mais pas son ego, sans quoi elle sera « si remplie de sa volonté qu’il ne restera plus de place pour sa propre nature ». De même, Charlotte Perriand loue la maison traditionnelle japonaise parce qu’elle « n’essaie pas de paraître, mais de mettre l’homme en harmonie avec lui-même ». Elle partage la conviction du philosophe Soetsu Yanagi, grand redécouvreur des arts populaires de son pays, selon laquelle « le beau ne doit pas être bavard ; il doit comprendre un élément de silence » (p. 282).
Nous arrivons à un éloge de l’architecture japonaise : « Attention portée aux usages et à la vie secrète d’un lieu, discrétion de l’architecte, capacité à orchestrer une symphonie sensorielle… Quelles autres conditions peuvent favoriser l’apparition de la « qualité sans nom » ? Christopher Alexander préconise le recours, au moins en partie, à des matériaux qui s’altéreront avec le temps et rappelleront le caractère transitoire de toute chose. Car un lieu ne peut être vivant si l’on veut donner l’impression qu’il va durer toujours. Les architectes modernistes, observe lui aussi Michael Pollan, rêvent de bâtiments qui soient non seulement débarrassés des fantômes du passé, lumineux, géométriques – comme ceux de Le Corbusier, typiquement –, mais aussi « immunisés contre l’avenir ». Ils ne tiennent aucun compte des altérations que leur œuvre est appelée à subir sous la double action des éléments à l’extérieur et des habitants à l’intérieur. Leur création est destinée à s’inscrire dans la durée, à devenir le théâtre d’une histoire ; elle est vouée à leur échapper. Mais leur désir de maîtrise est si total qu’ils refusent d’admettre cette vérité fondamentale et de l’intégrer à leur démarche. Ils dédaignent les matériaux réputés pour la grâce avec laquelle ils vieillissent, tels que la pierre ou le bois : ils souhaitent des constructions qui aient l’air éternellement neuves. Conséquence : leurs bâtiments se délabrent au lieu de vieillir. De même, ils règlent jusqu’au plus petit détail de l’aménagement intérieur, de sorte qu’ils ne peuvent qu’être contrariés en voyant leurs maisons habitées : elles ne seront jamais aussi parfaites qu’à la veille de l’emménagement. L’un d’eux, à qui l’on demandait s’il lui arrivait de revenir voir l’un de ses bâtiments, s’écriait : « Oh non, c’est trop décourageant ! » Lorsque nous contemplons ces constructions, nous avons sous les yeux des tombeaux où gît le génie du temps.
Auteur du Théâtre équestre Zingaro à Aubervilliers, de la Grange au lac à Évian, de la Condition publique à Roubaix ou encore de l’Académie nationale contemporaine des arts du cirque Annie Fratellini à Saint-Denis, l’architecte Patrick Bouchain se démarque de cette mentalité en revendiquant des réalisations dites « éphémères ». « Ce n’est pas éphémère parce que ça disparaît, explique-t-il, mais au sens où il n’y a jamais de temps arrêté ; le bâtiment n’est jamais fini. Un bâtiment fini, c’est un bâtiment mort. Je suis ouvert à la transformation, par moi ou par d’autres. » Selon lui, il faudrait faire de l’architecture comme on fait un jardin : « Un jardin, quand il est livré, doit être entretenu. Il faut le cultiver, et il va produire des choses grâce à cela. Alors que le logement, on le loue en interdisant d’y toucher. Si on fait cela dans un jardin, il meurt. »
Dans la culture japonaise, où domine le sentiment de l’impermanence et du transitoire, la notion de sabi désigne « la patine de l’âge, le renoncement à l’éclat ». Elle invite à accepter et à apprécier les altérations de la matière, les traces du passage du temps, en magnifiant « la profondeur esthétique que l’usure, la perte de vivacité, la rouille peuvent apporter à un objet qui a bien servi ». Lorsque le Pavillon d’or de Kyoto, détruit par un incendie, fut reconstruit à l’identique, en 1955, un badaud commenta : « Attendons dix ans, qu’il acquière un peu de sabi. » Wabi-sabi est le concept clé de l’esthétique japonaise, wabi désignant plutôt la simplicité, le recours aux matières humbles : bois, papier, paille. Les choses wabi-sabi « gardent la trace du soleil, du vent, de la pluie, de la chaleur et du froid ; elles se décolorent, rouillent, ternissent, se tachent, se déforment, rétrécissent, flétrissent, se lézardent ». Une technique appelée kintsugi, ou kintsukoroi, consiste à souligner les fêlures d’un objet – un bol à thé, par exemple – avec de la laque d’or, afin que ses défauts le rendent encore plus beau » (pp. 284-286).
Quelques pages sont consacrées à l’architecte japonais Terunobu Fujimori : « Le jeu est partout dans ces constructions. La Coal House intègre des portes « aux dimensions d’un hobbit » ; des échelles plutôt raides constituent la seule voie d’accès aux chambres d’enfant. Pour gagner la chambre de thé, située à l’étage, dans une avancée du bâtiment, on peut passer soit par l’extérieur de la maison, en empruntant une échelle et une trappe percée dans le sol de la pièce, soit par une porte secrète depuis la chambre à coucher principale. L’échelle amène le visiteur « à se sentir et à penser différemment dans l’espace » ; Fujimori voulait que ceux qui y grimpent aient « un petit peu peur ». Son architecture combine des dispositifs stimulants, excitants, qui procurent des sensations fortes et incitent à la hardiesse, et d’autres qui invitent à se pelotonner, à se blottir confortablement. Ainsi, il aime les fenêtres à croisée, qu’il juge rassurantes car elles interposent un « modeste obstacle » entre l’habitant et le paysage. L’alternance de grandes fenêtres et d’autres toutes petites sur les façades de certaines de ses maisons témoigne d’un sens de l’intimité absent des constructions modernistes. Elle se situe à l’opposé des baies vitrées rectilignes très prisées par l’architecture contemporaine, qui transforment le paysage en trophée et placent l’habitant en vitrine. Dotée de parois entièrement transparentes, la S House bâtie en 2014 dans une banlieue de Tokyo par Yuusuke Karasawa pousse cette tendance à l’extrême : seule la salle de bains y échappe aux regards du voisinage. Comment un monde bâti sur le regard pourrait-il ne pas devenir un monde de la surveillance et de l’exposition panoptique ? » (p. 295). Cela nous renvoie à l’extrait des Essais de Montaigne, texte n°2 de ce corpus « La bonne distance ». Voici peut-être une piste pour un corpus ? On pourrait imaginer d’inclure la photo de la « Coal house » prise sur cette page (ci-dessus), ou bien celle de la S House prise sur celle-là.
Et la plus belle maison n’est-elle pas celle qu’on construit ? « On peut pourtant rêver encore mieux que des architectes mettant leurs talents au service du plus grand nombre : le plus grand nombre devenant architecte – et bâtisseur. Or on en est loin. « La société industrielle est la seule qui s’efforce de faire de chaque citoyen un élément qu’il faut abriter et qui est donc dispensé du devoir de cette activité communautaire et sociale que j’appelle l’art d’habiter », écrit Ivan Illich ; nous appartenons, dit-il, à l’espèce de l’Homo castrensis, l’« homme cantonné ». Non seulement le futur occupant d’un logement ne prend aucune part à la construction, mais il n’est même pas consulté, remarque Patrick Bouchain : « Lui a-t-on jamais demandé combien il espérait avoir d’enfants, si cela lui ferait plaisir que sa mère – ou sa sœur, ou son frère – n’habite pas trop loin de chez lui ? Lui a-t-on jamais demandé s’il avait des meubles de famille auxquels il tenait (malgré leurs dimensions), ou même seulement s’il avait le vertige ? Et, pourtant, pendant combien d’années cet habitant va-t-il rire, pleurer, avoir peur, aimer, élever des enfants, fêter des anniversaires, réunir des amis dans cet immeuble qu’aura autorisé à construire le maire, qu’aura financé le promoteur, qu’aura imaginé l’architecte et qu’auront réalisé ingénieurs, artisans, ouvriers, sans que jamais, à aucun moment, on lui ait demandé son avis ? » Cette déconnexion entre décideurs, constructeurs et habitants a des conséquences sur la forme même des bâtiments. Christopher Alexander observe qu’un paysan est le mieux placé pour concevoir une grange, par exemple, car il est « en contact profond avec sa fonction ». Il juge « impossible de créer un bâtiment ou une ville qui soient vivants en contrôlant tout d’en haut ». Bouchain plaide, lui, pour que le temps dont disposent les chômeurs puisse être utilisé « à la réalisation d’une partie de la ville qui pourrait inclure leur habitation » » (p. 309). Belle réflexion, que chacun pourra prolonger. J’ai eu la chance, à 4 reprises, de participer à la construction de mon habitat. Quand j’étais ado, mon père m’a fait installer, et en mettant la main à la pâte, une chambre à la place de la cave où l’on entreposait le charbon. La chaudière à gaz prenait moins de place, et le local me servait de laboratoire photo ; j’étais heureux comme un pape dans cette soute séparée des autres habitants par l’étage principal. Plus tard, dans mon premier appartement à moi, mon père m’a aidé (ou le contraire), a démolir une cloison, puis à tout refaire la cuisine. Dans mon appartement actuel, une architecte devenue amie (celle qui m’a conseillé ce livre) m’a refait un espace salle d’eau / cuisine qui tienne compte de ma personnalité (j’ai participé au plan, j’ai choisi les couleurs, etc.) Il est évident que cela change la vie, car avant ces travaux j’envisageais de quitter le quartier.
Et voici la « parabole du livreur de tofu » : « Au XXe siècle, pourtant, l’idéal autrefois élitiste du splendide isolement au milieu de la nature – ce que les Américains nomment escapism – s’est démocratisé. Il s’est développé à une échelle gigantesque dans tous les pays riches, à partir des États-Unis, grâce à ce que Berque appelle le « couple automobile-maison délicieuse » (la « maison délicieuse » pouvant être la résidence principale ou secondaire). La voiture a donné une traduction d’une ampleur inédite à une vieille aspiration de la culture américaine, caractérisée par l’amour des grands espaces. Il en résulte le phénomène de l’« urbain diffus », désormais décuplé par Internet, qui permet de faire ses courses en ligne et de fuir la société sans perdre le contact avec elle ; le géographe Brian J. L. Berry parle d’« e-urbanisation ». Le problème, c’est que ce modèle détruit la nature… par amour de la nature, comme l’illustre la « parabole du livreur de tofu » : « Prenez une ville traditionnelle, bien compacte, avant la diffusion de l’automobile. Cent habitants y vont à pied acheter leur tofu au coin de la rue. Maintenant, prenez l’urbain diffus. Ces cent habitants y vivent chacun dans sa maison individuelle, isolée au bout d’une petite route au fond du paysage ; et chacun commande son tofu sur Internet. Il faut donc maintenant cent livraisons motorisées pour acheminer ces cent tofus au bout de ces cent routes. Quel est le plus écologique, la ville compacte ou l’urbain diffus ? » Avant même Internet, l’habitat bucolique avait pour corollaire les trajets réguliers et nettement moins romantiques à l’hypermarché le plus proche pour s’approvisionner : parkings bétonnés à perte de vue, hangars à l’atmosphère confinée dégueulant de marchandises. Une corvée à laquelle il faut se résigner pour pouvoir, le reste du temps, profiter des joies d’une vie authentique ? Pas seulement : « Prendre sa voiture pour acheter chaque semaine la nourriture familiale en grande surface consomme trente fois plus d’énergie et rejette soixante-dix fois plus de gaz carbonique dans l’atmosphère que de faire ses courses à pied plusieurs fois par semaine dans un commerce de proximité », écrit la journaliste Jade Lindgaard » (p. 318).
Le livre se termine par un éloge paradoxal de la vie en ville. J’étais d’accord avec Mona Chollet, mais le coronacircus m’a fait réaliser ce que je refusais de voir depuis des années : la transformation de Paris en enfer totalitaire par les khmaires verts de l’écologie punitive. Et avec le « passe sanitaire », je me vois privé d’un seul coup de tout ce qui faisait l’intérêt de Paris. Tout. Donc la vraie écologie, ce sera à la campagne. Avis aux amateurs…
– Extraits colligés par Lionel Labosse
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