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Attention chef-d’œuvre, pour les lycées.

Fun Home (une tragicomédie familiale), d’Alison Bechdel

Denoël Graphic, 2006, 239 p., 20€

lundi 28 mai 2007

Fun Home est un roman autobiographique en bande dessinée sous forme de « tragicomédie familiale », comme le titre l’indique, abréviation de « Funeral home ». Pour cerner son père imprévisible, Minotaure d’un labyrinthe physique et moral dont il est aussi le Dédale et finira comme Icare, la narratrice auteure Alison Bechdel a construit un récit labyrinthique dans lequel le lecteur se heurte à tout instant à l’image du père, à travers un kaléidoscope de citations littéraires. Le lesbianisme affirmé de la fille se construit en contrepoint de l’homosexualité refoulée du père. L’auteure édifie ce tombeau littéraire par un processus d’inversion de l’activité de son père, embaumeur passionné de littérature : elle déterre son cadavre et le désembaume pour tenter de le comprendre, en un hommage paradoxal.

Résumé

Les Bechdel habitent une sorte de manoir en Pennsylvanie, que Bruce, le père, a patiemment retapé de ses mains grâce à des prodiges de créativité. Enfant, Alison éprouve tôt le sentiment du factice des « ornements inutiles », et se met « à voir [s]on père comme moralement suspect bien avant de savoir qu’il cachait un sombre secret » (p. 20). La famille est une « imposture », la maison un « simulacre, un musée ». À partir de la mort, probable suicide du père, Alison revient par un cheminement labyrinthique sur divers épisodes de la vie de ses parents, leur séjour en Europe avant sa naissance, leur drague intello imprégnée de lectures de Francis Scott Fitzgerald, son propre cheminement sexuel et la prise de conscience de son lesbianisme, analysés comme un négatif du cheminement de son père, liant sans ambages identité et orientation sexuelle. Le funérarium familial, petite entreprise qui complète les revenus des parents professeurs de littérature, occupe le centre du labyrinthe, puisqu’il imprègne l’esprit de la narratrice et de l’ouvrage d’une « désinvolture » (p. 39) au sujet de la mort. De là son goût pour la famille Addams et les « cartoons » (p. 38). De là peut-être son désir de « détecter chez l’autre le tressaillement du chagrin qui se dérobait à [elle] » (p. 49), à l’imitation du père qui lui montre sans préparation son premier cadavre. Comment ne pas voir dans la vignette de la p. 48, représentant un homme nu avec « sa poitrine ouverte sur une grotte rouge sombre », l’allégorie du « vieux père » qui cache de semblables abîmes ? L’accession progressive de la jeune fille aux plaisirs des sens nous est rapportée, avec une illustration inédite jusqu’à présent parmi les ouvrages de notre sélection, à la masturbation féminine (p. 80 ; p. 174, 175, p. 211), sur laquelle l’auteure revient plus souvent que sur le coït (clairement montré, p. 84). Masturbation reliée à la lecture ou à la pratique du dessin. La narratrice relie son coming out épistolaire à la révélation tardive et progressive, avant et après sa mort, du goût de son père pour les hommes, particulièrement pour les adolescents, ce qui lui avait valu un procès bien à l’américaine pour avoir offert une « boisson maltée » à un garçon de pas encore 18 ans (voir le même thème dans Sexy, de Joyce Carol Oates).

Le coming out est présenté comme plus facile que l’aveu des premières règles, lequel occupe plusieurs pages. L’auteure relie brièvement le lesbianisme au féminisme, avec l’évocation de sa première amante « pro-matriarcat », ce qui ne semble pas l’avoir influencée par la suite. Elle se souvient par ailleurs avoir été surnommée « butch » par ses cousins (p. 100), et se trouve un lien avec son père, une « inversion » dans leur « révérence commune pour la beauté masculine » (p. 103). Ce point de vue rare dans un milieu où l’on a tendance à éclater les communautés sous des étiquettes rigides, me semble mériter l’épithète d’altersexuel. De nombreux extraits de lettres, de romans, du journal intime codé ou tronqué de la jeune fille, d’articles de dictionnaires, truffent l’ouvrage, comme cette expression mystérieuse qu’elle apprend à ses dépens : « to eighty-six », qui signifie « refuser de servir un client indésirable », en référence au Chumley’s, bar de Greenwich village à New York, situé au 86, Bedford Street ; ou encore le beau passage sur une décomposition imprégnée de cratylisme du mot « orgasme » (p. 175) ; sans oublier la critique de l’absence du sens moderne de queer. Citons aussi cette lettre-clé du père, citée à deux reprises, où il reconnaît à demi-mot son homosexualité, avec la biffure symbolique du e dans « prendre partie ». Mentionner tous les symboles qui émaillent le texte serait impossible. Le serpent, présent dans le récit de la mort : « la fin de son mensonge coïncide avec le commencement de ma vérité » (p. 121). Les allusions littéraires et citations vertèbrent le récit, que ce soit celle de Camus, d’Ulysse de Joyce, ou d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust, qui donne son titre au chapitre central, ou encore la mention du procès d’Oscar Wilde, en lien avec la pièce que joue la mère de l’auteure au moment précis du procès de son mari.

Intérêt pédagogique

Ce n’est pas à cause d’images trop explicites que l’on réservera ce livre aux élèves de première ou de terminale, particulièrement dans les sections littéraires et artistiques, mais à cause du haut degré de spéculation. La sexualité y est présentée naturellement, comme la mort, sans provocation aucune — ce qui n’empêchera pas les tartufes habituels de s’offusquer — mais la passion exacerbée (et sexuelle) de l’auteure héritée de son père, pour la littérature, rebuterait des élèves plus jeunes. Au contraire, pour nos adolescents attirés par l’art mais lecteurs peu motivés, cet ouvrage hybride pourra les faire passer en douceur de l’univers bande dessinée à l’univers littéraire. On proposera, outre les passages déjà cités, une belle double page (p. 26, 27), où tout, dessin, texte, disposition graphique, suscite cette image du labyrinthe cachant un sombre secret, sans compter l’émotion assurée par l’évocation du père. Émotion dont l’auteure n’abuse pas : « Il y a une sorte d’opportunisme émotionnel à le présenter comme une victime de l’homophobie » (p. 200). Les pages 160 à 163 sont tout à fait adaptées pour les collègues qui cherchent un support pour évoquer auprès de collégiens la survenue des règles chez les jeunes adolescentes (il faudra charcuter pour éviter d’autres allusions que des parents trouveraient choquantes). Enfin, pour ceux qui souhaiteraient un support pour évoquer l’histoire du sida, les p. 198/199 sont intéressantes, en ce qu’elles formulent des hypothèses (farfelues mais parlantes pour des enfants) sur l’origine du sida et l’impact qu’il aurait eu sur le père s’il ne se fût tué en 1980. 1980, c’est aussi la date de sortie de Shining, de Stanley Kubrick, un autre film construit sur le thème du labyrinthe, de la famille imposture et de la figure du père Minotaure, lequel dans le roman de Stephen King L’enfant lumière qui a servi de base au scénario, était clairement un homosexuel refoulé…

 Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».

Label Isidor HomoEdu

 Voir Love my life, de Ebine Yamaji, bâti sur le même rapport fille lesbienne / père gay. Voir le site consacré à Dykes to watch out for (lesbiennes à suivre / à surveiller), qui a valu à l’auteure une renommée précoce dès 1983 (lien ci-dessus).
- Lire la critique de François Peneaud sur actuabd.com, et l’article de Wikipédia sur Fun Home.
 Alison Bechdel a conceptualisé le « Test de Bechdel », un questionnaire en trois points permettant d’identifier les œuvres sexistes.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Dykes to watch out for


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