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Bouc émissaire, pour les CM2 / 6e

À mort l’innocent ! d’Arthur Ténor

Oskar jeunesse, 2007, 127 p., 12 €

dimanche 9 décembre 2007

Voici un roman policier très efficace, dans la lignée de Le Bouc émissaire (l’Instit), de Gudule. Plutôt que de surfer sur l’Affaire d’Outreau, Arthur Ténor a choisi de nous replonger dans les obscures années 60, époque où l’homosexualité était encore considérée par la loi comme un « fléau social », suite à l’amendement Mirguet (il serait bon de le préciser pour les jeunes lecteurs d’aujourd’hui). Il n’y avait donc pas besoin d’être accusé de pédophilie ; être simplement célibataire et maniéré suffisait à faire d’un instituteur le bouc émissaire idéal. Le roman s’adresse aux plus jeunes, qui s’identifieront dans le désir de justice du narrateur.

Résumé

Un certain Gabriel Orthis vient de décéder. Sous le coup de l’émotion, le narrateur, Rémy, reconstitue le « puzzle disloqué de [s]es souvenirs » (p. 4). Cet homme, originaire de Toulouse, avait été nommé instituteur à Saint-Clémentel, à la rentrée 1965. Très apprécié de ses élèves, ses « manières un peu précieuses » (p. 7) le font rapidement identifier comme « un pédé » par quelques parents d’élèves mal intentionnés. Le mot circule parmi les élèves, qui n’en connaissent pas la signification. Matthias, le calomniateur en culotte courte, demande à son maître le sens de ce mot, lequel refuse de répondre autre chose que « c’est un gros mot ». Un jour, on découvre dans la forêt le corps de Dominique, un des élèves de la classe de Gabriel, blessé à la tête. L’étranger aux manières précieuses constitue aussitôt le suspect idéal, et tout le village se ligue pour le désigner à la police, d’autant plus que vient de se dérouler (du 2 au 7 mai 1966), le procès de Lucien Léger. Un inspecteur se livre à un interrogatoire orienté pour confondre l’instituteur. Malgré une perquisition qui ne donne rien, « pas même un magazine de charme » (p. 33), Gabriel manque être victime d’une lapidation, puis reçoit une odieuse lettre anonyme, qu’il lit à ses élèves. Un jour, sur le témoignage-surprise d’un villageois qui l’aurait vu, il est brutalement arrêté, interrogé et incarcéré en compagnie de deux brutes à qui on le désigne comme « pédé » et assassin d’enfant, ce qui revient à un appel au meurtre. Le jeune narrateur, d’abord persuadé de la culpabilité de Gabriel parce qu’on lui a extorqué des aveux, finit par mener sa propre enquête sur le témoignage douteux qui a mené son maître en prison.

Mon avis

Le récit est rondement mené, en alternant point de vue interne et point de vue omniscient. On dénichera dans le texte quelques légères invraisemblances (la façon de confronter directement un suspect et son accusateur, p. 44) et anachronismes. Par exemple, lors de l’interrogatoire, la façon de répondre de l’instituteur à l’inspecteur qui lui demande si son « penchant pour les garçons s’est aggravé », est un peu trop actuelle : « Vous en parlez comme d’une maladie » (p. 54). À l’époque, être homosexuel était effectivement à la fois une maladie et un délit. L’homosexualité n’a été retirée de la liste des maladies mentales par l’Organisation mondiale de la santé qu’en 1990, et la loi du 4 août 1982 avait dépénalisé définitivement l’homosexualité en France. Rappelons que sous la présidence de Giscard d’Estaing et quand Jacques Chirac était son Premier ministre, l’homosexualité était un délit. L’homosexualité était au sens propre quelque chose qu’on « avouait », et on imagine mal un instituteur oser se défendre franchement d’une telle accusation ! On peut également regretter que cet instituteur n’ait aucune vie privée. Il est présenté comme une victime, et c’est tout. En dehors d’une anecdote d’internat scrupuleusement conservée dans les archives de la police (on l’a surpris dans le lit d’un camarade, comme Robert Dôle), le narrateur ne lui accorde jamais la moindre relation amoureuse ou sexuelle : « Gabriel Orthis était un ange » (p. 127). En effet ! Le roman s’adresse donc aux plus jeunes, qui s’identifieront dans le désir de justice du narrateur, qui veut devenir avocat non pas pour « mettre en prison les criminels », mais « pour éviter de mettre en prison des innocents » (p. 90). Pour aller plus loin et revenir à l’époque actuelle, les interrogatoires orientés pratiqués par l’inspecteur rappellent ceux dénoncés dans Antimanuel d’éducation sexuelle, de Marcela Iacub & Patrice Maniglier, et le refoulé pétainiste qui anime la Justice et le Français moyen en leur faisant éprouver un plaisir sadique à l’idée de jeter des innocents en prison est magistralement dénoncé dans L’École du soupçon, Les dérives de la lutte contre la pédophilie, de Marie-Monique Robin. Pour rester dans les années soixante, on pense également à l’affaire Russier, racontée dans Les Écrous de la haine, de Michel Del Castillo.

 Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».

Label Isidor HomoEdu

 Lire l’article de Jean-Yves sur le blog Culture et Débats. Ce roman a été sélectionné pour le prix des Incorruptibles 2008/09, niveau 5e/4e. Une occasion à ne pas manquer !
 Lire notre entrevue exclusive avec l’auteur.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Site d’Arthur Ténor


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Messages

  • Auteur de ce roman, j’ai lu avec grand plaisir, comme vous l’imaginez cet article critique. Je souhaite juste vous signaler que ce roman a eu le prix du polar de Montigny les Cormeilles et se trouve dans la sélection 2009 du prix des Incorruptibles (qui implique près de 4 000 collèges). Pourquoi ce signalement, pas simplement par fierté. Ce roman m’a été refusé par tous les "grands" éditeurs, certains m’avouant "qu’il faisait débat" (alors que c’est ce que je trouvais justement intéressant !) Eh oui, mieux faire dans le "correct". Peur de choquer ? Peur du sujet ? Peur de quoi ? Je me le demande bien. Je remercie Oskar Edition, un "petit" éditeur qui n’a pas peur de ce qui fait débat, et je suis vraiment heureux du parcours de ce livre, au-delà de mon intérêt personnel.
    Arthur Ténor

    • Bonjour

      je viens de lire à mort l’innocent que j’ai trouvé excellent. Je ne sais pas si l’affaire qui est décrite dans ce livre est basé sur des faits réels, mais elle m’a étrangement rappelé d’autres affaires, bien réelles celles-là.
      Ainsi, dans l’avis, il est dit que le fait de présenter directement un suspect à un témoin n’est pas pratiqué dans les commissariats. Or c’est ce qui s’est exactement passé dans l’affaire Christian Ranucci, qui a craqué et avoué son crime précisément lorsqu’il a été présenté directement à sa principale accusatrice (la témoin Aubert).
      Bravo donc pour l’auteur et bon succés à ce livre

      PS : je suis fonctionnaire, mais pas dans l’éducation