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Paléographie du féminisme, pour collèges et lycées
La Cité des dames, de Christine de Pizan
Stock / Moyen Age, 1405, édition et traduction de 1986.
mercredi 3 février 2010
Mon attention a été attirée sur La Cité des dames de Christine de Pizan par Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, qui l’évoque en passant à la p. 177 de l’édition Folio, rappelant notamment le plaidoyer pour l’éducation des filles. Il est intéressant de se plonger dans ce texte parmi les plus anciens des essais — avec emballage fictif — que l’on peut classer dans le féminisme. La Cité des dames n’est pas le premier texte féministe de Christine de Pizan ; elle a déjà donné quelques années auparavant une Epistre au Dieu d’Amours (1399) et un Dit de la rose (1402), critique de la seconde partie du Roman de la rose de Jean de Meung. Bien évidemment, il faut tenir compte du contexte : à la seule lecture de La Cité des dames, la malheureuse Christine de Pizan passerait pour une traîtresse à la cause, prompte à ramper sous les fourches caudines du mâle. Nombre de ses arguments sont contestables de notre point de vue actuel. Pour simplifier, d’une part ils justifient les femmes au lieu de revendiquer, et pour justifier, humilient ; d’autre part, ils ne concernent que l’aristocratie à laquelle appartient l’auteure — malgré sa prétention affichée de représenter les « dames de toutes conditions » (p. 274) — justifiant l’argument de Beauvoir selon lequel les femmes sont plus proches de leur milieu social que solidaires de leur sexe.
Le texte est établi et présenté par Thérèse Moreau et Éric Hicks. On regrettera l’absence de notes, qui eussent été fort utiles pour éclairer notre lanterne sur les personnages inconnus ou les versions divergentes de personnages connus. Seule l’introduction (plus un index) permettent de resituer l’auteure dans son contexte, et de relativiser le fameux jugement de Gustave Lanson rappelé p. 17 ; « un des plus authentiques bas-bleus qu’il y ait eu dans notre littérature ».
Le point de départ de l’œuvre est le désappointement de l’auteure face à la misogynie patente d’un livre qui lui tombe sous la main : Les lamentations de Mathéole [1]. Elle est accablée et désespérée « que Dieu m’ait fait naître dans un corps féminin », et c’est alors qu’elle voit apparaître « trois dames couronnées, de très haute dignité » (p. 38). Ces dames, qui sont Raison, Droiture et Justice, entreprennent de consoler Christine, en lui recommandant de prendre les écrits misogynes en les « tourn[ant] à [s]on avantage » (p. 39). Elles prendront la parole tour à tour dans le récit, et construiront avec Christine une cité des dames, commençant par les fondations et les murailles, puis l’intérieur, puis les toitures. Le texte est une litanie, reprise majoritairement de Boccace, de femmes illustres dignes de peupler la cité, cela dans une perspective hétérosexuelle et patriarcale, « puisqu’il n’est bête ni oiseau qui ne recherche naturellement sa moitié, c’est-à-dire la femelle ; c’est donc chose bien dénaturée si un homme doué de raison fait le contraire » (p. 51).
Évhémérisme
Ce qui frappe dans La Cité des dames, ce sont les omniprésentes et longues citations de Boccace, auteur de De claris mulieribus, dont la traduction française venait de paraître en 1403 sous le titre Les clères femmes. On sera parfois surpris par le penchant de l’auteure à l’Évhémérisme, c’est-à-dire à considérer les personnages mythologiques comme ayant réellement existé, nous en donnant parfois une image fort éloignée de la tradition. Les femmes célèbres sont considérées comme ayant existé sur le même plan, qu’elles appartiennent à la mythologie ou à l’Histoire (il arrive aussi que soient évoquées des contemporaines encore vivantes, ex. p. 235). D’autre part, les versions données contiennent des mythèmes originaux. Par exemple, les Amazones coupent « le sein gauche des petites filles de haute noblesse », et le droit « aux moins nobles » (p. 71). Une certaine Carmenta est donnée comme ayant inventé l’alphabet (p. 100). Le mythe d’Antigone est totalement transformé : une certaine Argie ; épouse de Polynice, assure sa sépulture ; Antigone n’est pas nommée ! Xanthippe, l’épouse de Socrate, est mentionnée sans qu’il soit question de sa réputation de mégère, bien qu’il soit question de dénoncer la misogynie !
Au contraire, quand il s’agit des chrétiennes, les plus miraculeuses absurdités ne rebutent pas Christine. La troisième partie notamment est un martyrologe qui atteint le plus haut comique. Les récits édifiants évoquent ces dessins animés où le méchant ne parvient pas à se débarrasser du gentil. Le plus inénarrable dans le genre est sans doute celui consacré à Sainte Martine, qui nous fait rire tout à fait fortuitement à cause des livres illustrés au nom de cette héroïne. On l’écartèle, en vain ; on l’enduit de graisse brûlante ; on lui « arrache les chairs avec un peigne de fer » ; on l’« offr[e] en pâture aux bêtes sauvages », on la jette dans un brasier, on l’égorge ; rien n’y fait, Martine est toujours vivante, et on s’attendrait à ce qu’elle dise : « Quoi de neuf Docteur ? » ! Christine nous livre une dizaine de récits de la même farine, et du coup, sa version des mythes païens paraît d’autant plus réaliste. Pour la bonne bouche, citons l’inénarrable relation d’un préfet romain ensorcelé qui, croyant violer des chrétiennes, « se mit à serrer dans ses bras et à couvrir de baisers les chaudrons et autres ustensiles de cuisine », et ceci « jusqu’à l’épuisement » ! (p. 268) : quel comble de l’altersexualité !
Orthosexualité
On est frappé par l’absence de mention de toute relation amoureuse ou sexuelle autre qu’exclusivement hétérosexuelle, et encore, avec réticence. Nombre de femmes sont louées parce qu’elles se sont refusées à tous les hommes, ou, comme Zénobie, qui « ne couchait avec son mari que pour assurer sa descendance » (p. 83), sans oublier le véritable gimmick que constitue dans les histoires édifiantes ce type de motif : « et résolut de ne jamais se remarier et de vivre dans le veuvage et la chasteté » (p. 185), qui en dit long sur l’asservissement sexuel des femmes. Dès qu’il est question — et c’est fréquent — d’un Romain ou d’un Grec connu pour sa bisexualité, les seuls termes utilisés sont rendus dans la translation en français moderne par « débauche » ou « turpitude », sans jamais la moindre précision, dans le droit fil des manuels religieux qui conseillaient de ne pas donner de mauvaises idées en nommant les choses. Par exemple sur Othon : « cet homme était si raffiné, avait un corps si gracile que jamais on ne vit être plus délicat […] Il s’adonnait à toutes les turpitudes (p. 194). Au sujet de Sapho, l’adjectif « saphique » est utilisé mais uniquement pour qualifier sa poésie, et aucune allusion n’est faite à ses amours, alors que par ailleurs, aucune occasion n’est ratée pour rappeler qu’une femme s’est refusée aux hommes. Pour ce qui est de l’inceste, il est parfois mentionné, et l’on s’amusera des justifications de Christine, dont voici un exemple à propos de Sémiramis : « Il est vrai que certains l’ont blâmée — et ç’eût été à bon droit si elle eût été de notre foi — d’avoir pris pour époux le fils qu’elle avait eu de son mari Ninus. [suivent deux raisons] Ce fut certes là une grande faute, mais comme il n’y avait pas encore de lois écrites, on peut l’en excuser quelque peu ; les gens ne connaissaient en effet d’autres lois que celles de la Nature, et il était loisible à chacun de suivre son bon plaisir sans commettre de péché. » (p. 70).
Plusieurs cas de travestissement FtM sont racontés, notamment de femmes guerrières accompagnant leur mari (p. 148), ou l’histoire d’une femme bannie pour une fausse accusation d’infidélité, qui devient conseiller du Sultan, et dans cet habit, confond son accusateur devant son mari (p. 205), puis deux histoires de filles devenues moines et saints. On notera encore certaines histoires que l’auteure a particulièrement développées, par exemple celle de la Marquise de Salusses, alias Grisélidis, dont on connaît la version de Charles Perrault. L’histoire — tirée de Boccace — d’Isabeau dont l’amant est tué par ses frères, et qui récupère sa tête et la met dans un pot de basilic (p. 224), préfigure l’attitude de Mathilde de la Mole lors de l’exécution de Julien Sorel.
Argumentation du faible
L’argumentation est faible par rapport à nos critères actuels. Ainsi sur la question du travail, Dame Raison adopte-t-elle une défense que nous jugerions maladroite : « un maître avisé et prévoyant répartit à sa maisonnée les différents travaux domestiques, et [que] ce que l’un fait, l’autre ne le fait pas. Dieu a voulu ainsi que l’homme et la femme le servent différemment, qu’ils s’aident et se portent secours mutuellement chacun à sa manière. » (p. 62). Et que dire de cette affirmation : « Je connais d’autres femmes, que je ne nommerai pas — car cela pourrait leur déplaire —, qui ont des maris si pervers et de mœurs si dissolues que leurs beaux-parents voudraient les voir morts. Ils font tous leurs efforts pour reprendre leurs filles chez eux et les soustraire à leurs mauvais maris. Mais celles-ci préfèrent être rouées de coups, mal nourries, vivre dans la pauvreté et l’esclavage avec leurs époux que de les abandonner. » (p. 160) ? Ou de celles-ci : « ne vous indignez pas d’être soumises à vos maris, car ce n’est pas toujours dans l’intérêt des gens que d’être libres » ; « soyez humbles et patientes, et la grâce de Dieu s’étendra sur vous » ; « Qu’aucune d’entre vous ne persévère opiniâtrement dans des opinions frivoles et sans fondement — dans la jalousie, dans l’entêtement, dans un langage méprisant ou dans des actions scandaleuses —, car ce sont là des choses qui troublent l’esprit et font perdre la raison, et des façons particulièrement disgracieuses et malséantes chez une femme » (p. 276/277).
Malgré ces allégeances au patriarcat, quelques saillies modernes parsèment le texte. Par exemple, en prébeauvoirienne, Christine fait dire à Dame Raison : « L’expérience de ton propre corps nous dispensera d’autres preuves » (p. 53). Elle prône l’éducation des filles : « Si c’était la coutume d’envoyer les petites filles à l’école et de leur enseigner méthodiquement les sciences, comme on le fait pour les garçons, elles apprendraient et comprendraient les difficultés de tous les arts et de toutes les sciences tout aussi bien qu’eux » (p. 91). Comme dans les sociétés modernes, Christine de Pizan est consciente des obstacles de ce qu’on pourrait nommer misogynie intériorisée : « Ce sont les préjugés féminins de ta mère qui t’ont empêchée, dans ta jeunesse, d’approfondir et d’étendre tes connaissances car elle voulait te confiner dans les travaux de l’aiguille qui sont l’occupation coutumière des femmes » (p. 180). Autre trait de modernité, on note l’usage du mot « matrimoine » (p. 275), dont le Robert historique signale effectivement l’existence éphémère à cette époque, dans le sens « biens maternels », et non dans celui de pendant du patrimoine que lui donnera Hervé Bazin.
– Voir un sujet de bac sur L’éducation des femmes, incluant un extrait du texte de Christine de Pizan.
Voir en ligne : Présentation et textes de Christine de Pizan
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[1] Ce « Mathéole » ou « Matheolus » est aussi appelé Mathieu de Boulogne, et son livre a été traduit en français par Jean le Fevre de Ressons ; c’est cette version que Christine de Pizan a dû avoir sous la main.