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Une anare anti-génération, pour les 3e et le lycée

Antigone 256, de Jacques Cassabois

Hachette, black moon, 2007, 212 p, 12 €.

vendredi 5 octobre 2007

La publication récente de cette version romancée du mythe d’Antigone fournit le prétexte d’une étude comparée des différentes versions. Je ne connais pour le moment que celle de Sophocle et celle d’Anouilh, plus la version récente d’Anne Théron. Que Jacques Cassabois me pardonne de me servir de son texte comme prétexte, mais le mythe d’Antigone me passionne, parce qu’Antigone est celle qui dit « non », l’anare opposée au pouvoir symbolisé par Créon ; c’est aussi celle qui refuse l’ordre de la filiation. Avouons d’entrée notre préférence pour la conception Anouilhesque (ça se dit ?), à l’opposé de la vision de Jacques Cassabois, qui non seulement revient à Sophocle, mais le durcit encore, comme pour percer le noyau primitif du mythe. Il faut savoir en effet que, même si les « tragiques grecs » sont pour nous les auteurs des plus anciens textes de théâtre connus, la tradition qu’ils représentent, à l’instar de celle de Platon pour la philosophie, est plutôt « moderne », comme il ressort des ouvrages de Bernard Sergent, ou de celui d’André Degaine sur le théâtre. En tout cas, indépendamment de ces préférences, la comparaison de différentes versions ne peut être que riche d’enseignements pour nos élèves… à moins qu’à l’instar d’Œdipe, ils ne consacrent leurs mégaoctects à décrypter l’énigme du titre !

Résumé

Jacques Cassabois a choisi de commencer son récit par le combat à mort d’Étéocle et Polynice. Créon expose sa décision sans appel, rejetant les dieux « dans leurs temples » (p. 33) : Étéocle « sera glorifié comme un héros », tandis que pour Polynice, « Que son cadavre se défasse et que les chiens le mettent en pièces ! » Dès lors on a compris le parti-pris de l’auteur : oublier Anouilh, et retrouver sous la gangue même de Sophocle le diamant ancestral. On pense fortement à l’épopée de Gilgamesh, dont Jacques Cassabois avait naguère donné deux excellentes adaptations romancées, l’une pour les adultes, l’autre pour les jeunes (quelques chapitres en vers intercalés ressemblent à des extraits de l’épopée : « Mille et mille Antigones se sont levées depuis Antigone. / Mille et mille Créons. / Est-il une cité, / est-il une nation, / sans Antigone et sans Créon ? » (p. 205)). Il suffit de comparer une traduction de Sophocle (par André Bonnard) : « j’ordonne que, privé de sépulture, son corps soit livré aux oiseaux et aux chiens pour qu’ils le dévorent et qu’ils le souillent » devient la phrase citée ci-dessus, suivie de 5 ou 6 lignes de malédictions qui enfoncent le clou. Comme dans Antigone, Hors-la-loi, d’Anne Théron, Antigone évoque à plusieurs reprises le spectre de son père (Anne Théron avait surtout fait intervenir Jocaste) pour s’encourager à agir. Elle parle d’une façon mature et décidée, option diamétralement opposée à la version Anouilh : « C’est sur ton cadavre que Créon compte installer son règne. En balayant la race d’Œdipe, il impose sa lignée et rafle la mise » (p. 42). Catégorique, elle l’est aussi lorsqu’elle s’adresse à sa sœur Ismène : « Ta vie est un vêtement que tu n’oses pas emplir » (p. 48), ou au garde : « Tu ne m’emmènes pas, corrige-t-elle. Tu me suis » (p. 104). Dès lors on se demande pourquoi, avec une telle capacité d’analyse, Antigone ne tente pas de fédérer l’opposition, qui pourtant ne semble demander que ça (cf. p. 131). La scène des soldats est par contre amplifiée par rapport à Anouilh. Le cadavre est reconnaissable, et Cassabois en rajoute dans le macabre (p. 68), propose même de « secouer » le cadavre, ce qu’un soldat refuse par peur d’Hadès, mais que Créon acceptera. Les soldats, (ainsi que Créon plus tard), sont présentés comme des ivrognes, jusqu’au détail qui pourrait sembler anachronique : « C’est du bon ! s’exclame l’un d’eux, en admirant la robe vermeille du vin qui miroite dans sa coupe » (p. 64). Cela suppose une coupe en matière transparente sinon en verre, peu probable s’agissant d’un milieu populaire, si l’on s’intéresse un peu à l’histoire du verre ; et puis le vin ne se dégustait pas de cette façon chez nos ancêtres Grecs, du moins n’imagine-t-on pas de « grand cru » (p. 68) [1] ! Créon poursuit son exposé politique, séparant la sphère privée de la sphère publique (p. 75), concédant aux citoyens « vous pouvez aimer votre épouse selon votre désir », conception occidentale chrétienne qui me semble aussi anachronique que la présence de « grands crus » ! Il menace ses administrés des pires représailles. Devant Tirésias, Créon s’enfonce en blasphémant : les dieux auraient « perdu l’esprit » (p. 88). La sublime allégorie du bateau dans la tempête est reprise à Anouilh, mais condensée (p. 88). Face à Hémon, Créon inversera la version Anouilh : « Gouverner, c’est résister à la paresse. Dire non, plus souvent que oui ! » (p. 138).

La confrontation Créon / Antigone, contrairement à la scène des gardes, est resserrée au maximum. Antigone y donne à tonton un cours de maïeutique et de philosophie, sans trahir le moindre doute, pas plus que lui : « De quelle loi parles-tu ? De celle que tu fais ? Que tu prétends même imposer à un mort ? » (p. 111) ; « Qui meurt ? Le temps ! » (p. 112). Le seul soupçon de doute qui atteindra l’héroïne, ce sera dans son tombeau (p. 167), la tentation de la vie, pour la convaincre de se tuer aussitôt. Quant à Créon, le doute le rongera tout d’un coup : « Pourtant, au fond de lui, il doute » (p. 171). Mais, acharné contre Antigone, il s’entêtera à sauver son fils en premier (p. 188), et perdra les deux. Ce surcroît de férocité, ainsi que la grossièreté de Créon face à Tirésias (p. 175) concourent à la « brutalisation » [2] du mythe. La nourrice inventée par Anouilh est renvoyée à ses casseroles, et remplacée par un conseiller peu amène, qui permet de renouer avec la misogynie présente dans la version Sophocle : « Des vipères ! J’ai recueilli des vipères orphelines ! Je les ai nourries et, aujourd’hui, elles me crachent leur venin au visage ! » (p. 119). Créon écourte l’entretien sur ces mots : « Au trou ! […] embarquez-moi ça ! » (p. 123). Hémon est un héros aimé du peuple, en tout point opposé à son père, dont il dresse lui-même un portrait charge (p. 130). Face à lui, il se montre didactique (p. 136). Peu importe, Créon le rejette, le jugeant pourri par l’amour. Il se délecte du supplice qu’il imagine pour Antigone (p. 143). Jacques Cassabois a donc replongé son personnage dans un bain pur d’hybris grecque, si ce n’est de folie : c’est la faute de Créon seul qui justifiera la némésis décimant sa lignée. Oublié le fatum latin dont Anouilh avait abâtardi son dictateur, qui s’abritait lâchement derrière l’horrible nécessité [3]. Une belle formule résume en une antithèse la faute commise par Créon : « Restitue chacun à son monde : la vivante à la lumière et le mort aux ténèbres » (p. 179). La mort d’Hémon est exprimée avec un sous-texte érotique : « Le sang jaillit de sa plaie, rougit la robe de mariée ».

Mon avis

Une erreur s’est glissée en p. 12. Hémon est présenté comme « fils de Créon et de Jocaste ». Il faut lire « fils d’Eurydice » ! Une omission est bien plus gênante de notre point de vue : « Depuis trois générations, une malédiction ronge leur famille », lit-on p. 14. On remonte à Laïos, dont on apprend uniquement la prédiction qui l’entraîne à abandonner Œdipe. Pourquoi, malgré le luxe de documents dont il s’est entouré, Jacques Cassabois a-t-il délibérément gommé la composante homosexuelle de cette malédiction ? Il n’y a pas besoin, pourtant, de consulter des sources obscures pour être informé : « Séjournant dans sa jeunesse au palais du roi Pélops, il [Laïos] fut pris d’une passion homosexuelle pour Chrysippos, fils du roi, et l’enleva. Chrysippos s’étant donné la mort, Laïos fut maudit par Pélops, et cette malédiction entraîna son malheur et celui de ses descendants ». Cette phrase est extraite du Dictionnaire culturel de la mythologie gréco-romaine, sous la direction de René Martin, Nathan, 1992 (voir aussi L’homosexualité dans la mythologie grecque, de Bernard Sergent). L’interdit de procréation qui pèse sur Laïos et ses descendants, jusqu’à Antigone, n’est pas pris en compte, et il est regrettable que la bibliographie (p. 209) ne cite pas l’essai de Judith Butler Antigone : la parenté entre vie et mort. Je n’ai pas encore lu cet essai (à suivre…), mais voici un extrait de la présentation de l’éditeur : « Son nom d’Anti-gonè (contre la génération) ne désigne-t-il pas le trouble qu’elle jette, tant par ses paroles que par ses actes, dans l’ordre de la famille hétéronormée et dans la répartition des genres sexués ? » La phrase de la p. 167 : « femme inachevée qui n’a jamais porté de cœur battant dans ses entrailles », suivie de « Lignée probable, à condition que l’humanité se laisse féconder par ta mort », me semble plaquer maladroitement sur le mythe une idée reçue tout droit issue de Françoise Dolto [4].

Jacques Cassabois a donc remplacé cette malédiction des labdacides (lignée de Labdacos, père de Laïos) par une mention du meurtre du dragon du dieu Arès par Cadmos : « ce sang pleure depuis des générations. C’est lui qui empêche la cité de prendre son essor et aujourd’hui Arès veut en finir » (p. 20). Créon est présenté comme fils de « Ménœcée, fils de Cadmos » (p. 32), alors que d’après les principales sources, il n’en est que petit-fils, ce qui module son affirmation : « Je descends du dragon ». Je suis loin d’être un spécialiste de la question, mais, même s’il s’agit d’un ouvrage destiné aux jeunes, on aurait apprécié un dossier plus complet précisant et justifiant le choix des sources, ou au contraire la liberté de s’en écarter, loisible à tout auteur dès lors qu’il s’agit de mythologie. Le parti-pris de Jacques Cassabois, de créer une Antigone, et surtout un Créon plus en amont de la source Sophocle, mériterait quelque explication pour nos élèves, car comment comprendre un tel revirement par rapport au magistral coup de barre vers la modernité que la version inoubliable de Jean Anouilh a infligé au mythe ? Le hasard m’a donné à lire cet ouvrage en même temps qu’une réédition de L’Alouette, de Jean Anouilh. J’ai pu constater combien l’Antigone d’Anouilh doit plus à l’idiosyncrasie de ce dernier qu’à sa nature propre [5], ce qui justifie le parti-pris opposé de Cassabois, mais par pitié, messieurs (et dames) les éditeurs jeunesse, ne donnez pas le tournis à nos élèves, ou du moins, fournissez-leur un minimum de paratexte pour qu’ils comprennent les tenants et aboutissants des textes que vous leur proposez ! Dans le même ordre de choses, une note de la p. 32 aurait également mérité des éclaircissements. On y apprend que les quatre symboles de « la Sphynx » (sic) « seront repris par le Nouveau Testament et désigneront les quatre évangélistes », le Christ étant présenté comme « nouveau Sphinx, qui a posé au monde une énigme d’amour ». Une recherche rapide m’a mené à des impasses, au moins à la conclusion que là encore, on nous propose comme vérité une interprétation ésotérique marginale, ce qui pose problème pour une utilisation dans le cadre scolaire. De même qu’il a choisi d’accentuer le côté sauvage, primitif, de la civilisation thébaine, Jacques Cassabois a pratiqué, quand il ne se livre pas à la description réaliste des cadavres abandonnés au soleil et aux chiens, la phrase laconique, souvent limitée à un ou trois mots, que l’on ajuste les uns sur les autres comme les pierres du tombeau d’Antigone : « Une faute a été commise. Gravissime » (p. 68) ; ce qui n’empêche pas la métabole : « Ténèbres absolues. Elle ouvre grand les yeux, mais ne voit rien. Pas le moindre interstice de jour à l’entrée. Les joints sont étanches. Pas une lueur où le regard peut se poser. L’obscurité est uniforme » (p. 165). Je terminerai ce trop long article par un conseil pédant sinon pédagogique : proposer une réflexion sur le théâtre à partir d’un extrait de l’excellent essai de Philippe Breton : Argumenter en situation difficile, La Découverte, 2004, p. 20 : « La mise à distance de la violence ». L’invention du théâtre y est vue comme permettant de gérer la violence, en parallèle avec le tribunal : « Le théâtre grec de l’époque n’a rien à voir avec le loisir cultivé qu’il est devenu aujourd’hui. C’était plutôt un rite annuel auquel l’ensemble de la Cité était convié dans un but précis ».

 Voir la critique de Sophie Pilaire sur le site « Ricochet ». Jacques Cassabois est également l’auteur d’une superbe version de l’épopée de Gilgamesh.

Lionel Labosse


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[1En lisant La Paix d’Aristophane, je me rends compte que j’ai à moitié tort : « Il verse du vin dans la coupe qu’il vient d’offrir à Hermès » (trad Thiercy, La Pléiade, Gallimard, 1997, v. 432, p. 394). Hugh Johnson, spécialiste mondial du vin, précise dans son ouvrage de référence Une Histoire mondiale du vin (1989), la façon dont le vin était consommé par le peuple : « La plupart des spectateurs portaient des outres de vin. Ils vacillaient en buvant à la régalade des lampées de leur trima, ce vin aromatisé avec un mélange d’herbes dont nous ignorons la recette » (p. 47).

[2Je détourne le sens de ce concept récent, mais le mot me semble parlant pour ce texte.

[3Pour la différence entre fatum et hybris, voir Histoire du théâtre dessinée d’André Degaine, p. 38.

[4Voir le chapitre entier consacré à l’homosexualité dans Solitude (Folio/Essais), dans lequel elle développe le cliché de la « fécondité culturelle », qui compenserait la « stérilité sexuelle ».

[5Sur la question fondamentale du « dire oui » ou « dire non », voir ce qu’en dit l’Inquisiteur, p. 140 de cette édition de L’Alouette.