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Le douloureux problème de la transidentité, pour les 4e / 3e
Le Garçon bientôt oublié, de Jean Noël Sciarini
l’École des Loisirs, Médium, 2010, 204 p., 10 €
lundi 5 septembre 2011
Le Garçon bientôt oublié est presque le premier roman jeunesse francophone à avoir pour thème central la question transgenre, en tout cas en abordant ce mot. Il le fait à travers son personnage principal, Toni, qui à 16 ans découvre qu’il y a une fille en lui. Sa personnalité se dédouble, et cela ne va pas sans remous dramatiques. Ce roman paru en 2010 et qui aborde un thème tabou nous rappelle les tout premiers romans jeunesse présentant des personnages homosexuels : ils avaient le mérite d’aborder un thème tabou, mais en donnaient une image si noire qu’on se demandait si cette noirceur n’allait pas renforcer les préjugés des élèves.
Résumé
Toni n’a jamais trop su qui il était ; il multiplie les écrits intimes, réalise diverses enquêtes et réunit des documents qu’il range dans des classeurs. Il va fêter ses 16 ans, et découvre soudain des poils sur tout son corps, qui lui semblent étrangers, et précipitent sa prise de conscience de ce qu’il n’est pas tout à fait un garçon. Comme il est, comme l’auteur, passionné de chansons (quasiment exclusivement anglophones), il cherche à l’instigation d’un ami une chanson qui lui corresponde vraiment, et la trouve sous la forme d’un morceau d’Antony Hegarty, du groupe Antony and the Johnsons : « For Today I Am a Boy ». Toni ment à ses parents pour aller à Paris assister à un concert de ce groupe. Il erre après le spectacle, est récupéré par une prostituée, Rose, qui l’héberge et lui fait cadeau d’une robe. Réduit à une grande solitude, Toni parle de lui au féminin et multiplie les tentatives d’accoucher de la fille qui est en lui. Il/elle vient brusquement au lycée maquillé(e) en fille, se fait exclure brutalement par un professeur qui a autant de psychologie qu’une enclume. Suivent une série d’autres tentatives désespérées pour faire exister cette fille.
Mon avis
Depuis La face cachée de Luna, de Julie Anne Peters (2004), aucun roman jeunesse n’avait paru en français abordant la question transgenre, à part Alexis, Alexia…, d’Achmy Halley, qui l’abordait d’une façon moins militante que le présent ouvrage. On se rappelle, chez le même éditeur, l’excellent recueil de nouvelles Les Petites déesses, paru en 1996, et un autre recueil paru chez Thierry Magnier en 2006, mais publié au Japon en 1998, Havre de Paix, de Fujino Chiya, auteure présentée comme transgenre. C’est dire l’espoir qu’on mettait dans ce livre, deuxième roman jeunesse sur le thème écrit directement en français, par un auteur suisse. En ce qui me concerne, cette attente est déçue, ce qui n’empêche pas bien sûr que ce livre ait de grandes qualités littéraires. On a l’impression de revenir loin en arrière, à cette époque pionnière où tout roman jeunesse devait présenter des personnages homosexuels en proie à une solitude sans espoir. La composition du récit accentue cet effet, en mettant en avant des éléments secondaires, notamment la recherche d’une chanson et les trop nombreuses citations de chansons, et en faisant de quasiment tous les personnages à part le héros, des silhouettes sans consistance, qui n’interviennent souvent qu’une seule fois, ce qui interdit l’évolution de leur attitude. Le professeur qui exclut Toni sans discuter quand il/elle entre en cours en fille maquillée atteint le summum de la caricature, et pourtant on apprend ailleurs que Toni a eu une excellente note en faisant un exposé sur les transgenres. Il semble manquer là quelque chose qui donne de la consistance au roman, et au contraire, l’auteur a semblé vouloir hypertrophier tout ce qui pouvait accabler le personnage. Il faut dire que, contrairement à l’homosexualité, le thème des transgenres est casse-gueule en littérature jeunesse : il est en effet rare que la prise de conscience d’être transgenre survienne à l’adolescence, or les romans jeunesse fonctionnent souvent sur l’identification du lecteur au personnage adolescent. Les romans précédents avaient contourné le problème en faisant du narrateur le frère ou la sœur d’un personnage légèrement plus âgé, ou son enfant.
Le personnage manque parfois de cohérence : comment croire à ce Toni de 16 ans capable, en parlant de sa mère, d’écrire qu’après la mort de son père, elle a trouvé « une autre queue pour la baiser », et d’autre part incapable de trouver sur Internet des renseignements simples qui l’aideraient à surmonter son moment de trouble. On est étonné par exemple, que ce soit à une documentaliste du lycée qu’il demande des renseignements précis sur le chanteur dont il a découvert l’existence, qu’il soit capable d’actes provocateurs supposant un énorme courage, et que d’autre part il soit incapable de communiquer calmement avec ses copains ou des adultes. La relation amorcée avec son copain Rodrigo qui l’incite à trouver sa chanson, est une belle piste abandonnée. Bref, on ne croit pas trop à ce personnage créé de toutes pièces pour défendre une cause. Il y a d’autre part de beaux paragraphes oniriques, mais ils semblent détachés de l’ensemble. Par exemple, lors de la fugue parisienne : Toni voit « un homme en costume faisant la manche à l’envers, chagriné que personne ne veuille de son argent » (p. 99). La scène, trop brève, où Toni se rase, est fort belle, élégamment écrite : « Ma terreur en gestes épileptiques sature ma peau de coupures » (p. 135). Tout ce qui relève de la mise en scène de la « haine de l’autre en soi », pour reprendre le terme de Michel Dorais, est fort bien vu : Toni est poussé par ce sentiment à des attitudes autodestructrices : « Alors, ils pourront bien me piétiner, encore et encore, c’est bien Toni qu’ils finiront par assassiner » (p. 140) ; « je me sens tellement à l’étroit avec Toni qui n’en finit pas de cogner là-dedans » (p. 147). « toute ma vie, j’ai été recouvert(e) de maquillage : c’était celui d’un garçon qui s’appelait Toni » (p. 180).
Le personnage manque de chair, par contre il possède toute une vulgate militante qu’on peut trouver prématurée : « dans les livres de droit et les manuels de psychiatrie, la transsexualité est considérée comme une maladie mentale » (p. 128). Plus gênant, malgré ses recherches poussées sur le sujet, sa conception de la question transgenre est caricaturale. Ce n’est pas à l’état de femme que Toni aspire, mais de caricature de femme : il/elle scie le cadre de son vélo, puis réclame le « droit de s’habiller en robe à fleurs », d’acheter « du gloss et du vernis à ongles sans avoir à rougir » (p. 177). Il/elle estime indispensable « pour avoir une belle vie » [de] « passer sur une table d’opération » (p. 199). Pour un sujet si rarement abordé dans les romans pour jeunes, on aurait préféré que le personnage se lance dans la piscine avec plus d’enthousiasme et moins de théorie, qu’il/elle barbote avant d’apprendre à nager… on a l’impression qu’il/elle se noie sur le rivage, empêtré dans des livres. Pourtant, en 2010, on ne peut pas allumer la télé sans y découvrir des émissions jouant sur un travelotage outrancier. Cela ouvre une brèche aux auteurs, leur permettant de traiter la question avec un minimum d’humour. Bref, si l’ouvrage comble un vide, il serait bon de l’accompagner d’explications, montrant que la « transidentité » n’est pas forcément un « douloureux problème » si noir, à la Ménie Grégoire !
– Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».
– Lire, sur « Culture et Débats », le point de vue de Jean-Yves
– Nos lecteurs suisses en particulier liront avec profit l’ouvrage d’Élisabeth Thorens-Gaud, et se reporteront au site Mosaïc info qu’elle a mis en place. Voir aussi Comme un autre, de Guy Poitry, autre auteur suisse.
Voir en ligne : Le site de Jean Noël Sciarini
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