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Frères par-delà la mort, pour les 4e / 3e et le lycée.
Frère, de Ted Van Lieshout
La joie de lire, 1996, 219 p., 11 €.
dimanche 22 avril 2007
Frère est un grand roman, brillamment traduit du néerlandais par Véronique Roelandt. La question de l’homosexualité masculine est bien sûr centrale, mais moins que la question de l’amour fraternel et de la mort. On aimerait que tous les jeunes lecteurs puissent, le doigt de Ted Van Lieshout montrant la lune, ne pas focaliser sur ce doigt. Ce livre a reçu le prix Farniente.
Résumé
L’histoire se déroule au début des années 70. Marius était le frère de Luc, le narrateur. Était ou est, telle est la question, puisque tout au long du texte, Luc se demande si le lien fraternel existe encore ou s’il est détruit par la mort de son cadet de deux ans, six mois avant son quinzième anniversaire. « On appelle veuf l’homme qui perd sa femme, veuve, la femme qui perd son mari, et les enfants sans parents sont des orphelins. Comment s’appelle donc le frère qui n’a plus de frère ? » (p. 37). Marius est mort d’une maladie rare qui a détruit progressivement son cerveau. Leur mère a décidé, pour ce jour anniversaire, de brûler les affaires de Marius. Elle propose à Luc de garder ce qu’il veut, en dehors des affaires personnelles. Luc retrouve le journal qu’il avait offert à Marius. Il se met à écrire d’abord sans le lire, sur les pages blanches, puis dans les marges, de façon à empêcher la destruction du cahier. On assiste alors à un duo d’amour fraternel au-delà de la mort, où les deux paroles s’entrelacent en délivrant les secrets qu’elles enserrent. Les deux frères étaient homosexuels. Luc voulait le cacher, craignant que ses parents ne l’accusent d’avoir eu mauvaise influence sur son frère. Luc découvre que lorsque Marius lui avait dit qu’il l’était aussi, ce n’était pas une manœuvre pour l’obliger à « avouer », mais la vérité, et que Marius était passé à l’acte avec son copain Axel. Le journal contient une belle scène d’amour explicite entre garçons (la première à ma connaissance en littérature jeunesse) à comparer avec la scène de dépucelage hétéro de L’amour en chaussettes de Gudule : « On n’est jamais certain que l’autre a lui aussi une quéquette tant qu’on ne l’a pas vue. Ou sentie ! Je sentais son organe se presser contre mon ventre et le mien s’écrasait tout aussi fort contre lui. Mais ce qui était étrange, c’était que je n’arrivais pas à déterminer lequel des deux était le mien et lequel celui de Lex. J’en sentais deux et ils appartenaient à nous deux. Nos hanches coulissaient d’avant en arrière et nos tiges se poursuivaient, se croisaient, se détachaient brusquement, se recroisaient – c’était comme si nos corps étaient faits l’un pour l’autre, tant tout s’emboîtait à merveille, tant nous étions destinés l’un à l’autre. Je ne vois pas d’autre explication. Dans les films de cape et d’épée, les gars brandissent leurs armes dans le but de mettre l’autre KO – Lex et moi menions, nous aussi, une sorte de duel à l’épée, mais entre nous la paix régnait » (p. 96). Luc raconte alors son propre parcours, plus secret que celui de Marius ; comment il était amoureux de son instituteur, puis sa passion fantasmée pour un jeune tzigane de passage (le roman vaudrait rien que pour cette évocation des tziganes), la terreur que lui inspire une émission de télévision où les homos témoignaient à visage caché, le souvenir douloureux d’une visite chez un psy… La confession terminée, il faut alors détruire le journal pour conserver les secrets, sans en porter la responsabilité, tout en vérifiant que la mère ne lit pas. Mais elle refuse de détruire le journal…
Mon avis
Frère est un grand roman, tant par le style que par la composition et les idées. On suit avec un intérêt croissant le dévoilement des secrets, la lecture croisée des cahiers, les dialogues de Luc avec ses parents consignés dans le cahier, d’autant plus que nous sommes dans les années 70, donc avant le sida, et dans une époque de tolérance et d’optimisme qu’il est bon de faire connaître aux plus jeunes. Quand Luc tient une idée, il ne la lâche pas, la tourne dans tous les sens, la reprend de loin en loin pour lui faire rendre tout son sens. On citera deux exemples : l’allégorie de la « pangée » et de la dérive des continents, par laquelle Luc construit peu à peu l’image du lien fraternel qui se poursuit après la mort : « suis-je encore un frère ou suis-je devenu un enfant unique ? » (p. 184) ; et la scène des déplorations, qui évoque Richard III de Shakespeare, où Luc et sa mère rivalisent à celui qui éprouve la plus grande douleur (p. 31). Le style se fait parfois humoristique pour atténuer le pathétique et évoquer le souvenir du mort. Par exemple, Marius, passionné d’atlas, avait découvert la ville de « Glan », et s’amusait à prononcer le mot pour faire enrager son père. On suit l’évolution de la maladie de Marius à travers la dégradation de son écriture et ce que révèle son frère, qui prend le relais. On s’intéresse au dialogue approfondi avec sa mère (là aussi, Luc ne lâche pas le morceau tant que sa réflexion n’a pas abouti), où se confrontent la culpabilité du fils d’être homo et de ne pas donner de descendance à ses parents, et la tolérance négligente des parents. La question se transforme alors en une protestation dont la sincérité blessée touchera tout jeune altersexuel (et tout parent, espérons-le) : « Mais vous auriez au moins pu une fois, une seule fois, ne fût-ce que par des généralités ou une simple allusion, me signaler que ça existait ? Que cela avait un nom ? Ce n’était tout de même pas difficile de me faire comprendre que je n’étais pas le seul au monde dans ce cas ? » (p. 209).
En ce qui concerne l’utilisation pédagogique, on aurait envie d’étudier l’argumentation, le rôle des images, l’originalité du dispositif énonciatif et de la construction narrative. Mais c’est la question de la fraternité qui est la plus touchante, et l’on souhaiterait que ce livre restât pour les jeunes comme pour les adultes, une émotion intime, à partager peut-être dans le cadre d’un débat entre quelques élèves ayant volontairement choisi ce roman, mais pas par une analyse, qui ferait subir au texte le même outrage que le rapport d’autopsie des médecins fait subir au cadavre de Marius (p. 170). La question de l’homosexualité masculine est bien sûr centrale, mais on aimerait que tous les jeunes lecteurs puissent, le doigt de Ted Van Lieshout montrant la lune, ne pas focaliser sur ce doigt.
– Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».
– Lire l’article de Thomas Chaimbault sur le site de l’Université de Lille.
– Sur le même thème du frère mort et du carnet révélateur, lire Le cahier rouge, de Claire Mazard.
– Voir deux autres romans traduits du néerlandais : Les jours de Shaytan, de Saïd El Haji, et C’était mon ami, d’Anneke Scholtens.
© altersexualite.com 2007
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