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Entraînement à l’épreuve anticipée de français

Commentaire d’un extrait de L’Assommoir d’Émile Zola

Zola : le regard qui fouille.

samedi 15 juin 2019, par Lionel Labosse

Pour ce dernier millésime du bac ancienne formule, avant la réforme liberticide qui va imposer aux profs d’enseigner des textes qu’ils n’ont pas choisi, voici un commentaire d’un extrait de L’Assommoir de Zola. Il s’agissait d’un sujet sur le personnage dans la ville, que nous avons modifié pour une classe de Première technologique ; je me suis donc collé au corrigé, en suivant la méthode de lecture analytique et commentaire que j’ai mis dix ans à parfaire, et qu’il va me falloir abandonner à cause de la même réforme, puisque l’on doit dorénavant rayer de nos pratiques l’ignoble « lecture analytique » (dont on nous expliquait depuis quinze ans que c’était le nec plus ultra) et revenir à l’antique « lecture expliquée » à la papa (le prof explique le texte de haut en bas, au lieu d’être le chef d’orchestre qui mouille sa chemise en faisant de la maïeutique avec les 20 ou 35 gamins). Voici donc d’abord l’extrait brut de décoffrage (chapitre I, juste après l’incipit), puis le corrigé, avec en illustration le texte encodé avec les couleurs dont je me sers pour repérer les procédés sur lesquels je vais appuyer mes analyses. En rose, ce sont les remarques sur l’énonciation ; en jaune, sur le lexique ; en violet, les figures de style (sauf celles qui relèvent du rythme et des sonorités, lesquelles sont signalées en bleu) ; en vert, les remarques sur la syntaxe et la grammaire. Cela permet d’éviter la paraphrase, et à l’oral, d’être prêt à traiter n’importe quelle question sans plaquer le plan du cours. Je ne propose jamais de plan lorsque je mène une lecture analytique avec mes élèves, sauf précisément comme ici, lors d’un corrigé de commentaire ou d’exposé d’oral.

Le texte de Zola

L’hôtel se trouvait sur le boulevard de la Chapelle, à gauche de la barrière Poissonnière. C’était une masure de deux étages, peinte en rouge lie de vin jusqu’au second, avec des persiennes pourries par la pluie. Au-dessus d’une lanterne aux vitres étoilées, on parvenait à lire entre les deux fenêtres : Hôtel Boncœur, tenu par Marsoullier, en grandes lettres jaunes, dont la moisissure du plâtre avait emporté des morceaux. Gervaise, que la lanterne gênait, se haussait, son mouchoir sur les lèvres. Elle regardait à droite, du côté du boulevard de Rochechouart, où des groupes de bouchers, devant les abattoirs, stationnaient en tabliers sanglants ; et le vent frais apportait une puanteur par moments, une odeur fauve de bêtes massacrées. Elle regardait à gauche, enfilant un long ruban d’avenue, s’arrêtant presque en face d’elle, à la masse blanche de l’hôpital de Lariboisière, alors en construction. Lentement, d’un bout à l’autre de l’horizon, elle suivait le mur de l’octroi, derrière lequel, la nuit, elle entendait parfois des cris d’assassinés ; et elle fouillait les angles écartés, les coins sombres, noirs d’humidité et d’ordure, avec la peur d’y découvrir le corps de Lantier, le ventre troué de coups de couteau. Quand elle levait les yeux, au-delà de cette muraille grise et interminable qui entourait la ville d’une bande de désert, elle apercevait une grande lueur, une poussière de soleil, pleine déjà du grondement matinal de Paris. Mais c’était toujours à la barrière Poissonnière qu’elle revenait, le cou tendu, s’étourdissant à voir couler, entre les deux pavillons trapus de l’octroi, le flot ininterrompu d’hommes, de bêtes, de charrettes, qui descendait des hauteurs de Montmartre et de la Chapelle. Il y avait là un piétinement de troupeau, une foule que de brusques arrêts étalaient en mares sur la chaussée, un défilé sans fin d’ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur pain sous le bras ; et la cohue s’engouffrait dans Paris où elle se noyait, continuellement. Lorsque Gervaise, parmi tout ce monde, croyait reconnaître Lantier, elle se penchait davantage, au risque de tomber ; puis, elle appuyait plus fortement son mouchoir sur la bouche, comme pour renfoncer sa douleur.

Plan détaillé du commentaire

Tout ce qui est en gras et entre crochets est à supprimer : ce sont les explications pédagogiques. Le sujet proposait deux axes :
Faites le commentaire du texte d’Émile Zola en vous aidant du parcours de lecture suivant :
1. Montrez comment est mise en place une description minutieuse de la ville.
2. Comment les caractéristiques du personnage de Gervaise influencent cette description ?

Introduction (en un seul paragraphe)
[présentation de l’auteur] Émile Zola (1840-1902) est un romancier et journaliste majeur du XIXe siècle, chef de file du naturalisme. [présentation texte, caractéristiques essentielles et contenu] En 1877, il publie L’Assommoir, septième volume des Rougon-Macquart, ensemble de vingt romans censés raconter l’« Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire ». Ce roman connaîtra un immense succès et une célébrité de scandale. L’extrait que nous allons commenter se situe juste après l’incipit du livre. Gervaise, la protagoniste, s’inquiète du fait que son compagnon n’est pas rentrée de la nuit, et guette son arrivée depuis la fenêtre de leur chambre, prétexte pour l’auteur à décrire ce quartier populaire. [problématique] Nous nous demanderons en quoi cette description est typique du mouvement naturaliste. [annonce du plan] Nous verrons dans une première partie comment est mise en place une description minutieuse de la ville qui présente un espace clos autant que populaire et en déliquescence. Dans une seconde partie, nous nous intéresserons à la protagoniste, en montrant que le narrateur lui délègue son point de vue, et que cette vision de Paris est prophétique du destin de Gervaise.

L’extrait de L’Assommoir à commenter, avec le repérage des procédés.
© Lionel Labosse

Plan détaillé du développement
[tout doit être rédigé, les numéros, titres et sous-titres, doivent être supprimés et remplacés par des phrases rédigées, sans oublier les alinéas en début de §]
1 Une description naturaliste de la ville
1.1. Un espace clos
[Le commentaire se base sur des citations et sur des procédés d’expression expliqués, analysés et commentés, ce qui évite la paraphrase]
. Il est question de « barrière » poissonnière (x2), « s’arrêtant », « mur de l’octroi » même « La Chapelle » réfère à un édifice religieux clos. Indices spatio-temporels qui circonscrivent la description : « à droite », « à gauche ». Vision panoramique et complète : « d’un bout à l’autre de l’horizon » ; « angles écartés, les coins sombres » ; espace isolé : « muraille grise et interminable qui entourait la ville d’une bande de désert » (métaphore d’une sorte de prison). « L’octroi » symbolise aussi la fermeture symbolique de la ville, sous la forme d’un goulot d’étranglement. Les « pavillons trapus de l’octroi » riment avec « le flot ininterrompu » (allitération et assonance) : cette foule se heurte à la barrière de la ville, et c’est grâce à son nombre qu’elle la pénètre. L’adjectif « trapu » personnifie l’octroi, vu comme un Cerbère qui défend l’accès à la ville. La métaphore « une foule que de brusques arrêts étalaient en mares sur la chaussée », complétée par « la cohue s’engouffrait dans Paris où elle se noyait, continuellement » corrobore cette impression de bonbonne qui se remplit d’un peuple indifférencié, une foule qui gomme l’individu.
1.2. Un espace populaire
L’espace est populaire, il est dédié aux denrées : « Poissonnière » (rue par où les poissonniers entraient dans Paris), « bouchers », « abattoirs ». Il y a un « hôpital » (à cette époque, l’hôpital est pour les pauvres, et Gervaise n’y enverra son mari Coupeau qu’à la dernière extrémité. La foule est massifiée par différents procédés : « grondement matinal de Paris » (personnification, voire animalisation de la ville) ; allégorie de la foule liquide : « flot ininterrompu d’hommes, de bêtes, de charrettes » (groupe ternaire associant homme, animal et objet) ; c’est le nom abstrait « flot » qui est sujet du verbe « descendait », cela contribue à massifier les hommes), « piétinement de troupeau, une foule » ; « défilé sans fin d’ouvriers allant au travail, leurs outils sur le dos, leur pain sous le bras » : image symbolique de l’ouvrier. « piétinement de troupeau » : nominalisation de l’action (piétinement au lieu de piétiner) + allitération qui associe les deux noms : les ouvriers sont comme naturalisés, ils échappent à toute tentative d’action individuelle. C’est une des caractéristiques du naturalisme d’étudier les classes sociales
1.3. Un espace en déliquescence
L’espace est détérioré : « masure », « persiennes pourries par la pluie » : allitérations en p/r et assonance en i, dont l’écho sonore associe les persiennes aux deux autres mots, comme si ce pourrissement était consubstantiel. « étoilées », « lettres jaunes, dont la moisissure du plâtre avait emporté des morceaux » : même la gaîté éventuelle « étoile », « jaune » est abîmée « noirs d’humidité et d’ordure » : champ lexical de la dégradation.

2. Présentation indirecte de Gervaise [Ne pas oublier de rédiger une phrase de transition rappelant ce qui précède et annonçant ce qui suit].
2.1. délégation de point de vue au personnage

Au début de l’extrait, très cinématographique avant la lettre, un plan panoramique (focalisation zéro) annonce la protagoniste : « on parvenait à lire entre les deux fenêtres : Hôtel Boncœur ». C’est tout le quartier qui est inclus dans ce pronom « on », et qui observe Gervaise observant la rue. Le nom de l’hôtel souligne la bonté de Gervaise, qui semble contraster avec tout le reste de la description. Puis on passe en focalisation interne, et le texte suit dorénavant le regard de Gervaise : « Elle regardait à gauche » / « Elle regardait à droite », « elle entendait parfois des cris d’assassinés » + « odeur fauve », « elle levait les yeux », « elle apercevait » : ses sens (vue, ouïe, odorat) sont convoqués pour percevoir l’environnement, et avec « elle fouillait », c’est le toucher qui s’y ajoute, comme si le regard se faisait main. « cou tendu, s’étourdissant » : les allitérations en [t] et [d] amplifient cette tension extrême du personnage. Si elle reçoit des informations, Gervaise est incapable d’exprimer quoi que ce soit, comme si elle était bâillonnée par son statut de prolétaire : « son mouchoir sur les lèvres » ; « elle appuyait plus fortement son mouchoir sur la bouche, comme pour renfoncer sa douleur ». Zola se positionne donc en porte-parole de cette sans-voix, celui qui va lui ôter ce bâillon symbolique et la faire parler à travers son livre.
2.2. une vision prophétique de la destinée de Gervaise
À l’instar des « ouvriers » enfermés dans le « flot », Gervaise, ouvrière elle aussi, est symboliquement enfermée dans sa chambre autant que dans une fonction sociale. Couleurs symboliques : « rouge lie de vin », « sanglants », avec quand même une lueur d’espoir en ce début de roman : « lueur, une poussière de soleil » ; « bouchers, devant les abattoirs, stationnaient en tabliers sanglants » : le CDN « en tabliers sanglants » est construit en hypallage : il devrait suivre « les bouchers ». Ainsi déplacé, leurs tabliers semblent menacer le personnage, comme un présage, impression renforcée par l’odeur qui circule : « le vent frais apportait une puanteur par moments, une odeur fauve de bêtes massacrées. » « découvrir le corps de Lantier, le ventre troué de coups de couteau » : allitération en [k] et assonance en [ou] transformant cette phrase qui n’est qu’une hantise de Gervaise en une formule rituelle qui semble annoncer un dénouement tragique.

Conclusion
[bilan du commentaire]
Par sa description d’un espace clos, populaire et en déliquescence, Zola souscrit aux objectifs du naturalisme, le mouvement littéraire qu’il a fondé pour surpasser le réalisme du début du XIXe. L’intérêt pour une classe sociale précise et la préférence pour les aspects sordides de la société était déjà une caractéristique du réalisme, mais la volonté d’expérimenter par exemple en inscrivant un personnage dans un espace clos et en étudiant ses réactions face aux événements, est l’une des innovations que propose le naturalisme. Zola utilise ici comme dans tous ses romans les ressources de la focalisation interne pour donner l’impression de donner la parole à ses personnages populaires et pour démontrer les ressorts d’un déterminisme social, qui semble d’ores et déjà inscrit dans cette page liminaire du roman. [ouverture] Ne pourrait-on pas voir aussi dans Gervaise une allégorie ou mise en abyme du lecteur de ce type de romans, qui peut, grâce au talent des romanciers, contempler sans sortir de sa chambre le spectacle inquiétant de la vie moderne ?

C’est fini ! Conseils de présentation
Sauter une ligne après l’intro, avant la conclusion, et entre les deux grandes parties. Entre les sous-parties de chacune des deux grandes parties, un alinéa suffit, il n’est pas nécessaire de sauter une ligne. Sur votre copie d’examen, écrivez en titres : « Questions sur le corpus », « Question 1 », « Question 2 », puis soit « Commentaire », soit « Dissertation », soit « Sujet d’invention ». Ce sont les seuls titres qui doivent apparaître.

Lionel Labosse


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