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La chute du cycle et de l’Empire, niveau lycées
La Débâcle, d’Émile Zola
La Pléiade, 1892 (édition de 1967).
mercredi 6 septembre 2017
Pour ce roman, j’ai utilisé l’édition Pléiade d’Henri Mitterand (1967). C’est par La Débâcle que j’achève le 20 juillet 2017 ma lecture du cycle des Rougon-Macquart, même s’il me reste un dernier article à rédiger sur L’Assommoir, que j’ai déjà lu plusieurs fois. La Débâcle connut un succès populaire étonnant : le roman battit les records de vente des Rougon-Macquart, et demeura longtemps en 1re place ; à la fin des années 1920 il était encore en 2e place derrière Germinal, et il est désormais relégué au bas de la liste (cf. cet article). Cette retombée du soufflé est sans doute due à la 1re Guerre mondiale, qui en fait de guerre, fut la véritable réussite de la boucherie de masse dont Sedan n’était qu’une répétition. Et comme il y eut beaucoup de morts et beaucoup de rescapés, parmi ceux-là se trouvèrent plusieurs écrivains, dont les œuvres reléguèrent le roman de Zola à une mode mélodramatique assez artificielle bourrée de chromos patriotiques, comme vous pourrez le constater par les extraits choisis. Le parti pris anti-communards de Zola est peu connu, et cela aussi a pu contribuer à déprécier ce roman, la Commune étant devenue après la mort de Zola, un mythe de la gauche. Cela n’empêche pas que le roman a son intérêt, d’abord documentaire, puis par le thème du « bataillon sacré » que Zola a repris de Salammbô de Flaubert pour le plaquer – avec talent – sur ses personnages, sans qu’Henri Mitterand daigne s’en rendre compte dans son édition. On est là pour ça !
– Genèse
– Documentation, ébauche, plans et rédaction
– Réception de l’œuvre
– Première partie
– Deuxième partie
– Troisième partie
– Adaptations et idées de films et d’œuvres sur les thèmes du roman
Genèse de l’œuvre
Rédigé du 18 juillet 1891 au 12 mai 1892 – durée record – La Débâcle parut en feuilleton, dans l’hebdomadaire La Vie populaire, du 21 février au 21 juillet 1892. Il parut en volume chez Charpentier en juin 1892. Une édition illustrée par Pierre Georges Jeanniot parut en 1893. Vous en trouverez une illustration ci-dessous, et vous pouvez la feuilleter sur Gallica. Le roman figure dans la 1re liste des romans de 1868 (« roman militaire »), et la guerre et le personnage du soldat a toujours fait partie des préoccupations de Zola, comme le révèlent les nombreux extraits d’articles contemporains de l’Empire cités par Mitterand, qui conclut que « La chute du régime évitera de justesse à Zola une condamnation pour excitation à la haine et au mépris du gouvernement ». Dans la liste de romans de 1872, Zola avait même prévu deux romans sur la guerre : « le roman sur la guerre d’Italie. — Jean Macquart. » et un « roman sur la guerre, le siège et la Commune. — Faire revenir Maxime et les enfants. » L’idée s’est imposée par la force des choses, de « rejet[er] à la fin du cycle le roman sur la guerre, en faisant le roman d’une débâcle militaire qui sera en même temps la débâcle d’un régime ». L’idée de « débâcle du régime » était déjà au centre de L’Argent. Le rapport de Zola à la guerre a évolué. Tout d’abord, Mitterand nous apprend qu’il n’en a rien connu en soldat, ayant été dispensé de service militaire, puis, « marié depuis le 31 mai 1870, il n’était pas mobilisable », ce qui a de quoi étonner, mais Wikipédia nous apprend qu’il était myope, et soutien de famille de sa mère. Zola aurait pu, comme son ami Frédéric Bazille, s’engager volontairement et mourir pour la gloire à la bataille de Beaune-la-Rolande. Il n’aurait laissé que Thérèse Raquin, et le mot « naturalisme » ne voudrait rien dire… En 1870, Zola fuit Paris et part à Marseille puis à Bordeaux, où il est engagé comme secrétaire par le ministre Alexandre Glais-Bizoin. Cela donnera lieu en 1898 (au moment de l’Affaire Dreyfus) à une des 32 caricatures, « simili-aquarelles » de « H. Lebourgeois » (sans doute Henri).
Zola rentre le 14 mars à Paris, juste pour assister à la Commune de Paris (du 18 mars au 28 mai 1871), avant de fuir à nouveau le 10 mai. Avant et pendant les Rougon-Macquart, il avait déjà beaucoup écrit sur les guerres et même sur la Commune, notamment dans la section « Souvenirs » des Nouveaux contes à Ninon. En 1877, il écrivit la nouvelle « L’Attaque du moulin », qu’il publia plusieurs fois en revues, avant de la reprendre dans le recueil collectif Les Soirées de Médan, qui contient aussi « Boule de suif » de Maupassant. Il s’agit d’un combat tragique, qui fournit l’idée d’un épisode du roman. Zola semble changer d’avis sur la guerre de 1870 à partir de la publication d’un texte intitulé « Lettre à la jeunesse » qui fut intégré au Roman expérimental : « Ce qu’il faut confesser très haut, c’est qu’en 1870 nous avons été battus par l’esprit scientifique. Sans doute l’imbécillité de l’empire nous lançait sans préparation suffisante dans une guerre qui répugnait au pays. Mais est-ce que, dans des circonstances plus fâcheuses encore, la France d’autrefois n’a pas vaincu, lorsqu’elle manquait de tout, de troupes et d’argent ? C’est évidemment que l’ancienne culture française, la gaieté de l’attaque, les belles folies du courage suffisaient à assurer la victoire. En 1870, au contraire, nous nous sommes brisés contre la méthode d’un peuple plus lourd et moins brave que nous, nous avons été écrasés par des masses manœuvrées avec logique, nous nous sommes débandés devant une application de la formule scientifique à l’art de la guerre sans parler d’une artillerie plus puissante que la nôtre, d’un armement mieux approprié, d’une discipline plus grande, d’un emploi plus intelligent des voies ferrées. Eh bien je le répète, en face des désastres dont nous saignons encore, le véritable patriotisme est de voir que des temps nouveaux sont venus et d’accepter la formule scientifique, au lieu de rêver je ne sais quel retour en arrière dans les bocages littéraires de l’idéal. L’esprit scientifique nous a battus, ayons l’esprit scientifique avec nous si nous voulons battre les autres. Les grands capitaines aux mots sonores ne sont pas à regretter, si désormais les mots sonores ne doivent plus aider à la victoire ». […] « Que la jeunesse française m’entende, le patriotisme est là. C’est en appliquant la formule scientifique qu’elle reprendra un jour l’Alsace et la Lorraine. » Selon Mitterand, Zola rompt avec ses articles pacifistes de 1868-70, s’étant « éloigné de ses anciens amis démocrates. Il blâmait leur rhétorique idéaliste et utopique, leur verbalisme humanitaire, leurs divisions, leur dédain de la méthode scientifique ». En 1880, il publie une nouvelle intitulée « Jacques Damour », reprise dans le recueil Naïs Micoulin, nouvelle qui ironise sur les communards.
Documentation, ébauche, plans et rédaction
À peine connue le nouvelle que Zola se mettait à un roman sur la guerre, il croula sous les lettres et documents envoyés par des inconnus, et pour Mitterand, « On trouve ici l’exemple d’un roman dans la genèse duquel la documentation, pour une partie importante, a précédé l’ébauche. » Il eut même un entretien avec Émile Ollivier, le principal ministre de Napoléon III au moment de la guerre ; mais il paraît que cet entretien n’ajoutait guère aux lectures de Zola. Un journaliste du Figaro annonce que dans ce roman « Il ne faudra pas de femmes ». Citons la première page de l’ébauche : « La fatalité qui a pesé sur Sedan, un des écrasements de peuple les plus effroyables qu’on connaisse. La destinée s’abattant sur une nation. Mais il y a eu des causes, et c’est justement l’étude des causes que je désire faire. Comment une nation qui, au commencement du siècle, s’est promenée par le monde en victorieuse, a-t-elle pu se laisser écraser ainsi. Ses victoires avaient ses raisons, ses défaites doivent en avoir ; et étudier comment elle a été menée mathématiquement au désastre de Sedan. » C’est la guerre d’Algérie qui a perverti le moral militaire français : « nos légendes du petit pioupiou français qui enfonçait tout. Et par là-dessus le patriotisme à la Béranger, l’exécrable légende propagée par Horace Vernet, toute l’imagerie et la poésie chauvines, qui faisaient de nous les troupiers vainqueurs du monde. Beaucoup insister sur ce type légendaire du troupier français, qui devait être insupportable aux autres nations. Si l’on admet que la guerre est une chose grande et triste, une nécessité parfois terrible, à laquelle il ne faut jamais se décider que mûrement et gravement, quelle singulière attitude était la nôtre d’y aller en dansant, en chantant, en plaisantant, avec des refrains de goguettant. Notre attitude dans la dernière guerre était imbécile, et si quelque chose est mort à Sedan, que nous ne devions pas regretter, c’est cette légende coupable, le troupier ne rêvant que plaies et bosses, entre sa belle et un verre de bon vin. Personne ne veut plus la guerre, on s’y résignerait avec douleur, mais on n’est plus en train de courir les aventures. C’est au moins ça qu’on a gagné. Il n’y a plus que des fous qui promènent des drapeaux dans les rues. » Ce type d’attitude est déjà dénoncé dans les dernières pages de Nana et de La Bête humaine, mais aussi au chapitre XII des « Souvenirs » des Nouveaux contes à Ninon, consacré à Chauvin. Zola, comme il l’a toujours fait, applique aussi à la politique la loi de l’évolutionnisme darwinien, ce qui lui inspire la fatalité des événements racontés. Mais l’ébauche évoque aussi l’absence de femmes : « Je m’étais arrêté à l’idée d’y peindre une grande amitié, toute l’amitié qui peut exister entre deux hommes. Une peinture complète, profonde, poignante » […] « Pour donner du mouvement à l’amitié, j’aimerais à ce qu’elle commençât par de la haine. » Selon Mitterand, « les thèses de Zola sur la guerre civile, pas plus d’ailleurs que ses thèses sur la guerre, n’ont rien qui puisse le distinguer de ses contemporains les plus conservateurs ». Il y discerne des opinions qui sont devenues proches de celles des « Versaillais » : « La conscience de l’écrivain le plus généreux et le plus désireux de vérité peut demeurer encombrée des idées reçues et des images sommaires qui caractérisent l’idéologie de sa classe ». D’où ses explications sur Paul (qui deviendra « Maurice ») : « De là tout le caractère de Paul, presque femme, nerveux, généreux et enthousiaste, mais sans fixité, accessible à toutes les idées qui passent, prompt à se passionner et à se désespérer : la France affolée par l’Empire, démoralisée, énervée au point d’en perdre la raison ; et bien expliquer toute la guerre avec ce caractère, la Commune aussi, la saignée qui a été nécessaire. Tandis que Jean, je le répète, c’est la vieille raison française, le fond raisonnable de la race, l’épargne, le travail, tout ce qui doit un jour reconstituer la patrie ».
Zola effectue et consigne « Mon voyage à Sedan » du 17 au 26 avril, avec sa femme, cornaqué par diverses personnalités locales. Il répond longuement à un journaliste du Petit Ardennais (26 avril 1891) : « il y a deux façons de prendre des renseignements. La première consiste à se renseigner longuement, à visiter un pays par petites étapes, en s’installant même au milieu des habitants pour vivre leur propre vie. La seconde – c’est la mienne – consiste à passer dans un pays rapidement pour en emporter une impression rapide, logique, intense. » Zola oublie que cette tactique est facilitée quand une foule de gens se bouscule pour le cornaquer et lui faire gagner le temps dont un autre aurait besoin pour obtenir la confiance des habitants ! C’est d’ailleurs une généralité consternante de constater que les gens célèbres oublient à quel point leur célébrité modifie leur rapport au monde. Les récits recueillis sur place, de même que les nombreuses lettres reçues grâce au battage médiatique seront déterminants pour la réussite du roman, même si, sur certains points, « les récits des Sedanais étaient imprécis, voire contradictoires ». Ce voyage, selon Mitterand, « lui a donné la coulée et la cohérence qui étaient indispensables à la réussite d’un tel dessein. Elle lui a permis d’équilibrer avec adresse l’évocation des paysages champenois et ardennais et celle des troupes qui les traversaient, en étendant à l’échelle d’une province et d’une armée entières la technique de la description itinérante. » Une lettre de Zola à son correspondant Van Santen Kolff explique cette méthode, au sujet de carnets de notes confiés par des intellectuels engagés : « Ce qui avait surtout, dans ces carnets, de l’intérêt pour moi, c’est la vie, la chose vécue. Tous se ressemblaient. Il y avait là une généralité absolue d’impression. Tout cela, le fond même de La Débâcle, me fut donné par ces carnets ». Mitterand critique cependant la conception zolienne du personnage : « Zola ne conçoit pas que son roman puisse montrer plusieurs milieux sociaux différents sans que les personnages-types de ces milieux soient unis par des liens de famille, ou du moins entretiennent des relations personnelles. Ce travers de création s’aggrave ici, car Zola néglige le fait que la guerre, en règle générale, disperse les familles et rend plus improbables, ou en tout cas plus fortuites, les rencontres ».
Le plan détaillé prend d’emblée un aspect inédit, de trois parties de huit chapitres chacune, avec des échos entre les deux premiers et les deux derniers. Mitterand évoque « Une composition d’une netteté, mais aussi d’une complexité quasi abstraites, qui maîtrise sans difficultés apparentes une substance hétérogène et touffue, ainsi qu’un espace et un temps toujours mouvants, et qui contribue pour une part essentielle à la réussite de l’œuvre. La mise en œuvre d’une véritable stratégie de la création littéraire répond ici à la nécessité de transporter dans le roman les catégories fondamentales de la Stratégie réelle. » Le 1er septembre 1891, Zola s’interrompt à l’occasion du 21e anniversaire de Sedan, pour publier dans le Figaro un long texte intitulé « Sedan », où il fait le point de ses recherches sur les leçons à tirer de l’échec, avec des accents qui préfigurent « J’Accuse… ! » : « […] si, de son côté, Bazaine s’entêta devant Metz, d’abord peut-être par aveuglement et incapacité, ensuite dans un but resté obscur : tous ces faits, il faut bien le constater, ces faits imbéciles et accumulés comme à plaisir n’étaient pas des fautes individuelles, dues simplement à des généraux malheureux, à des personnalités médiocres ou ambitieuses, mais bien des sottises, des crimes de lèse-patrie commis par la nation entière, et où chacun de nous avait sa part de responsabilité. » Zola prend des accents quasi-bellicistes : « La guerre, mais c’est la vie même ! Rien n’existe dans la nature, ne naît, ne grandit, ne se multiplie que par un combat. Il faut manger et être mangé pour que le monde vive. Et seules les nations guerrières ont prospéré, une nation meurt dès qu’elle désarme. La guerre, c’est l’école de la discipline, du sacrifice, du courage, ce sont les muscles exercés, les âmes raffermies, la fraternité devant le péril, la santé et la force. » Une nouvelle lettre à son correspondant Van Santen Kolff permet à Zola de préciser un point important : « Vous me demandez si cela ne m’a pas ennuyé de dépasser 1870, en poussant le récit jusqu’à la Commune. Mais mon plan a toujours été d’aller jusqu’à la Commune, car je considère la Commune comme une conséquence immédiate de la chute de l’Empire et de la guerre. Je n’ai du reste qu’un mot à dire de la Commune. – J’ajoute que le dernier roman de la série : Le Docteur Pascal, se passera en 1872, sinon plus tard. » S’il ne se rend pas à Belfort ni à Mulhouse, c’est qu’il a « reculé devant l’ennui du passeport à demander et de la curiosité tracassière que mon voyage exciterait sans doute ». Il ajoute : « Ce sera le plus long de tous mes romans », et annonce des traductions à paraître simultanément dans onze pays d’Europe et en Amérique !
Réception de l’œuvre. Fidèle à son habitude, Edmond de Goncourt ronchonne : « dans tout le volume, pas une page de grand écrivain, pas même un détail apportant la réelle émotion d’une chose vue ou soufferte, tout de la bonne littérature grossoyée d’après des racontars ». Anatole France confirme son revirement pro-Zola : « Il faut savoir gré à M. Émile Zola de n’avoir rien caché des laideurs, des stupidités et des cruautés de la guerre. Ses petits soldats sont ignorants, bornés, très simples. Ils ont toujours faim. Et c’est vrai qu’on a toujours faim en campagne. » Gustave Kahn publie une longue critique défavorable, qui tombe parfois juste, pas seulement sur La Débâcle, mais sur le style zolien : « quelle molle et banale formule d’art, celle qui met dans la bouche d’un personnage quelconque, en phrases hachées de conversation, des bouts d’articles mille fois réédités depuis les événements qui leur donnèrent occasion ». Ce critique ironise aussi sur certaines scènes dignes d’un « musée de cire » ou de « tableaux des multiples salons », faites « rien que pour évoquer des souvenirs dans les cerveaux d’un maximum de lecteurs ». Quant au style : « M. Zola se sert pour sa forte production d’un style généralement plat ; tour à tour se présentent des périodes narratives coupées de fragments de conversations, tels des bouleaux dans les grandes plaines ; de petites scènes d’intérieur traitées, sauf le fini, à la manière des petits Hollandais, et de grandes tirades dramatiques où se perçoit l’accent de l’auteur. Ce livre suit les anciennes habitudes, à peine coupé de quelques conférences militaires. Une seule nouveauté, mais de haute importance, c’est l’introduction dans le roman naturaliste du leit-motiv wagnérien ». Émile Faguet semble répondre à Gustave Kahn : « Ces soldats menés, ramenés, et ramenés encore sur toutes les routes d’Alsace-Lorraine, comprennent trop bien les mouvements qu’on leur fait faire, se les expliquent beaucoup trop bien aussi, et nous les expliquent à nous, lecteurs, trop bien aussi. Il est entendu que c’est pour que nous eussions la marche au moins générale des choses sous les yeux que l’auteur a permis que ses soldats fussent de si bons stratégistes ». Il ajoute une pique bien vue : « Le péché mignon, et même énorme, de M. Zola, à savoir la peinture du libertinage, en est absolument exclu. À peine un petit adultère de rien du tout, d’une seule nuit, et en faveur d’un officier qui va se faire tuer, et qui en effet, pousse la délicatesse jusqu’à revenir tout de bon mourant. Ce n’est pas une affaire. » En bon publiciste, Zola répond souvent aux critiques dans la presse, et par exemple, raconte une anecdote : « À propos du général de Failly, sait-on que le général vit encore ? Je lui avais donné dans mon livre l’épithète de triste (incapable). Son fils, capitaine dans une ville du Nord, est venu me trouver, courtois et tremblant, pour me demander de retirer le mot triste. La démarche m’a paru si touchante que je me suis empressé de faire droit à sa demande. J’ai remplacé l’épithète triste par celle de douloureux. » (En fait, l’adjectif triste est demeuré dans le texte !) La critique prend un tournant nationaliste, avec Eugène-Melchior de Vogüé. Celui-ci commence par un éloge, un parallèle entre Zola et Hugo : « Il reste ce qu’il était à ses débuts, le dernier en date et non le moindre de nos grands poètes romantiques ; un constructeur épique et visionnaire, parfois mieux informé de la réalité que ses aînés, mais tout aussi esclave de son imagination ; l’émule et le très proche parent de Victor Hugo romancier. Qui ne voit la similitude des instincts et des procédés chez les deux cyclopes ? Pour faire un roman, tous deux soufflent un énorme symbole, qui enfermera un des aspects de la vie humaine ; ici, la cathédrale de Notre-Dame de Paris, le vaisseau des Travailleurs de la mer ; là, le cabaret de L’Assommoir, la mine de Germinal, la locomotive de la Bête humaine, l’armée de la Débâcle, et tant d’autres. Ce monstre vit d’une vie intense, aux dépens des créatures humaines qu’on loge dans ses flancs, et qui ne sont en quelque sorte que ses appendices. […] Les personnages de Victor Hugo et de M. Zola sont des signes algébriques, très fidèles en somme à la tradition classique, où l’Avare, l’Envieux, le Jaloux étaient uniquement chargés de traduire une passion. » Zola répond sur le plan de la littérature, mais aussi des idées, parfois revanchardes : « M. de Vogüé se demande où est l’Allemagne dans mon livre. Mais elle rôde autour de nous comme une fatalité. J’ai cru plus grand de la montrer à l’horizon, sans la faire entrer en scène. On la devine ou, plutôt, on la voit. C’est sa présence rapprochée qui détermine les mouvements stratégiques de nos armées. [...] C’est là un procédé littéraire, une idée de conception d’épopée que j’ai suivie jusqu’à la fin de l’ouvrage » […] « c’est un livre de courage et de relèvement, un livre maintenant la nécessité de la revanche. » Un ancien capitaine bavarois, historien militaire, s’en mêle, prenant dans un long article la défense de ces valeureux Français outragés par Zola : « Zola abîme le malheureux Mac-Mahon, décrit des choses qui ne sont pas arrivées, falsifie les faits et salit une armée qui a été malheureuse, mais qui a combattu avec courage et n’a pas perdu son honneur dans la défaite. » Zola répond, en commençant par une belle prétérition : « Naturellement, je ne vais pas répondre à tout ça. Autrefois, je bondissais sous la contradiction et l’injustice, j’avais la fièvre de la bataille, je voulais la victoire complète et immédiate. Je me suis beaucoup calmé et je reste convaincu aujourd’hui qu’il est radicalement inutile de répondre et de se défendre, dans les querelles littéraires, quand vos œuvres sont là qui répondent pour vous. À quoi bon la polémique du journal, que le vent emporte, lorsque le livre demeure ? » Il ne répond donc que sur « deux points » – six pages de notes en italiques de l’édition Pléiade ! Le 1er point est la question du fard de l’empereur : « Moi, je le trouve superbe, ce fard, digne d’un des grands héros de Shakespeare, haussant la figure de Napoléon III à une mélancolie tragique d’une infinie grandeur. » […] « J’ai trouvé le fait affirmé, non seulement dans le livre de M. Gabriel Monod, que je remercie pour sa très aimable lettre, mais dans plusieurs autres ouvrages ; et, d’autre part, des témoins oculaires, à Sedan, m’ont parlé en termes précis de cette apparition d’un empereur au visage coloré et brillant, comme sorti du tombeau pour une victoire possible encore. » Le 2nd point est… la réfutation complète et circonstanciée de l’article du capitaine bavarois, donc certains paragraphes sont intéressants : « On m’a durement reproché d’avoir pillé son livre, ce qui est vrai, comme j’en ai pillé du reste bien d’autres, tous ceux dont j’ai reconnu la parfaite bonne foi. Il faudrait pourtant s’entendre : ou j’ai tout pris ou j’ai tout inventé. Les documents sont là, très nombreux, à portée de la main, et l’on peut y aller voir. Mais c’est ici que la grosse malice du capitaine Tanera éclate au plein jour. Ils sont tous ainsi en Allemagne, dans le parti militaire. Ils voudraient bien accréditer la légende que, dans la campagne de France, ils ont battu des armées innombrables, bien équipées, bien nourries, commandées par des généraux de génie. » […] « Jusqu’à présent, on avait cru à la nécessité de la grande et héroïque légende militaire. Par un accord tacite, dans les tableaux, dans les récits littéraires, même dans les annales historiques, on supprimait les défaillances et les fautes, on n’admettait que les actions d’éclat, les dévouements, les exaltations du patriotisme, même au milieu des défaites. Il semblait qu’il y aurait crime de lèse-patrie à supposer un instant que des soldats pussent avoir peur et que l’homme, avec ses misères, se retrouvât sur les champs de bataille, tel qu’il est partout ailleurs. » […] « j’admets très bien que, parmi quelques vieux militaires surtout, et parmi les Bavarois, il se trouve des gens qui soient pour l’ancien système de l’embellissement épique. Ils déclarent la vérité nuisible, capable de dégoûter les bourgeois des beautés professionnelles de la guerre. Moi, je trouve leur mensonge tout à fait dangereux, bon encore à nous mener aux pires catastrophes. Demain décidera. » Théodore Duret donne raison à Zola (lettre du 28 juin 1892) : « Le tableau que vous avez tracé de la guerre est neuf. Le côté de la bataille épique, de la guerre idéalisée et présentée comme une chose belle et noble en soi, qui est l’éternel rabâchage de la littérature latine et de la française sa fille, s’en est allé. Le côté sauvage, bestial, horrible et bas prend sa juste place et même ici, comme c’était réellement le cas, noie l’autre. »
Avant de passer au roman, voici une illustration, publicité pour le roman chez Flammarion (sans références) trouvée sur un article du site design et typo.
Première partie
Chapitre I. L’action commence le 6 août 1870, près de Mulhouse. On retrouve Jean Macquart, qu’on avait laissé dans La Terre avec cette perspective : « Aux premiers bruits de guerre, il avait quitté Rognes, tout saignant du drame où il venait de perdre sa femme Françoise et les terres qu’elle lui avait apportées ; il s’était réengagé à trente-neuf ans, retrouvant ses galons de caporal, tout de suite incorporé au 106e régiment de ligne, dont on complétait les cadres ; et, parfois, il s’étonnait encore, de se revoir avec la capote aux épaules, lui qui, après Solférino, était si joyeux de quitter le service, de n’être plus un traîneur de sabre, un tueur de monde. Mais quoi faire ? Quand on n’a plus de métier, qu’on n’a plus ni femme ni bien au soleil, que le cœur vous saute dans la gorge de tristesse et de rage ? Autant vaut-il cogner sur les ennemis, s’ils vous embêtent. Et il se rappelait son cri : ah ! Bon sang ! Puisqu’il n’avait plus de courage à la travailler, il la défendrait, la vieille terre de France ! » Aucun rappel cependant, ne sera fait dans le roman, ni de ses sœurs Gervaise et Lisa, ni de son père alcoolique, Antoine Macquart, et l’hérédité alcoolique semble ici totalement étouffée. Voici Maurice Levasseur, pas encore copain avec Jean : « Lui, reçu avocat au dernier automne, engagé volontaire que la protection du colonel avait fait incorporer dans le 106e, sans passer par le dépôt, consentait bien à porter le sac ; mais, dès les premières heures, une répugnance, une sourde révolte l’avait dressé contre cet illettré, ce rustre qui le commandait. » Maurice l’intellectuel est sous l’influence de Darwin et de Schopenhauer : « Maurice était pour la guerre, la croyait inévitable, nécessaire à l’existence même des nations. Cela s’imposait à lui, depuis qu’il se donnait aux idées évolutives, à toute cette théorie de l’évolution qui passionnait dès lors la jeunesse lettrée. Est-ce que la vie n’est pas une guerre de chaque seconde ? Est-ce que la condition même de la nature n’est pas le combat continu, la victoire du plus digne, la force entretenue et renouvelée par l’action, la vie renaissant toujours jeune de la mort ? » Il discute avec son beau-frère Weiss, un Alsacien qui a de la famille en Allemagne, patriote et qui expose dans cette discussion l’analyse de l’état des armées telle que peut la faire un chercheur ayant lu tous les livres qui paraîtront dans les dix années suivantes ! Le reproche de Gustave Kahn est amplement mérité ! Cette discussion entendue par les simples soldats entraîne une protestation d’un vieux de la vieille qui évoque ses exploits passés : « C’était la légende, le troupier français parcourant le monde, entre sa belle et une bouteille de bon vin, la conquête de la terre faite en chantant des refrains de goguette. Un caporal et quatre hommes, et des armées immenses mordaient la poussière ». On en arrive à l’intimité des soldats, et cela commence à nous intéresser car malgré l’inimitié quelque chose est à l’embryon entre ces hommes : « Maurice et Jean s’étaient glissés sous la tente, où déjà Loubet, Chouteau, Pache et Lapoulle se tassaient, la tête sur leur sac. On tenait six, à condition de replier les jambes. » […] « Un instant, Jean resta sans bouger, serré contre Maurice ; malgré sa grande fatigue, il tardait à s’endormir, tout ce qu’avait dit ce monsieur lui tournait dans la tête, l’Allemagne en armes, innombrable, dévorante ; et il sentait bien que son compagnon non plus ne dormait pas, pensait aux mêmes choses. Puis, celui-ci eut une impatience, un mouvement de recul, et l’autre comprit qu’il le gênait. Entre le paysan et le lettré, l’inimitié d’instinct, la répugnance de classe et d’éducation étaient comme un malaise physique. […] Maurice, exaspéré de fièvre, sortit d’un saut brusque, alla s’étendre à quelques pas. Jean, malheureux, roula dans un cauchemar, un demi-sommeil pénible, où se mêlaient le regret de ne pas être aimé et l’appréhension d’un immense malheur.
Chapitre II. Malgré les mauvaises nouvelles de défaite reçues la nuit, qui confirment les pressentiments de Weiss, la troupe retrouve le moral car l’intendance a enfin envoyé le bois. Le cuisinier Loubet fait tourner en bourrique un simple d’esprit en lui faisant le coup de la « soupe au caillou » : « — Plus vite que ça ! donne-moi le poulet. — Où donc, le poulet ? — Mais là, par terre… Le poulet que je t’ai promis, le poulet que le caporal vient d’apporter ! Il lui désignait un gros caillou blanc, à leurs pieds. Lapoulle, interloqué, finit par le prendre et par le retourner entre ses doigts. — Tonnerre de dieu ! veux-tu laver le poulet !… Encore ! lave-lui les pattes, lave-lui le cou !… À grande eau, feignant ! Et, pour rien, pour la rigolade, parce que l’idée de la soupe le rendait gai et farceur, il flanqua la pierre avec la viande dans la marmite pleine d’eau. — C’est ça qui va donner du goût au bouillon ! Ah ! tu ne savais pas ça, tu ne sais donc rien, sacrée andouille !… Tu auras le croupion, tu verras si c’est tendre ! L’escouade se tordait de la tête de Lapoulle, maintenant convaincu, se pourléchant ». Sans laisser le temps de déjeuner, l’ordre vient de rebrousser chemin. Les soldats de l’escouade dirigée par Jean, écœurés, se débandent, jettent sacs et fusils sur le chemin. Jean s’interpose en vain, mais quand il voit Maurice en faire de même, c’est autre chose : « Et Maurice avait déjà posé son fusil sur un tas de pierres, lorsque Jean, qui tentait vainement de s’opposer à cet abandon abominable des armes, l’aperçut. Il se précipita. — Reprenez votre fusil tout de suite, tout de suite, entendez-vous ! Un flot de terrible colère était monté soudain à la face de Jean. Lui, si calme d’habitude, toujours porté à la conciliation, avait des yeux de flamme, une voix tonnante d’autorité. Ses hommes, qui ne l’avaient jamais vu comme ça, s’arrêtèrent, surpris. — Reprenez votre fusil tout de suite, ou vous aurez affaire à moi ! Maurice, frémissant, ne laissa tomber qu’un mot, qu’il voulait rendre outrageux. — Paysan ! — Oui, c’est bien ça, je suis un paysan, tandis que vous êtes un monsieur, vous !… Et c’est pour ça que vous êtes un cochon, oui ! Un sale cochon. Je ne vous l’envoie pas dire. Des huées s’élevaient, mais le caporal poursuivait avec une force extraordinaire : — Quand on a de l’instruction, on le fait voir… Si nous sommes des paysans et des brutes, vous nous devriez l’exemple à tous, puisque vous en savez plus long que nous… Reprenez votre fusil, nom de dieu ! Ou je vous fais fusiller en arrivant à l’étape. Dompté, Maurice avait ramassé le fusil. Des larmes de rage lui voilaient les yeux. » Passe un détachement en bel ordre de marche, qui donne honte aux débandés. Le vocabulaire employé est ambigu : « Le maréchal des logis était là, campé fièrement sur son cheval, à la gauche du conducteur de devant, un bel homme blond, Adolphe, qui montait un porteur solide, une bête alezane, admirablement accouplée avec le sous-verge trottant près d’elle ; tandis que, parmi les six servants, assis deux par deux sur les coffres de la pièce et du caisson, se trouvait à son rang le pointeur, Louis, un petit brun, le camarade d’Adolphe, la paire, comme on disait, selon la règle établie de marier un homme à cheval et un homme à pied. » Le « sous-verge » est un cheval qui ne porte pas de cavalier, et reste à portée de verge du cavalier qui le conduit à sa gauche. Mais quand même : bel homme, accouplée, sous-verge, pointeur, marier : notre ami Émile chercherait-il à faire passer quelque image subliminale ? Le colonel, au lieu de fusiller un de ces insoumis pour l’exemple, se résigne à « étouffer l’affaire » : « Le général ne veut pas. Il est paternel, il dit qu’en Afrique il n’a jamais puni un homme… ». On comprend mieux les fusillés pour l’exemple de 1914-18. Cependant, dans le train qui les ramène à Paris, puis à Reims, Maurice est à nouveau pris à partie par Jean, et en est ému… comme le lecteur : « Jean, calmé, dit poliment à Maurice, comme s’il ne se fût pas adressé à un de ses hommes : — Monsieur, vous ne pouvez pas être avec les lâches… Allez, nous ne sommes pas encore battus, c’est nous qui finirons bien par les rosser un jour, les Prussiens ! À cette minute, Maurice sentit un chaud rayon de soleil lui couler jusqu’au cœur. Il restait troublé, humilié. Quoi ? cet homme n’était donc pas qu’un rustre ? Et il se rappelait l’affreuse haine dont il avait brûlé, en ramassant son fusil, jeté dans une minute d’inconscience. »
Chapitre III. Maurice s’autorise une petite virée personnelle, et lisant de façon critique les journaux et discutant avec des rescapés et avec une science consommée de la maïeutique, de la boucherie de Frœschwiller, il constitue une sorte de mise en abyme d’un narrateur omniscient, qui obtient des informations qu’il recoupe, ce qui est exactement la technique zolienne, procédé à ficelles épaisses, il faut le reconnaître, mais Céline n’était pas encore né ! Comment, par exemple, un simple soldat de l’époque aurait-il pu avoir ce jugement sur l’empereur ? « Puis, au milieu de cette lutte tragique, il eut tout d’un coup la vision nette de l’empereur, démis de son autorité impériale qu’il avait confiée aux mains de l’impératrice-régente, dépouillé de son commandement de général en chef dont il venait d’investir le maréchal Bazaine, n’étant plus absolument rien, une ombre d’empereur, indéfinie et vague, une inutilité sans nom et encombrante, dont on ne savait quoi faire, que Paris repoussait et qui n’avait plus de place dans l’armée, depuis qu’il s’était engagé à ne pas même donner un ordre. » Maurice apprend que l’empereur est carrément malade, mauvais présage : « Un gravier dans la chair d’un homme, et les empires s’écroulent. » Passons sur ce chapitre plutôt lourdingue.
Chapitre IV. Les faits ne sont pas forcément passionnants, mais on relève ici ou là quelque allusion : « Maurice, complaisamment, lut les nouvelles intéressantes, pendant que Pache, la couturière de l’escouade, lui raccommodait sa capote, et que Lapoulle nettoyait son fusil. » « Couturière », et non « couturier » ; tiens, tiens ! Mieux : « il y avait une querelle entre le conducteur de devant, Adolphe, et le pointeur, Louis, son compagnon. Depuis trois ans qu’ils étaient mariés ensemble, selon l’usage qui appareillait un conducteur et un servant, ils faisaient bon ménage, sauf quand on mangeait. Louis, plus instruit, fort intelligent, acceptait la dépendance où tout homme de cheval tient l’homme à pied, dressait la tente, allait à la corvée, soignait la soupe, pendant qu’Adolphe s’occupait de ses deux chevaux, d’un air d’absolue supériorité. Seulement, le premier, noir et maigre, affligé d’un appétit excessif, se révoltait, quand l’autre, très grand, avec ses grosses moustaches blondes, voulait se servir en maître ». Jean veille sur Maurice, qui s’est blessé au pied, ce qui les rapproche : « — Déchaussez-vous, marchez le pied nu, la boue fraîche calmera la brûlure. En effet, Maurice put de cette façon continuer à suivre, sans trop de peine ; et un profond sentiment de reconnaissance l’envahit. C’était une véritable chance, pour une escouade, d’avoir un caporal pareil, ayant servi, sachant les tours du métier : un paysan mal dégrossi, évidemment ; mais tout de même un brave homme. » Et le chapitre se termine sur cette fraternisation : « — Dites donc, ça devient grave, vous allez rester sur le flanc… Faut soigner ça. Laissez-moi faire. Agenouillé, il lava lui-même la plaie, la pansa avec du linge propre qu’il prit dans son sac. Et il avait des gestes maternels, toute une douceur d’homme expérimenté, dont les gros doigts savent être délicats à l’occasion. Un attendrissement invincible envahissait Maurice, ses yeux se troublaient, le tutoiement monta de son cœur à ses lèvres, dans un besoin immense d’affection, comme s’il retrouvait son frère chez ce paysan exécré autrefois, dédaigné encore la veille. — Tu es un brave homme, toi… Merci, mon vieux. Et Jean, l’air très heureux, le tutoya aussi, avec son tranquille sourire. — Maintenant, mon petit, j’ai encore du tabac, veux-tu une cigarette ? » Il y a eu un petit drame en passant : Honoré, le cousin de Maurice, reconnaît Goliath dans un domestique très récemment arrivé chez un fermier qui ravitaille la troupe. Celui-ci, qui est plus que soupçonné d’être un espion, a séduit la promise d’Honoré : « Silvine s’était-elle donnée dans une minute d’inconscience ou avait-elle été à demi violentée, malade de chagrin, affaiblie encore par les larmes de la séparation ? Elle ne savait plus elle-même, comme foudroyée, devenue enceinte, acceptant maintenant la nécessité d’un mariage avec Goliath. Lui, d’ailleurs, toujours souriant, ne disait pas non, reculait simplement la formalité jusqu’à la naissance du petit. Puis, brusquement, à la veille des couches, il disparut. On raconta plus tard qu’il était allé servir dans une autre ferme, du côté de Beaumont. » On reconnaît le motif de la nouvelle « Histoire d’une fille de ferme » de Guy de Maupassant (La Maison Tellier, 1881).
Chapitre V. Il semble qu’on doive enfin se battre : « Tous l’acclamaient, tous préféraient un « coup de torchon », pour en finir, dans la fatigue et le découragement qui les envahissaient depuis le départ ». L’idylle Jean / Maurice préoccupe beaucoup Zola : « Lorsque Jean aida Maurice à se hisser dans la carriole, ce dernier se retourna pour le remercier ; et les deux hommes tombèrent aux bras l’un de l’autre, comme s’ils n’avaient jamais dû se revoir. Est-ce qu’on savait, au milieu du branle de la retraite, avec ces Prussiens qui étaient là ? Maurice resta surpris de la grande tendresse qui l’attachait déjà à ce garçon. Et, deux fois encore, il se retourna, pour lui dire au revoir de la main » […] « Et, comme ils s’étaient quittés, les deux hommes se retrouvèrent, en s’embrassant ». On en arrive à un point qui justifie peut-être le fait que les soldats analysent la situation avec le recul d’historiens : « Ce fut la nuit du crime, la nuit abominable d’un assassinat de nation ; car l’armée dès lors se trouvait en détresse, cent mille hommes étaient envoyés au massacre. » […] « l’impératrice et le conseil des ministres craignaient une révolution à Paris, si, abandonnant Bazaine, l’empereur rentrait » […] « Cette nuit-là, l’impératrice n’avait-elle pas souhaité la mort du père, pour que le fils régnât ? Marche ! marche ! sans regarder en arrière, sous la pluie, dans la boue, à l’extermination, afin que cette partie suprême de l’empire à l’agonie soit jouée jusqu’à la dernière carte. Marche ! marche ! meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple, frappe le monde entier d’une admiration émue, si tu veux qu’il pardonne à ta descendance ! Et sans doute l’empereur marchait à la mort. » […] « Ils ricanaient, ils insultaient les chefs : ah ! de fameux chefs, sans cervelle, défaisant le soir ce qu’ils avaient fait le matin, flânant quand l’ennemi n’était pas là, filant dès qu’il apparaissait ! ».
Chapitre VI. L’errance de ce corps d’armée affamé continue, et l’intérêt se resserre sur l’escouade de Jean : « Si son escouade n’était plus si bien nourrie, elle ne crevait tout de même pas encore de faim, comme tant d’autres. Mais la souffrance de Maurice, surtout, l’attendrissait. Il le sentait s’affaiblir, il le regardait d’un œil inquiet, en se demandant comment ce garçon frêle ferait pour aller jusqu’au bout. Lorsque Jean entendit Maurice se plaindre de n’avoir pas de pain, il se leva, disparut un instant, revint après avoir fouillé dans son sac. Et, en lui glissant un biscuit : — Tiens ! cache ça, je n’en ai pas pour tout le monde. » Ce thème symbolique du pain à partager avec le copain essaime sur tout le chapitre, et nous rappelle bien sûr le sous-texte homosexuel de Claude Gueux, de Victor Hugo : « Lorsque Jean voulut partager, manger l’un de ses biscuits et donner l’autre à Maurice, il s’aperçut que celui-ci dormait profondément. Un instant, il songea à le réveiller ; puis, stoïquement, il remit les biscuits au fond de son sac, avec des soins infinis, comme s’il eût caché de l’or : lui, se contenta de café, ainsi que les camarades » […] « Désespéré de le voir si pâle, le caporal lui demanda paternellement : — Ça ne va toujours pas, hein ? Est-ce que c’est ton pied encore ? Maurice dit non, de la tête. Son pied allait tout à fait mieux, dans les larges souliers. — Alors, tu as faim ? Et Jean, voyant qu’il ne répondait pas, tira, sans être vu, l’un des deux biscuits de son sac ; puis, mentant avec simplicité : — Tiens, je t’ai gardé ta part… Moi, j’ai mangé l’autre tout à l’heure ». Et c’est alors que l’image se précise, qu’on comprend ce que Zola a voulu faire avec ces deux hommes, recréer le « bataillon sacré » de Salammbô (1862) de Flaubert, en prenant au pied de la lettre l’idée lancée au chapitre II de « mariage » entre « un conducteur et un servant » : « — En route ! Mon petit, faut rejoindre les camarades. Maurice s’abandonna à son bras, se laissa emporter comme un enfant. Jamais bras de femme ne lui avait tenu aussi chaud au cœur. Dans l’écroulement de tout, au milieu de cette misère extrême, avec la mort en face, cela était pour lui d’un réconfort délicieux, de sentir un être l’aimer et le soigner ; et peut-être l’idée que ce cœur tout à lui était celui d’un simple, d’un paysan resté près de la terre, dont il avait eu d’abord la répugnance, ajoutait-elle maintenant à sa gratitude une douceur infinie. N’était-ce point la fraternité des premiers jours du monde, l’amitié avant toute culture et toutes classes, cette amitié de deux hommes unis et confondus, dans leur commun besoin d’assistance, devant la menace de la nature ennemie ? Il entendait battre son humanité dans la poitrine de Jean, et il était fier pour lui-même de le sentir plus fort, le secourant, se dévouant ; tandis que Jean, sans analyser sa sensation, goûtait une joie à protéger chez son ami cette grâce, cette intelligence, restées en lui rudimentaires. Depuis la mort violente de sa femme, emportée dans un affreux drame, il se croyait sans cœur, il avait juré de ne plus jamais en voir, de ces créatures dont on souffre tant, même quand elles ne sont pas mauvaises. Et l’amitié leur devenait à tous deux comme un élargissement : on avait beau ne pas s’embrasser, on se touchait à fond, on était l’un dans l’autre, si différent que l’on fût, sur cette terrible route de Remilly, l’un soutenant l’autre, ne faisant plus qu’un être de pitié et de souffrance. » […] « Jean, déjà, avait repris Maurice par la main, plein d’un beau sang-froid, lui expliquant à l’oreille que, si les camarades poussaient, eux deux sauteraient à gauche, pour grimper ensuite parmi les bois, de l’autre côté de la rivière. » On voit enfin le premier ennemi, en focalisation interne : « il venait de voir, d’un petit bois lointain, sortir un cavalier. Presque aussitôt, un autre parut, puis un autre encore. Tous les trois restaient immobiles, pas plus gros que le poing, ayant des lignes précises et fines de joujoux. Il pensait que ce devait être un poste détaché de hussards, quelque reconnaissance qui revenait, lorsque des points brillants, aux épaules, sans doute les reflets d’épaulettes de cuivre, l’étonnèrent. — Là-bas, regarde ! dit-il en poussant le coude de Jean, qu’il avait à côté de lui. Des uhlans. Le caporal écarquilla les yeux. — Ça ! C’étaient, en effet, des uhlans, les premiers Prussiens que le 106e apercevait. Depuis bientôt six semaines qu’il faisait campagne, non seulement il n’avait pas brûlé une cartouche, mais il en était encore à voir un ennemi. » Arrivent des francs-tireurs, forcément de la pire espèce, et Zola nous ressert son personnage pédophile qu’on trouve presque à chaque tome : « Ducat, le petit gros, un ancien huissier de Blainville, forcé de vendre sa charge après des aventures malpropres avec des petites filles, venait encore de risquer la cour d’assises, pour les mêmes ordures, à Raucourt, où il était comptable, dans une fabrique ».
Chapitre VII. Tenaillés par la faim, Jean & Maurice trouvent difficilement asile chez le père Fouchard, un vieil avare, oncle de Jean et père d’Honoré, qui s’est barricadé pour ne pas être dévalisé par les troupes. Il n’ouvre que lorsque son fils se présente : « C’était Honoré, dont la batterie se trouvait à moins de deux cents mètres, et qui, depuis deux heures, luttait contre l’irrésistible envie de venir frapper à cette porte. Il s’était juré de ne jamais en refranchir le seuil, il n’avait pas échangé une seule lettre, depuis quatre ans qu’il était au service, avec ce père qu’il interpellait, d’un ton si bref. » Honoré retrouve Silvine, à qui l’espion Goliath a fait un enfant alors que son père refusait qu’il l’épouse : « Elle sentit qu’il allait parler de la chose, de l’abominable chose, et elle baissait la tête. — Dites, comment est-ce arrivé ?… Je voudrais savoir… Mais elle ne pouvait répondre. — Est-ce qu’il vous a forcée ?… Est-ce que vous avez consenti ? Alors, elle bégaya, la voix étranglée : — Mon dieu ! Je ne sais pas, je vous jure que je ne sais pas moi-même… Mais, voyez-vous, ce serait si mal de mentir ! Et je ne puis m’excuser, non ! Je ne puis dire qu’il m’ait battue… Vous étiez parti, j’étais folle, et la chose est arrivée, je ne sais pas, je ne sais pas comment ! » Puis il lui pardonne : « — Écoute, Silvine, si ces cochons de Prussiens ne me tuent pas, je veux bien encore de toi, oui ! nous nous marierons ensemble, dès que je rentrerai du service. […] — Si mon père nous refuse son consentement, nous nous en irons, la terre est grande… Et ton petit, on ne peut pas l’étrangler, mon Dieu ! Il en poussera d’autres, je finirai par ne plus le reconnaître, dans le tas. » Honoré repart « sans une embrassade » avec son père. Il mourra le lendemain à quelques encablures de la maison…
Chapitre VIII. Nous voici donc à Sedan même, la nuit qui précède le drame : « Dans la bousculade […] Jean fut séparé de Maurice ; et il courut, s’égara parmi la cohue piétinante, ne put le retrouver. C’était une vraie malchance, car il avait accepté l’offre du jeune homme, qui voulait l’emmener chez sa sœur : là, on se reposerait, on se coucherait même dans un bon lit. » Jean retrouve la maison du marchand de drap « Delaherche, [qui] sevré de jeunesse, s’était amouraché d’une jeune veuve de Charleville, la jolie madame Maginot, sur laquelle on chuchotait des histoires, et qu’il avait fini par épouser, l’automne dernier, malgré les remontrances de sa mère. Sedan, très puritain, a toujours jugé avec sévérité Charleville, cité de rires et de fêtes. D’ailleurs, jamais le mariage ne se serait conclu, si Gilberte n’avait eu pour oncle le colonel de Vineuil, en passe d’être promu général. » Delaherche est une belle invention de narrateur, car la frousse en lui le dispute à la curiosité et à la passion de ses possessions à sauvegarder, et il est comme une caméra d’action ! Il raconte sa promenade dans les environs, où il a entrevu l’empereur : « Je ne lui ai pas trouvé bonne mine, ah ! non, voûté, la marche pénible, la figure jaune, enfin un homme malade… Et ça ne m’a pas surpris, parce que le pharmacien de Mouzon, en me conseillant de pousser jusqu’à Baybel, venait de me raconter qu’un aide de camp était accouru lui acheter des remèdes… oui, vous savez bien, des remèdes pour… La présence de sa mère et de sa femme l’empêchait de désigner plus clairement la dysenterie dont l’empereur souffrait depuis le Chêne et qui le forçait à s’arrêter ainsi dans les fermes, le long de la route. » Jean retrouve enfin Maurice auprès de sa sœur Henriette : « dans le jour pâle de la pièce, il la vit, d’une ressemblance frappante avec Maurice, de cette extraordinaire ressemblance des jumeaux qui est comme un dédoublement des visages. » (Illustration de Jeanniot ci-dessus). Mais le désir de Jean ne s’oriente ni sur la sœur du copain ni sur un bain, mais sur un vrai lit : « Henriette s’empressait autour d’un divan, sur lequel on avait jeté un matelas ; elle apportait un traversin, un oreiller, des couvertures ; elle mettait, les mains promptes et savantes, des draps blancs, d’admirables draps blancs, d’un blanc de neige. Ah ! ces draps blancs, ces draps si ardemment convoités, Jean ne voyait plus qu’eux ! Il ne s’était pas déshabillé, il n’avait pas couché dans un lit depuis six semaines. C’était une gourmandise, une impatience d’enfant, une irrésistible passion, à se glisser dans cette blancheur, dans cette fraîcheur, et à s’y perdre. » Et on laisse dormir les deux garçons : « Vous savez qu’il est sept heures du soir et que vous dormez depuis douze heures environ. » La journée du 31 a été perdue, et les Prussiens s’accumulent : « Mais, regardez-les donc ! La terre en est couverte, elles viennent, elles viennent, les fourmis noires ! » Cette métaphore, qui préfigure les doryphores de 39-45, sera reprise au long du chapitre : « la noire fourmilière humaine, cet envahissement, cet enveloppement que la nuit elle-même n’avait pu arrêter. » La scène permet de compléter le portrait de Maurice : « Ce qui restait frappant, c’était sa ressemblance avec son frère ; et, cependant, toute la différence de leurs natures s’accusait profonde, à cette minute : lui, d’une nervosité de femme, ébranlé par la maladie de l’époque, subissant la crise historique et sociale de la race, capable d’un instant à l’autre des enthousiasmes les plus nobles et des pires découragements ; elle, si chétive, dans son effacement de cendrillon, avec son air résigné de petite ménagère, le front solide, les yeux braves, du bois sacré dont on fait les martyrs. » En effet, Maurice est découragé : « Non, non ! je reste ici, je préfère qu’on me fusille comme déserteur… » mais il se remet vite, encouragé par son beau-frère Weiss, dans lequel Zola se projette sans doute : « Weiss leva ses mains tremblantes. Sa face de bon chien exprimait une douleur profonde. […] Toute une flamme allumait ses gros yeux de myope qui l’avaient empêché de servir. — Tonnerre de Dieu ! Oui, je me battrais, moi, si j’étais libre… ». Et Maurice repart dans l’autre sens : « repris par sa science, Maurice songeait à la guerre nécessaire, la guerre qui est la vie même, la loi du monde. N’est-ce pas l’homme pitoyable qui a introduit l’idée de justice et de paix, lorsque l’impassible nature n’est qu’un continuel champ de massacre ? » Avant de partir au combat, nouveau motif symbolique : « Jean coupa un pain en deux, en mit une moitié dans le sac de Maurice, l’autre moitié dans le sien. » Ils retrouvent leur régiment, le 106e, et leur escouade, et le chapitre et la 1re partie se terminent sur une belle scène, où Maurice ne parvient à trouver le sommeil qu’en tenant la main de son ami : « — Dors-tu, Jean ? Jean dormait, et Maurice resta seul. L’idée d’aller rejoindre Lapoulle et les autres, sous la tente, lui causait une lassitude. […] Maurice, d’une main tâtonnante, avait pris la main de Jean. Alors, seulement, rassuré, il s’endormit. Il n’y eut, au loin, plus qu’un clocher de Sedan, dont les heures tombèrent une à une. »
Deuxième partie
Cette deuxième partie plaque sa stratégie narrative sur la stratégie guerrière. On va progresser en dents de scie, chacun des trois premiers chapitre reprenant la défaite de Sedan pendant la journée du 1er septembre depuis l’aube jusqu’au milieu de la matinée en un point différent du champ de bataille, ce qui nous permet, à l’instar des Allemands, d’encercler Sedan, puis les cinq suivants reprennent les mêmes points en progressant dans la journée, jusqu’à ce que la défaite soit consommée. Pour mieux comprendre, lire « La campagne de l’été 1870 » sur le site « Napoléon III », auquel j’ai emprunté cette carte présentant la disposition des troupes françaises encerclées par les prussiens à Sedan :
Chapitre I. Nous commençons par la défense symbolique de la maison de Weiss à Bazeilles, au sud de Sedan. Au petit matin, conformément à leur promesse à leurs femmes, Weiss et Delaherche s’apprêtent à rentrer à Sedan, au milieu des premiers engagements. Les habitants du village sont inconscients de la tragédie qui se prépare : « À l’angle d’une ruelle, dans une petite maison, trois femmes étaient restées ; et, tranquillement, à une des fenêtres, elles riaient, elles applaudissaient, l’air amusé d’être au spectacle. » Et d’ailleurs on y est bien au spectacle, tendance mélo. En effet, Weiss fait ses adieux à la concierge, Françoise, qui ne veut pas rentrer à Sedan parce que son fils est malade et que le médecin a dit qu’elle « le tuerai[t] » ! « Et puis, ces Prussiens, ils ne vont peut-être pas faire du mal à une femme seule et à un enfant malade. » À peine a-t-elle prononcé ces mots que patatras, un obus lui fait son affaire : « Françoise était jetée en travers, morte, les reins cassés, la tête broyée, une loque humaine, toute rouge, affreuse. […] — Nom de Dieu ! put enfin crier Weiss, les voilà maintenant qui tuent les femmes ! […] — Sales bougres ! vous tuez les femmes et vous démolissez ma maison !… Non, non ! ce n’est pas possible, je ne peux pas m’en aller comme ça, je reste ! […] D’une main prompte, il arracha le binocle, le remplaça par les lunettes ; et ce gros bourgeois en paletot, à la bonne face ronde que la colère transfigurait, presque comique et superbe d’héroïsme, se mit à faire le coup de feu, tirant dans le tas des Bavarois, au fond de la rue. Il avait ça dans le sang, disait-il, ça le démangeait d’en descendre quelques-uns, depuis les récits de 1814, dont on avait bercé son enfance, là-bas, en Alsace. » Les italiques sont de moi, pour souligner à quel point Zola, dans cette partie, a soin d’indiquer au spectateur les endroits où il doit pleurer. Delaherche abandonne Weiss, et courageux dans sa lâcheté, rejoint Sedan non sans tomber à nouveau nez à nez avec l’empereur, et c’est la fameuse scène du fard : « C’était bien Napoléon III, qui lui apparaissait plus grand, à cheval, et les moustaches si fortement cirées, les joues si colorées, qu’il le jugea tout de suite rajeuni, fardé comme un acteur. Sûrement, il s’était fait peindre, pour ne pas promener, parmi son armée, l’effroi de son masque blême, décomposé par la souffrance, au nez aminci, aux yeux troubles. Et, averti dès cinq heures qu’on se battait à Bazeilles, il était venu, de son air silencieux et morne de fantôme, aux chairs ravivées de vermillon. » Il serait faux de prétendre que Zola ridiculise l’empereur ; au contraire, il en fait un héros pitoyable : « Et, tout seul, il s’avança, au milieu des balles et des obus, sans hâte, de sa même allure morne et indifférente, allant à son destin. Sans doute, il entendait derrière lui la voix implacable qui le jetait en avant, la voix criant de Paris : « Marche ! Marche ! Meurs en héros sur les cadavres entassés de ton peuple, frappe le monde entier d’une admiration émue, pour que ton fils règne ! »
Chapitre II. Nous revenons à la diane auprès de notre escouade du 106e. Jean veille toujours sur son ami : « — Écoute, mon petit, dit alors le caporal, tu ne vas pas me quitter, parce que, vois-tu, il faut savoir, si l’on ne veut pas attraper de mauvais coups… Moi, j’ai déjà vu ça, j’ouvrirai l’œil pour toi et pour moi. » Chouteau est là aussi d’une lâcheté toute mélodramatique, et Zola nous met bien le doigt dessus, des fois qu’on aurait mal compris : « Le révolutionnaire revenait chez ce grand diable de peintre en bâtiments, beau parleur de Montmartre, théoricien de cabaret, gâtant les quelques idées justes, attrapées çà et là, dans le plus effroyable mélange d’âneries et de mensonges. » La mort progresse à tâtons ; Zola nous laisse dans la peau des pioupious : « Mais on ne s’entendait plus, Maurice souffrait surtout de l’effroyable vacarme. La batterie voisine tirait sans relâche, d’un grondement continu dont la terre tremblait ; et les mitrailleuses, plus encore, déchiraient l’air, intolérables. Est-ce qu’on allait rester ainsi longtemps, couchés au milieu des choux ? On ne voyait toujours rien, on ne savait rien. Impossible d’avoir la moindre idée de la bataille : était-ce même une vraie, une grande bataille ? » Maurice apprend la guerre : « Dévoré d’impatience, Maurice se mit debout. […] il revit surtout, venant de Saint-Albert, le chemin noir de Prussiens, un pullulement indistinct de horde envahissante. Déjà, Jean le saisissait aux jambes, le ramenait violemment par terre. — Es-tu fou ? tu vas y rester ! Et, de son côté, Rochas jurait. — Voulez-vous bien vous coucher ! Qui est-ce qui m’a fichu des gaillards qui se font tuer, quand ils n’en ont pas l’ordre ! — Mon lieutenant, dit Maurice, vous n’êtes pas couché, vous ! — Ah ! Moi, c’est différent, il faut que je sache. » En effet, les officiers sont pour la plupart exemplaires, se faisant découper en rondelles sans broncher, ce qui n’empêche pas que la stratégie soit absurde. Malin, Chouteau (bouh, le lâche !) profite du premier mort pour se défiler avec son copain Loubet : « Ils continuèrent leur course avec le cadavre, jusqu’au petit bois, le jetèrent au pied d’un arbre, s’éloignèrent. On ne les revit que le soir. » Le mécanisme de la peur est exposé avec un talent naturaliste : « la peur, la peur folle s’empara de Maurice. Il n’avait pas eu d’abord cette sueur froide, cette défaillance douloureuse au creux de l’estomac, cet irrésistible besoin de se lever, de s’en aller au galop, hurlant. Sans doute, maintenant, n’y avait-il là qu’un effet de la réflexion, ainsi qu’il arrive chez les natures affinées et nerveuses. Mais Jean, qui le surveillait, le saisit de sa forte main, le garda rudement près de lui, en lisant cette crise lâche, dans le vacillement trouble de ses yeux. Il l’injuriait tout bas, paternellement, tâchait de lui faire honte, en paroles violentes, car il savait que c’est à coups de pied qu’on rend le courage aux hommes. D’autres aussi grelottaient, Pache qui avait des larmes plein les yeux, qui se lamentait d’une plainte involontaire et douce, d’un cri de petit enfant, qu’il ne pouvait retenir. Et il arriva à Lapoulle un accident, un tel bouleversement d’entrailles, qu’il se déculotta, sans avoir le temps de gagner la haie voisine. On le hua, on jeta des poignées de terre à sa nudité, étalée ainsi aux balles et aux obus. Beaucoup étaient pris de la sorte, se soulageaient, au milieu d’énormes plaisanteries, qui rendaient du courage à tous. — Bougre de lâche, répétait Jean à Maurice, tu ne vas pas être malade comme eux… Je te fous ma main sur la figure, moi ! si tu ne te conduis pas bien. » Ce passage constituerait peut-être une bonne lecture analytique, d’autant que les garçons aperçoivent juste après leurs premiers Prussiens, mais ce n’est qu’un apéritif…
Chapitre III. Retour à Sedan, auprès des épouses de Weiss et de Delaherche, héroïques chacune à sa manière. En effet, Henriette va trouver Gilberte dans sa chambre, et croise en passant « un soldat, un capitaine [qui] venait de passer devant elle, d’une légèreté d’apparition, aussitôt évanoui ; et elle avait eu pourtant le temps de le reconnaître, l’ayant vu à Charleville, chez Gilberte, lorsque celle-ci n’était encore que Madame Maginot. » Et Gilberte s’explique sans fard, quitte à choquer son amie : « — Hier, il m’a tant suppliée, quand je l’ai revu… Songe donc, il se bat ce matin, on va le tuer peut-être… Est-ce que je pouvais refuser ? Et cela était héroïque et charmant, dans sa gaieté attendrie, ce dernier cadeau de plaisir, cette nuit heureuse donnée à la veille d’une bataille. » Le narrateur reprend la main : « La malignité provinciale lui avait alors prêté beaucoup d’amants, mais elle ne s’était réellement oubliée qu’avec le capitaine Beaudoin, dans le flot d’uniformes où elle vivait, grâce aux anciennes relations de son père et à sa parenté avec le colonel de Vineuil. Elle était sans méchanceté perverse, adorant simplement le plaisir ; et il semblait bien certain qu’en prenant un amant, elle avait cédé à son irrésistible besoin d’être belle et gaie. — C’est très mal d’avoir renoué, dit enfin Henriette de son air sérieux. Déjà, Gilberte lui fermait la bouche, d’un de ses jolis gestes caressants. — Oh ! chérie, puisque je ne pouvais pas faire autrement et que c’était pour une seule fois… Tu le sais, j’aimerais mieux mourir, maintenant, que de tromper mon nouveau mari. » La belle-mère, qui arrive à ce moment et aperçoit les gants oubliés de l’officier, ne l’entend pas de cette oreille et se promet d’en parler à son fils, mais on n’a pas le temps de s’apitoyer, car on envoie dans la fabrique « le major Bouroche, avec un billet écrit au crayon, pour nous demander si nous ne pourrions pas laisser installer ici une ambulance… », et les deux femmes sont embauchées comme aides-soignantes, avec un premier invité de marque : « Le blessé qui se trouvait couché au fond de la carriole, était le maréchal de Mac-Mahon, la fesse gauche à demi emportée ». Delaherche est de retour, et continue à jouer la petite souris fureteuse, inquiet pour sa fabrique. Il obtient des informations, qui révèlent l’improvisation du plan suite à la blessure de Mac-Mahon : « L’armée ne savait plus à qui obéir, rejetée en arrière par le général Ducrot, pendant les deux heures où il avait eu le commandement, ramenée en avant par le général de Wimpffen, qui venait de lui succéder ; et ces oscillations incompréhensibles, ces positions qu’il fallait reconquérir après les avoir abandonnées, toute cette absence de plan et d’énergique direction précipitait le désastre. » « Absence de plan » : c’est dire le talent de Zola qui parvient, lui, avec son plan au cordeau, ses trois corps de 8 chapitres d’égale longueur, à rendre compte d’une bataille incohérente. Et pour la 3e fois, Delaherche retrouve son vieux copain : « Et, à la tête, il reconnut l’empereur, qui rentrait après avoir passé quatre heures sur le champ de bataille. La mort n’avait pas voulu de lui, décidément. Sous la sueur d’angoisse de cette marche au travers de la défaite, le fard s’en était allé des joues, les moustaches cirées s’étaient amollies, pendantes, la face terreuse avait pris l’hébètement douloureux d’une agonie. » De retour chez lui, Delaherche retrouve une « lunette d’approche » avec laquelle il observe « les officiers de cet état-major, tellement il les voyait avec netteté. […], en avant, il y avait un homme seul, l’air sec et mince, à l’uniforme sans éclat, dans lequel pourtant il sentit le maître. C’était bien le roi de Prusse, à peine haut comme la moitié du doigt, un de ces minuscules soldats de plomb des jouets d’enfant. » Cette page souligne sans doute l’impossibilité à laquelle se heurte le narrateur de faire de son récit autre chose qu’un jeu de soldats avec la « lunette d’approche », nouvelle mise en abyme du récit naturaliste.
Chapitre IV. L’héroïque Henriette ne craint pas de retourner à Bazeilles rejoindre son héroïque époux, comme elle le lui avait dit. Après un parcours semé d’embûches où elle croise une sorte de Gavroche non identifié, elle rejoint Bazeilles juste au moment où après le combat qui a duré toute la matinée, son mari va être fusillé comme c’est la règle : « Les Allemands étaient inflexibles : toute personne prise les armes à la main, n’appartenant point aux armées belligérantes, était fusillée sur l’heure, comme coupable de s’être mise en dehors du droit des gens. » L’analepse du combat de la maison de Weiss est inspirée d’un épisode fameux de la guerre, immortalisé par une toile d’Alphonse de Neuville (1836-1885), Les Dernières Cartouches (1873).
La scène où Henriette est arrachée à son mari auquel elle s’accroche pour être tuée avec lui est digne du tableau de Neuville, et fera verser des larmes aux plus insensibles : « Weiss, dont le binocle avait glissé, dans les adieux, venait de le remettre vivement sur son nez, comme s’il avait voulu bien voir la mort en face. Il recula, s’adossa contre le mur, en croisant les bras ; et, dans son veston en lambeaux, ce gros garçon paisible avait une figure exaltée, d’une admirable beauté de courage. Près de lui, Laurent s’était contenté de fourrer les mains dans ses poches. Il semblait indigné de la cruelle scène, de l’abomination de ces sauvages qui tuaient les hommes sous les yeux de leurs femmes. Il se redressa, les dévisagea, leur cracha d’une voix de mépris : — Sales cochons ! » (c’est moi qui souligne la formule par laquelle Zola nous indique l’endroit où il convient de pleurer).
Chapitre V. La « lunette d’approche » de Zola nous ramène « Sur le plateau de l’Algérie, à dix heures, la compagnie Beaudoin était toujours couchée parmi les choux, dans le champ dont elle n’avait pas bougé depuis le matin. » Ce chapitre contient d’excellents morceaux, que je cite pour des collègues en quête de lectures analytiques :
« Une estafette, qui passait au galop, cria au colonel de Vineuil un ordre, dans l’effrayant vacarme. Déjà, le colonel était debout sur les étriers, la face ardente ; et, d’un grand geste de son épée, montrant le calvaire :
— Enfin, mes enfants, c’est notre tour !… En avant, là-haut !
Le 106e, entraîné, s’ébranla. Une des premières, la compagnie Beaudoin s’était mise debout, au milieu des plaisanteries, les hommes disant qu’ils étaient rouillés, qu’ils avaient de la terre dans les jointures. Mais, dès les premiers pas, on dut se jeter au fond d’une tranchée-abri qu’on rencontra, tellement le feu devenait vif. Et l’on fila en pliant l’échine.
— Mon petit, répétait Jean à Maurice, attention ! c’est le coup de chien… Ne montre pas le bout de ton nez, car pour sûr on te le démolirait… Et ramasse bien tes os sous ta peau, si tu ne veux pas en laisser en route. Ceux qui en reviendront, cette fois, seront des bons.
Maurice entendait à peine, dans le bourdonnement, la clameur de foule qui lui emplissait la tête. Il ne savait plus s’il avait peur, il courait emporté par le galop des autres, sans volonté personnelle, n’ayant que le désir d’en finir tout de suite. Et il était à ce point devenu un simple flot de ce torrent en marche, qu’un brusque recul s’étant produit, à l’extrémité de la tranchée, devant les terrains nus qu’il restait à gravir, il avait aussitôt senti la panique le gagner, prêt à prendre la fuite. C’était, en lui, l’instinct débridé, une révolte des muscles, obéissant aux souffles épars.
Des hommes déjà retournaient en arrière, lorsque le colonel se précipita.
— Voyons, mes enfants, vous ne me ferez pas cette peine, vous n’allez pas vous conduire comme des lâches… Souvenez-vous ! Jamais le 106e n’a reculé, vous seriez les premiers à salir notre drapeau…
Il poussait son cheval, barrait le chemin aux fuyards, trouvait des paroles pour chacun, parlait de la France, d’une voix où tremblaient des larmes.
Le lieutenant Rochas en fut si ému, qu’il entra dans une terrible colère, levant son épée, tapant sur les hommes comme avec un bâton. — Sales bougres, je vas vous monter là-haut à coups de botte dans le derrière, moi ! Voulez-vous bien obéir, ou je casse la gueule au premier qui tourne les talons !
Mais ces violences, ces soldats menés au feu à coups de pied, répugnaient au colonel.
— Non, non, lieutenant, ils vont tous me suivre… N’est-ce pas, mes enfants, vous n’allez pas laisser votre vieux colonel se débarbouiller tout seul avec les Prussiens ?… En avant, là-haut !
Et il partit, et tous en effet le suivirent, tellement il avait dit cela en brave homme de père, qu’on ne pouvait abandonner, sans être des pas grand-chose. Lui seul, du reste, traversa tranquillement les champs nus, sur son grand cheval, tandis que les hommes s’éparpillaient, se jetaient en tirailleurs, profitant des moindres abris. Les terrains montaient, il y avait bien cinq cents mètres de chaumes et de carrés de betteraves, avant d’atteindre le calvaire. Au lieu de l’assaut classique, tel qu’il se passe dans les manœuvres, par lignes correctes, on ne vit bientôt que des dos arrondis qui filaient au ras de terre, des soldats isolés ou par petits groupes, rampant, sautant soudain ainsi que des insectes, gagnant la crête à force d’agilité et de ruse. Les batteries ennemies avaient dû les voir, les obus labouraient le sol, si fréquents, que les détonations ne cessaient point. Cinq hommes furent tués, un lieutenant eut le corps coupé en deux.
Maurice et Jean avaient eu la chance de rencontrer une haie, derrière laquelle ils purent galoper sans être vus. Une balle pourtant y troua la tempe d’un de leurs camarades, qui tomba dans leurs jambes. Ils durent l’écarter du pied. Mais les morts ne comptaient plus, il y en avait trop. L’horreur du champ de bataille, un blessé qu’ils aperçurent, hurlant, retenant à deux mains ses entrailles, un cheval qui se traînait encore, les cuisses rompues, toute cette effroyable agonie finissait par ne plus les toucher. Et ils ne souffraient que de l’accablante chaleur du soleil de midi qui leur mangeait les épaules.
— Ce que j’ai soif ! bégaya Maurice. Il me semble que j’ai de la suie dans la gorge. Tu ne sens pas cette odeur de roussi, de laine brûlée ?
Jean hocha la tête.
— Ça sentait la même chose à Solférino. Peut-être bien que c’est l’odeur de la guerre… »
Une fois le régiment en place à se faire arroser, voici qu’arrivent « enfin, les deux batteries de l’artillerie de réserve » C’est une nouvelle scène de genre, et Jean va assister à la mort héroïque de son cousin Honoré. Mais d’abord, admirons la manœuvre : « La pièce, la bête aimée, groupait autour d’elle une petite famille, que resserrait une occupation commune. Elle était le lien, le souci unique, tout existait pour elle, le caisson, les voitures, les chevaux, les hommes. De là venait la grande cohésion de la batterie entière, une solidité et une tranquillité de bon ménage. » Louis et Adolphe meurent façon bataillon sacré : « il culbuta, la poitrine fendue, les bras ouverts. Dans une dernière convulsion, il avait pris l’autre, ils restèrent embrassés, farouchement tordus, mariés jusque dans la mort. » Voici une nouvelle eucharistie du couple survivant : « — Écoute, dit-il à Jean, il faut que je mange… J’aime mieux manger et qu’on me tue tout de suite ! Il avait ouvert son sac, il prit le pain de ses deux mains tremblantes, il se mit à mordre dedans, avec voracité. Les balles sifflaient, deux obus éclatèrent à quelques mètres. Mais plus rien n’existait, il n’y avait que sa faim à satisfaire. — Jean, en veux-tu ? Celui-ci le regardait, hébété, les yeux gros, l’estomac déchiré du même besoin. — Oui, tout de même, je veux bien, je souffre trop. Ils partagèrent, ils achevèrent goulûment le pain, sans s’inquiéter d’autre chose, tant qu’il en resta une bouchée. » Et c’est au tour de la cavalerie, avec une rapide analepse, car en bon général, Zola la gardait en réserve pour ne la jeter dans son récit qu’au moment propice : « Depuis le petit jour, Prosper ne faisait que pousser son cheval, dans des marches et des contremarches continuelles, d’un bout à l’autre du plateau d’Illy. » Les cavaliers se font dûment massacrer [1], juste avant l’ordre de repli, qui vient au moment où Jean se croit mort, éraflé par une balle sur le haut du crâne qui le fait beaucoup saigner. Il s’évanouit, et l’on crie à Maurice de l’abandonner, et c’est à son tour de se montrer sublime, dans une des plus belles pages du roman :
« Et, pleurant de rage, Maurice, resté seul avec Jean évanoui, l’empoigna dans ses bras, voulut l’emporter. Mais, en effet, il était trop faible, chétif, épuisé de fatigue et d’angoisse. Tout de suite, il chancela, tomba avec son fardeau. Si encore il avait aperçu quelque brancardier ! Il cherchait de ses regards fous, croyait en reconnaître parmi les fuyards, faisait de grands gestes. Personne ne revenait. Il réunit ses dernières forces, reprit Jean, réussit à s’éloigner d’une trentaine de pas ; et, un obus ayant éclaté près d’eux, il crut que c’était fini, qu’il allait mourir, lui aussi, sur le corps de son compagnon.
Lentement, Maurice s’était relevé. Il se tâtait, n’avait rien, pas une égratignure. Pourquoi donc ne fuyait-il pas ? Il était temps encore, il pouvait atteindre le petit mur en quelques sauts, et ce serait le salut. La peur renaissait, l’affolait. D’un bond, il prenait sa course, lorsque des liens plus forts que la mort le retinrent. Non ! Ce n’était pas possible, il ne pouvait abandonner Jean. Toute sa chair en aurait saigné, la fraternité qui avait grandi entre ce paysan et lui, allait au fond de son être, à la racine même de la vie. Cela remontait peut-être aux premiers jours du monde, et c’était aussi comme s’il n’y avait plus eu que deux hommes, dont l’un n’aurait pu renoncer à l’autre, sans renoncer à lui-même.
Si Maurice, une heure auparavant, n’avait pas mangé son croûton de pain sous les obus, jamais il n’aurait trouvé la force de faire ce qu’il fit alors. D’ailleurs, il lui fut impossible plus tard de se souvenir. Il devait avoir chargé Jean sur ses épaules, puis s’être traîné, en s’y reprenant à vingt fois, au milieu des chaumes et des broussailles, buttant à chaque pierre, se remettant quand même debout. Une volonté invincible le soutenait, une résistance qui lui aurait fait porter une montagne. Derrière le petit mur, il retrouva Rochas et les quelques hommes de l’escouade, tirant toujours, défendant le drapeau, que le sous-lieutenant tenait sous son bras. […]
Mais, à ce moment, Maurice s’aperçut avec joie que Jean rouvrait les yeux ; et, comme il courait à un ruisseau voisin, voulant lui laver la figure, il fut très surpris de revoir, à sa droite, au fond du vallon écarté, protégé par des pentes rudes, le paysan qu’il avait vu le matin et qui continuait à labourer sans hâte, poussant sa charrue attelée d’un grand cheval blanc. Pourquoi perdre un jour ? Ce n’était pas parce qu’on se battait, que le blé cesserait de croître et le monde de vivre. »
Chapitre VI. Nous revoici à Sedan, toujours cornaqués par Delaherche, qui n’arrête pas de se cogner à Napoléon III : « Depuis Châlons, il s’était effacé, n’avait pas donné un ordre, résigné à n’être qu’une inutilité sans nom et encombrante, un paquet gênant, emporté parmi les bagages des troupes. Et il ne se réveillait empereur que pour la défaite ; le premier, le seul ordre qu’il devait donner encore, dans la pitié effarée de son cœur, allait être de hisser le drapeau blanc sur la citadelle, afin de demander un armistice. — Oh ! ce canon, ce canon !… Prenez un drap, une nappe, n’importe quoi ! Courez vite, dites qu’on le fasse taire ! » C’est effectivement une nappe qui est hissée, mais la canonnade continue, à l’effarement de tous. Nous retournons à l’ambulance, pour une ou deux ekphrasis du genre gore :
« Les blessures, pansées à la hâte sur le champ de bataille, quelques-unes même demeurées à vif, étalaient leur détresse, entre les lambeaux des capotes et des pantalons déchirés. Des pieds s’allongeaient, chaussés encore, broyés et saignants. Des genoux et des coudes, comme rompus à coups de marteau, laissaient pendre des membres inertes. Il y avait des mains cassées, des doigts qui tombaient, retenus à peine par un fil de peau. Les jambes et les bras fracturés semblaient les plus nombreux, raidis de douleur, d’une pesanteur de plomb. Mais, surtout, les inquiétantes blessures étaient celles qui avaient troué le ventre, la poitrine ou la tête. Des flancs saignaient par des déchirures affreuses, des nœuds d’entrailles s’étaient faits sous la peau soulevée, des reins entamés, hachés, tordaient les attitudes en des contorsions frénétiques. De part en part, des poumons étaient traversés, les uns d’un trou si mince, qu’il ne saignait pas, les autres d’une fente béante d’où la vie coulait en un flot rouge ; et les hémorragies internes, celles qu’on ne voyait point, foudroyaient les hommes, tout d’un coup délirants et noirs. Enfin, les têtes avaient souffert plus encore : mâchoires fracassées, bouillie sanglante des dents et de la langue ; orbites défoncées, l’œil à moitié sorti ; crânes ouverts, laissant voir la cervelle. Tous ceux dont les balles avaient touché la moelle ou le cerveau, étaient comme des cadavres, dans l’anéantissement du coma ; tandis que les autres, les fracturés, les fiévreux, s’agitaient, demandaient à boire, d’une voix basse et suppliante. »
« Lui et un camarade prirent le corps, l’emportèrent au charnier qu’on avait établi derrière les cytises. Une douzaine de morts, déjà, s’y trouvaient rangés, raidis dans le dernier râle, les uns les pieds étirés, comme allongés par la souffrance, les autres déjetés, tordus en des postures atroces. Il y en avait qui ricanaient, les yeux blancs, les dents à nu sous les lèvres retroussées ; tandis que plusieurs, la figure longue, affreusement triste, pleuraient encore de grosses larmes. Un, très jeune, petit et maigre, la tête à moitié emportée, serrait sur son cœur, de ses deux mains convulsives, une photographie de femme, une de ces pâles photographies de faubourg, éclaboussée de sang. Et, aux pieds des morts, pêle-mêle, des jambes et des bras coupés s’entassaient aussi, tout ce qu’on rognait, tout ce qu’on abattait sur les tables d’opération, le coup de balai de la boutique d’un boucher, poussant dans un coin les déchets, la chair et les os. »
Le capitaine Beaudoin n’a que le temps de se faire découper en morceaux avant d’expirer sous les yeux de sa belle : « Et, avec une adresse extraordinaire, sans se reprendre, il trancha les muscles d’une seule entaille, jusqu’aux os. Il dénuda le tibia et le péroné, introduisit entre eux la compresse à trois chefs, pour les maintenir. Puis, d’un trait de scie unique, il les abattit. Et le pied resta aux mains de l’infirmier qui le tenait. » Le capitaine meurt quelques minutes après l’amputation, vidé de son sang, et du coup la mère ravale sa langue : « Une fois encore elle se tairait, elle qui savait et qui s’était juré de tout dire à son fils. À quoi bon désoler la maison, puisque la mort emportait la faute ? »
Nous retournons auprès de l’empereur en galère, désolé que la nappe blanche n’ait pas mis fin à la boucherie. Très belle scène où tel un Géronte, l’empereur qui ne comprend pas qu’un général a arraché ce drapeau qui ne respecte pas la règle, répète à trois reprises : « — Mais enfin, pourquoi tire-t-on toujours, puisque j’ai fait hisser le drapeau blanc ? » La réponse vient : « Le général Lebrun avait expliqué à l’empereur que, si l’on voulait demander un armistice, il fallait qu’une lettre, signée du commandant en chef de l’armée française, fût remise au commandant en chef des armées allemandes. » Lebrun parvient à trouver « le général de Wimpffen [qui] entra dans une furieuse colère, au seul mot d’armistice. Non, non ! Il ne signerait rien, il voulait se battre ! Il était trois heures et demie. Et ce fut peu de temps après qu’eut lieu la tentative héroïque et désespérée, cette poussée dernière, pour ouvrir une trouée au travers des Bavarois, en marchant une fois encore sur Bazeilles. » La trouée fait long feu, et de nouveau, c’est par la lunette de Delaherche que nous voyons « l’état-major allemand, qu’il avait déjà vu à cette place, dès midi. Le maître, le minuscule soldat de plomb, haut comme la moitié du petit doigt, dans lequel il croyait avoir reconnu le roi de Prusse, se trouvait toujours debout, avec son uniforme sombre, en avant des autres officiers, la plupart couchés sur l’herbe, étincelants de broderies. Il y avait là des officiers étrangers, des aides de camp, des généraux, des maréchaux de cour, des princes, tous pourvus de lorgnettes, suivant depuis le matin l’agonie de l’armée française, comme au spectacle. Et le drame formidable s’achevait. » La victoire étant consommée, le narrateur nous transporte enfin du côté prussien : « le roi Guillaume, fatigué, lâcha un instant sa lorgnette ; et il continua de regarder à l’œil nu. […] C’était la victoire, inespérée, foudroyante, et le roi n’avait pas de remords, devant ces cadavres si petits, ces milliers d’hommes qui tenaient moins de place que la poussière des routes, cette vallée immense où les incendies de Bazeilles, les massacres d’Illy, les angoisses de Sedan, n’empêchaient pas l’impassible nature d’être belle, à cette fin sereine d’un beau jour. » Cela ne fait-il pas songer au « Dormeur du val » ? Je suis souvent agacé par le contresens que la plupart de mes chers et estimés collègues de lettres font sur ce texte quand ils interrogent mes élèves à l’oral du bac. Leur question est invariablement : « En quoi ce poème constitue-t-il une dénonciation de la guerre ? », ce qui est un contresens. De même que Zola 20 ans plus tard, quand Rimbaud écrivait ce poème, il avait peu de chances de n’être pas patriotard, d’autant qu’on sait bien qu’il terminera sa vie plus ou moins comme trafiquant d’armes à feu, alors comme pacifiste, on fait mieux. Son idée était sans doute proche de celle de Zola, une idée philosophique schopenhauérienne, la survie de l’espèce et de la nature à travers le sacrifice de l’individu. Je suggère donc aux collègues qui sont de mon avis d’ajouter en texte complémentaire au sonnet de Rimbaud un extrait de La Débâcle, histoire de rappeler à nos collègues l’incongruité de plaquer sur un poète du XIXe siècle des idées pacifistes du XXe siècle. La procédure suit son cours, Napoléon fait envoyer son épée, et le roi accepte une trêve le temps de discuter de la « capitulation », mot qui clôt le chapitre.
Chapitre VII. Paul reprend conscience, et c’est encore une belle scène d’amitié : « Au pied du petit mur, lorsque Maurice, qui baignait d’eau fraîche le visage de Jean, vit qu’il rouvrait les yeux, il eut une exclamation de joie.
— Ah ! mon pauvre bougre, je t’ai cru fichu !… Et ce n’est pas pour te le reprocher, mais ce que tu es lourd !
Étourdi encore, Jean semblait s’éveiller d’un songe. Puis, il dut comprendre, se souvenir, car deux grosses larmes roulèrent sur ses joues. Ce Maurice si frêle, qu’il aimait, qu’il soignait comme un enfant, il avait donc trouvé, dans l’exaltation de son amitié, des bras assez forts, pour l’apporter jusque-là !
— Attends que je voie un peu ta caboche.
La blessure n’était presque rien, une simple éraflure du cuir chevelu, qui avait saigné beaucoup. Les cheveux, que le sang collait à présent, avaient formé tampon. Aussi se garda-t-il bien de les mouiller, pour ne pas rouvrir la plaie.
— Là, tu es débarbouillé, tu as repris figure humaine… Attends encore, que je te coiffe.
Et, ramassant, à côté, le képi d’un soldat mort, il le lui posa avec précaution sur la tête.
— C’est juste ta pointure… Maintenant, si tu peux marcher, nous voilà de beaux garçons.
Jean se mit debout, secoua la tête, pour s’assurer qu’elle était solide. Il n’avait plus que le crâne un peu lourd. Ça irait très bien. Et il fut saisi d’un attendrissement d’homme simple, il empoigna Maurice, l’étouffa sur son cœur, en ne trouvant que ces mots :
— Ah ! mon cher petit, mon cher petit ! »
Nouveau découragement de Maurice, et nouvelle piqûre de rappel schopenhauerienne : « — Oui, pourquoi est-ce moi plutôt qu’un autre ? C’était la révolte du moi, l’enragement égoïste de l’individu qui ne veut pas se sacrifier pour l’espèce et finir. »
Nouveau chromo : « C’était le sous-lieutenant, porteur du drapeau, qui venait de recevoir une balle dans le poumon gauche. Il était tombé, crachant le sang à pleine bouche. Et, voyant que personne ne s’arrêtait, il eut la force de se reprendre et de crier : — Au drapeau ! D’un bond, Rochas, revenu sur ses pas, prit le drapeau, dont la hampe s’était brisée ; tandis que le sous-lieutenant murmurait, les mots empâtés d’une écume sanglante : — Moi, j’ai mon compte, je m’en fous !… Sauvez le drapeau ! » En se repliant, on tombe sur Chouteau et Loubet ivres dans une auberge, qui invitent les camarades. Rochas refuse : « On devrait tous les fusiller ! » Parvenus à Sedan, ce sont les retrouvailles des jumeaux. Henriette n’est qu’héroïsme : « Chez cette silencieuse, si frêle, déjà l’héroïne se réveillait. Elle ne craignait rien, elle avait une âme ferme, invincible. Dans sa douleur, elle ne songeait plus qu’à ravoir le corps de son mari, pour l’ensevelir. Son premier projet fut, simplement, de retourner à Bazeilles. » Un épisode affligeant prolonge la guerre : « Jusqu’à la nuit noire, malgré l’armistice, il y eut ainsi des coins de bataille qui s’entêtèrent, on entendit la fusillade persister » Jean, Maurice et Henriette se trouvent à l’endroit où l’on persiste à se battre, et Henriette reconnaît chez les Prussiens l’uniforme du « cousin Gunther » : « Henriette le détaillait de ses yeux perçants. — C’est parfaitement lui, répondit-elle sans s’étonner. Je le reconnais très bien. D’un geste fou, Maurice l’ajustait déjà. — Le cousin… Ah ! tonnerre de dieu ! il va payer pour Weiss. Mais, frémissante, elle s’était soulevée, avait détourné le chassepot, dont le coup alla se perdre au ciel. — Non, non, pas entre parents, pas entre gens qui se connaissent… C’est abominable ! » La mort du lieutenant Rochas dans son drapeau qu’il avait récupéré, nous fournit un nouveau chromo : « D’un geste prompt, cependant, il avait repris le drapeau. C’était sa pensée dernière, le cacher, pour que les Prussiens ne l’eussent pas. Mais, bien que la hampe fût rompue, elle s’embarrassa dans ses jambes, il faillit tomber. Des balles sifflaient, il sentit la mort, il arracha la soie du drapeau, la déchira, cherchant à l’anéantir. Et ce fut à ce moment que, frappé au cou, à la poitrine, aux jambes, il s’affaissa parmi ces lambeaux tricolores, comme vêtu d’eux. Il vécut encore une minute, les yeux élargis, voyant peut-être monter à l’horizon la vision vraie de la guerre, l’atroce lutte vitale qu’il ne faut accepter que d’un cœur résigné et grave, ainsi qu’une loi. Puis, il eut un petit hoquet, il s’en alla dans son ahurissement d’enfant, tel qu’un pauvre être borné, un insecte joyeux, écrasé sous la nécessité de l’énorme et impassible nature. Avec lui, finissait une légende. »
Chapitre VIII. Zola continue à nous infliger sans vraie raison la focalisation interne sur son égoïste bourgeois : « Alors, Delaherche comprit la nécessité impérieuse de la capitulation. » Celui-ci persiste à parcourir la ville comme un rat ivre : « La malchance voulut qu’il y eût là une maison louche, dont une bande de soldats ivres faisaient le siège ; et, craignant d’attraper quelque mauvais coup, dans la bagarre, il revint sur ses pas. » (tout cela, bien sûr, confirmé par les notes de Mitterand comme véridique. Delaherche, d’ailleurs, a comme modèle Charles Philippoteaux, bourgeois de Sedan rencontré par Zola lors de son voyage). Maurice et Jean dorment, mais au réveil, Maurice gamberge : « cette dégénérescence de la race, qui expliquait comment la France victorieuse avec les grands-pères avait pu être battue dans les petits-fils » […] « Dans la défaite, d’une faiblesse nerveuse de femme, il cédait à un de ces désespoirs immenses, où le monde entier sombrait. Il n’y avait plus rien, la France était morte. » Cette crise émeut Jean : « Jean s’agita. Étonné, il finit par s’asseoir sur son séant. — Quoi donc, mon petit ?… Tu es malade ? Puis, comprenant que c’étaient encore des idées à coucher dehors, selon son expression, il se fit paternel. — Voyons, qu’est-ce que tu as ? faut pas se faire pour rien un chagrin pareil ! » On note un usage étonnant du discours indirect libre : Rose, une jeune femme, rapporte à Delaherche les propos des soldats qu’elle a saisis au passage : « Et, il fallait bien l’avouer, d’autres, le plus grand nombre, avaient des yeux qui riaient d’aise, un allégement ravi de toute leur personne. Enfin, c’était donc le bout de leur misère, ils étaient prisonniers, ils ne se battraient plus ! Depuis tant de jours, ils souffraient de trop marcher, de ne pas manger ! D’ailleurs, à quoi bon se battre, puisqu’on n’était pas les plus forts ? Tant mieux si les chefs les avaient vendus, pour en finir tout de suite ! Cela était si délicieux, de se dire qu’on allait ravoir du pain blanc et se coucher dans des lits ! » Delaherche tourne sa veste : « Déjà, il oubliait que, bonapartiste ardent, il avait, quelques mois plus tôt, travaillé au triomphe du plébiscite. Et il n’en était même plus à plaindre celui qui allait devenir l’homme de Sedan, il le chargeait de toutes les iniquités. » L’empereur, justement, se retrouve dans la « maison du tisserand, sur la route de Donchery », pour négocier les conditions de sa reddition. Le peuple ne semble pas l’adorer…
Troisième partie
Chapitre I. Point d’ellipse. Nous sommes au lendemain de la bataille, dans la maison du père Fouchard où Silvine s’inquiète du sort de son Honoré. Prosper se présente, en quête d’un emploi. Lui a pu se dégager de son cheval mort, et nous tire des larmes : « Mon pauvre Zéphir, il pleurait comme un homme… » Quant au « père Fouchard […] Il aimait tout de même son fils, à sa manière. Des souvenirs anciens durent lui revenir, de très loin, du temps où sa femme vivait, où Honoré allait encore à l’école ; et deux grosses larmes parurent également dans ses yeux rouges, coulèrent le long du cuir tanné de ses joues. Depuis plus de dix ans, il n’avait pas pleuré. Des jurons lui échappaient, il finissait par se fâcher de ce fils qui était à lui, qu’il ne verrait plus jamais pourtant. — Nom de Dieu ! C’est vexant, de n’avoir qu’un garçon, et qu’on vous le prenne ! » Silvine entraîne Prosper à la recherche du corps d’Honoré, ce qui nous permet de visiter les ruines du champ de bataille : « Ils attendaient, immobiles sur la route, qu’on les conduisît à la décharge publique, au charnier voisin. Des pieds sortaient, dressés en l’air. Une tête retombait, à demi arrachée. Lorsque les trois tombereaux, de nouveau, s’ébranlèrent, cahotant dans les flaques, une main livide qui pendait, très longue, vint frotter contre une roue ; et la main peu à peu s’usait, écorchée, mangée jusqu’à l’os. » Voici une danse macabre, un couple funèbre : « Les deux zouaves, raidis, les mains tordues, n’avaient plus de visage, le nez arraché, les yeux sautés des orbites. Le rire de celui qui se tenait le ventre venait de ce qu’une balle lui avait fendu les lèvres, en lui cassant les dents. Et cela était vraiment atroce, ces misérables qui causaient, dans leurs attitudes cassées de mannequins, les regards vitreux, les bouches ouvertes, tous glacés, immobiles à jamais. S’étaient-ils traînés à cette place, vivants encore, pour mourir ensemble ? Étaient-ce plutôt les Prussiens qui avaient fait la farce de les ramasser, puis de les asseoir en rond, par une moquerie de la vieille gaieté française ? — Drôle de rigolade tout de même ! reprit Prosper, pâlissant. » […] « Sous l’évier, deux corps avaient roulé, un zouave, un bel homme à barbe noire, et un Prussien énorme, les cheveux rouges, tous les deux enlacés furieusement. Les dents de l’un étaient entrées dans la joue de l’autre, les bras raidis n’avaient pas lâché prise, faisant encore craquer les colonnes vertébrales rompues, nouant les deux corps d’un tel nœud d’éternelle rage, qu’il allait falloir les enterrer ensemble. » Et puis les richesses abandonnées et les pillards, des chevaux fous, toute l’horreur des lendemains de guerre : « à chaque pas, c’étaient des débris d’armes, des sabres, des baïonnettes, des chassepots, en si grand nombre, qu’ils semblaient être une végétation de la terre, une moisson qui aurait poussé, en un jour abominable » […] « Du haut d’une pente voisine, une centaine de chevaux, libres, sans cavaliers, quelques-uns encore portant tout un paquetage, dévalaient, roulaient vers eux, d’un train d’enfer. C’étaient les bêtes perdues, restées sur le champ de bataille, qui se réunissaient ainsi en troupe, par un instinct. Sans foin ni avoine, depuis l’avant-veille, elles avaient tondu l’herbe rare, entamé les haies, rongé l’écorce des arbres. Et, quand la faim les cinglait au ventre comme à coups d’éperon, elles partaient toutes ensemble d’un galop fou, elles chargeaient au travers de la campagne vide et muette, écrasant les morts, achevant les blessés. […] Mais les chevaux avaient sauté l’obstacle, il n’y eut qu’un roulement de foudre, et déjà ils galopaient de l’autre côté, s’engouffrant dans un chemin creux, jusqu’à la corne d’un bois, derrière lequel ils disparurent. » […] « Alors, en remarquant que les morts, derrière ce vilain monde, n’avaient plus de souliers, les pieds nus et blêmes, il finit par comprendre que c’étaient là de ces rôdeurs qui suivaient les armées allemandes, des détrousseurs de cadavres, toute une basse juiverie de proie, venue à la suite de l’invasion. Un grand maigre fila devant lui en galopant, les épaules chargées d’un sac, les poches sonnantes des montres et des pièces blanches volées dans les goussets. » Pour cet emploi étonnant du mot « juiverie », voir L’Argent, où il est employé dans un sens antisémite. Les cadavres sont enterrés à la hâte, si peu profond que la peste menace. Et Silvine trouve enfin son Honoré parmi un bouquet de cadavres, dont le couple Adolphe et Louis : « Un brigadier était mort, les deux mains sur les paupières, en une crispation épouvantée, comme pour ne pas voir. Des pièces d’or, qu’un lieutenant portait dans une ceinture, avaient coulé avec son sang, éparses parmi ses entrailles. L’un sur l’autre, le ménage, Adolphe le conducteur et le pointeur Louis, avec leurs yeux sortis des orbites, restaient farouchement embrassés, mariés jusque dans la mort. Et c’était enfin Honoré, couché sur sa pièce bancale, ainsi que sur un lit d’honneur, foudroyé au flanc et à l’épaule, la face intacte et belle de colère, regardant toujours, là-bas, vers les batteries prussiennes. » Un dernier chromo pour la route : « Mais, entre les doigts crispés d’Honoré, elle aperçut un papier, taché de sang. Alors, elle s’inquiéta, tâcha d’avoir ce papier, à petites secousses. Le mort ne voulait pas le rendre, le retenait, si étroitement, qu’on ne l’aurait arraché qu’en morceaux. C’était la lettre qu’elle lui avait écrite, la lettre gardée par lui entre sa peau et sa chemise, serrée ainsi comme pour un adieu, dans la convulsion dernière de l’agonie. Et, lorsqu’elle l’eut reconnue, elle fut pénétrée d’une joie profonde, au milieu de sa douleur, toute bouleversée de voir qu’il était mort en pensant à elle. » Edmond Rostand s’est-il souvenu de ce motif pour la mort de Christian à l’acte IV, scène IX de son Cyrano de Bergerac ?
Chapitre II. Même principe qu’à la 2e partie, on revient en arrière pour s’intéresser au sort de l’armée prisonnière, en se focalisant sur Maurice : « Au moment où la colonne de prisonniers sortait de Torcy, il y eut une telle bousculade, que Maurice fut séparé de Jean. Il eut beau courir ensuite, il s’égara davantage. Et, lorsqu’il arriva enfin au pont, jeté sur le canal qui coupe la presqu’île d’Iges à sa base, il se trouva mêlé à des chasseurs d’Afrique, il ne put rejoindre son régiment. » […] « Jean ayant voulu, pour comble de malchance, se charger des deux pains que Delaherche leur avait remis, au départ. » Avant de retrouver son copain, Maurice explore l’île pour la satisfaction du lecteur, et se livre à ses idées noires : « les silhouettes immobiles des sentinelles. Sous la clarté des étoiles, elles restaient droites et noires ; et, à des intervalles réguliers, leur cri guttural lui arrivait, un cri de veille menaçante qui se perdait au loin dans le gros bouillonnement de la rivière. Tout le cauchemar de l’avant-veille renaissait en lui, à ces dures syllabes étrangères traversant une belle nuit étoilée de France ». La situation s’éternise plusieurs jours, rien pour s’abriter de la pluie et pas de vivres : « Pas une précaution ne semblait avoir été prise, pas un effort n’était fait pour nourrir les quatre-vingt mille hommes dont l’agonie commençait, dans cet enfer effroyable que les soldats allaient nommer le camp de la misère, un nom de détresse dont les plus braves devaient garder le frisson. » Pour la première fois entre Jean & Maurice, le mot « amour » est utilisé : « La nuit du mardi au mercredi fut surtout terrible. Et Jean qui commençait à s’inquiéter sérieusement de l’état fébrile de Maurice, l’obligea à s’envelopper dans un lambeau de couverture, qu’ils avaient acheté dix francs à un zouave ; tandis que lui, dans sa capote trempée comme une éponge, recevait le déluge qui ne cessa point, cette nuit-là. […] À plus de dix reprises, Jean, adossé contre le tronc du même arbre, les jambes sous l’eau, avait allongé la main, pour tâter si Maurice ne s’était pas découvert, dans l’agitation de son sommeil. Depuis que, sur le plateau d’Illy, son compagnon l’avait sauvé des prussiens, en l’emportant entre ses bras, il payait sa dette au centuple. C’était, sans qu’il le raisonnât, le don entier de sa personne, l’oubli total de lui-même pour l’amour de l’autre ; et cela obscur et vivace, chez ce paysan resté près de la terre, qui ne trouvait pas de mots pour exprimer ce qu’il sentait. Déjà, il s’était retiré les morceaux de la bouche, comme disaient les hommes de l’escouade ; maintenant, il aurait donné sa peau pour en revêtir l’autre, lui abriter les épaules, lui réchauffer les pieds. Et, au milieu du sauvage égoïsme qui les entourait, de ce coin d’humanité souffrante dont la faim enrageait les appétits, il devait peut-être à cette complète abnégation de lui-même ce bénéfice imprévu de conserver sa tranquille humeur et sa belle santé ; car lui seul, solide encore, ne perdait pas trop la tête. » Ils sont réduits à manger de la farine que vend encore un paysan : « Lui, après une queue de trois quarts d’heure, revint enfin avec un torchon plein de farine. Et ils ne trouvèrent rien autre chose que de la manger ainsi, à poignées. Ce n’était pas mauvais, ça ne sentait rien, un goût fade de pâte. » L’errance des chevaux est un beau motif cinématographique : « les milliers de chevaux emprisonnés avec l’armée, et qu’on ne pouvait nourrir, étaient un danger qui croissait de jour en jour. D’abord, ils avaient mangé l’écorce des arbres, ensuite ils s’étaient attaqués aux treillages, aux palissades, à toutes les planches qu’ils rencontraient, et maintenant ils se dévoraient entre eux. On les voyait se jeter les uns sur les autres, pour s’arracher les crins de la queue, qu’ils mâchaient furieusement, au milieu d’un flot d’écume. Mais, la nuit surtout, ils devenaient terribles, comme si l’obscurité les eût hantés de cauchemars. Ils se réunissaient, se ruaient sur les rares tentes debout, attirés par la paille. […] On les chassait, ils revenaient plus nombreux et plus féroces. Et, à chaque instant, dans les ténèbres, on entendait le long cri d’agonie de quelque soldat perdu, que l’enragé galop venait d’écraser. » Delaherche, qui tente en vain de leur faire passer des vivres, raconte la rencontre d’Henriette avec le « cousin Gunther, le capitaine de la garde prussienne. Il passait de son air sec et dur, en affectant de ne pas la reconnaître. […] Ensuite, lorsqu’elle lui avait parlé de son frère prisonnier, en le suppliant d’intervenir, pour qu’elle pût le voir, il s’était refusé à toute démarche. La consigne était formelle, il parlait de la volonté allemande comme d’une religion. En le quittant, elle avait eu la sensation nette qu’il se croyait en France comme un justicier, avec l’intolérance et la morgue de l’ennemi héréditaire, grandi dans la haine de la race qu’il châtiait. » Un drame a lieu dans ce qu’il reste de l’escouade : Chouteau, Loubet et Lapoulle poursuivent Pache qui a caché du pain sous une pierre, et Chouteau se débrouille pour que Lapoulle tue Pache avec un couteau qu’il lui met en main. L’assassin se fait tuer en se mettant à l’eau pour rejoindre son emplacement, ce qui le désigne comme fuyard. Cela resserre encore les liens entre les deux amis : « Et, le soir, Jean, ayant découvert, dans les dépendances de la Tour à Glaire, un coin de cave libre, il crut sage d’y venir coucher avec son compagnon, qu’une bonne nuit calmerait peut-être. » Le lendemain, comme leur régiment n’est toujours pas parti, ils parviennent à se mêler aux rangs du régiment qui part ce jour-là ; malheureusement Loubet et Chouteau ont la même idée.
Chapitre III. C’est la marche forcée pour rejoindre l’Allemagne. Les Prussiens sont brutaux et empêchent les gens de ravitailler les soldats affamés, qui tombent les uns après les autres sur le chemin. Maurice parle de s’évader à travers bois, mais Jean le retient de force : « Et il dut le retenir, il lui avait pris le bras, il le serrait contre lui, comme s’ils se fussent soutenus mutuellement, pendant qu’il continuait à le calmer, de son air bourru et tendre. » Chouteau leur propose de s’échapper à quatre, mais ils ont raison de se méfier car parti avec Loubet, il fait tomber celui-ci pour que les Prussiens s’attardent à le maîtriser, et lui seul parvient à s’enfuir. À la pause du soir, Jean et Maurice ont une meilleure idée, avec la complicité des villageois qu’on autorise à leur vendre des denrées. Une fille leur fait passer des vêtements civils, et ils partent, soulagés : « Dans le bois, dans le grand silence noir des arbres immobiles, quand ils n’entendirent plus rien, que plus rien ne remua et qu’ils se crurent sauvés, une émotion extraordinaire les jeta aux bras l’un de l’autre. Maurice pleurait à gros sanglots, tandis que des larmes lentes ruisselaient sur les joues de Jean. C’était la détente de leur long tourment, la joie de se dire que la douleur allait peut-être avoir pitié d’eux. Et ils se serraient d’une étreinte éperdue, dans la fraternité de tout ce qu’ils venaient de souffrir ensemble ; et le baiser qu’ils échangèrent alors leur parut le plus doux et le plus fort de leur vie, un baiser tel qu’ils n’en recevraient jamais d’une femme, l’immortelle amitié, l’absolue certitude que leurs deux cœurs n’en faisaient plus qu’un, pour toujours. » Encore un effort, l’Émile, et tu nous aurais fait Brokeback Mountain ! Mais ils ne sont pas au bout de leurs peines. Repérés par des sentinelles alors qu’ils traversent une route, Jean est touché au mollet et ne peut plus marcher ; il dit à Maurice de partir seul, mais celui-ci se contente d’un « — Tu es bête ! » Il trouve un cheval sellé abandonné, fait monter Jean dessus et ils parviennent à rejoindre la ferme du père Fouchard, où ils retrouvent Henriette qui s’y est installée pour se dévouer à l’ambulance installée au village avec le docteur Dalichamp, lequel établit un diagnostic : « Lorsqu’il eut examiné Jean, toujours assoupi, il murmura : — Je crains bien que l’amputation ne devienne nécessaire. […] — Peut-être pourra-t-on lui conserver sa jambe, mais il faudra de grands soins, et ce sera très long… » À cette nouvelle, Maurice désespéré, conclut : « il faut que je m’en aille… » Et voici le moment lacrymal de la séparation des amis : « Et Maurice allait s’éloigner, sans lui avoir dit adieu, lorsque, s’étant penché pour l’embrasser, il le vit ouvrir les yeux très grands, les lèvres remuantes, parlant d’une voix faible. — Tu t’en vas ? » Jean lui propose de prendre tout leur argent, mais Maurice se récrie qu’il lui doit tout : « — Tu ne me dois rien, nous sommes quittes… C’est moi que les Prussiens auraient ramassé, là-bas, si tu ne m’avais pas emporté sur ton dos. Et, hier encore, tu m’as arraché de leurs pattes… Tu as payé deux fois, ce serait à mon tour de donner ma vie… Ah ! que je vais être inquiet de n’être plus avec toi ! Sa voix tremblait, des larmes parurent dans ses yeux. — Embrasse-moi, mon petit. Et ils se baisèrent, et comme dans le bois, la veille, il y avait, au fond de ce baiser, la fraternité des dangers courus ensemble, ces quelques semaines d’héroïque vie commune qui les avaient unis, plus étroitement que des années d’ordinaire amitié n’auraient pu le faire. Les jours sans pain, les nuits sans sommeil, les fatigues excessives, la mort toujours présente, passaient dans leur attendrissement. Est-ce que jamais deux cœurs peuvent se reprendre, quand le don de soi-même les a de la sorte fondus l’un dans l’autre ? Mais le baiser, échangé sous les ténèbres des arbres, était plein de l’espoir nouveau que la fuite leur ouvrait ; tandis que ce baiser, à cette heure, restait frissonnant des angoisses de l’adieu. Se reverrait-on, un jour ? et comment, dans quelles circonstances de douleur ou de joie ? » Maurice s’adresse pour finir à Henriette : « — C’est mon frère que je te confie… Soigne-le bien, aime-le comme je l’aime ! »
Chapitre IV. Voici Jean livré aux soins de la jumelle de son ami : « D’abord, il avait éprouvé quelque gêne, car il sentait bien qu’elle était au-dessus de lui, presque une dame, tandis qu’il n’avait jamais été qu’un paysan et qu’un soldat. À peine savait-il lire et écrire. Puis, il s’était rassuré un peu, en voyant qu’elle le traitait sans fierté, comme son égal, ce qui l’avait enhardi à se montrer ce qu’il était, intelligent à sa manière, à force de tranquille raison. » Pour l’occuper, Henriette lui lit les nouvelles des vieux journaux, manière habile pour Zola de compléter l’information du lecteur sur les épisodes de la guerre qu’il a ratés, les batailles du maréchal François Achille Bazaine au mois d’août. Une lettre reçue de Maurice achève le récit historique en résumant les événements parisiens à la suite de la défaite de Sedan : « dès son arrivée, le 16, il avait eu la chance de se faire engager dans un régiment de ligne, dont on complétait l’effectif. Ensuite, il revenait sur les faits […] Paris calmé après la stupeur douloureuse de Wissembourg et de Frœschwiller, se reprenant à l’espoir d’une revanche, retombant dans des illusions nouvelles, la légende victorieuse de l’armée, le commandement de Bazaine, la levée en masse, des victoires imaginaires, des hécatombes de Prussiens que les ministres eux-mêmes racontaient à la tribune. […] le 3 septembre : les espérances broyées, la ville ignorante, confiante, abattue sous cet écrasement du destin, les cris de : Déchéance ! déchéance ! Retentissant dès le soir sur les boulevards, la courte et lugubre séance de nuit où Jules Favre avait lu la proposition de cette déchéance réclamée par le peuple. Puis, le lendemain, c’était le 4 septembre, l’effondrement d’un monde, le second Empire emporté dans la débâcle de ses vices et de ses fautes, le peuple entier par les rues, un torrent d’un demi-million d’hommes emplissant la place de la Concorde […] Jules Favre, Gambetta et d’autres députés de la gauche allaient partir pour proclamer la République à l’Hôtel de Ville, tandis que, sur la place Saint-Germain-l’Auxerrois, une petite porte du Louvre s’entr’ouvrait, donnait passage à l’impératrice régente ». On n’oublie pas le reportage à l’ambulance, ainsi de ces malheureux blessés retrouvés par hasard dix jours après le drame : « Quatre étaient restés dans une maison vide de Balan, sans aucun soin médical, vivant on ne savait comment, grâce à la charité de quelque voisin sans doute ; et leurs blessures fourmillaient de vers, ils étaient morts, empoisonnés par ces plaies immondes. C’était cette purulence que rien ne pouvait combattre, qui soufflait et vidait des rangées de lits. Dès la porte, une odeur de nécrose prenait à la gorge. Les drains suppuraient, laissaient tomber goutte à goutte le pus fétide. Souvent, il fallait rouvrir les chairs, en extraire encore des esquilles ignorées. Puis, des abcès se déclaraient, des flux qui allaient crever plus loin. Épuisés, amaigris, la face terreuse, les misérables enduraient toutes les tortures. » La « salle des damnés » n’est pas mal aussi dans le genre : « Et c’était aussi l’heure redoutée, car pas un jour ne se passait, sans que le docteur, en examinant les plaies, eût le chagrin de remarquer sur la peau de quelque pauvre diable des points bleuâtres, les taches de la gangrène envahissante. L’opération avait lieu le lendemain. Encore un bout de jambe ou de bras coupé. Parfois même, la gangrène montait plus haut, il fallait recommencer, jusqu’à ce qu’on eût rogné tout le membre. Puis, l’homme entier y passait, il avait le corps envahi par les plaques livides du typhus, il fallait l’emmener, vacillant, ivre et hagard, dans la salle des damnés, où il succombait, la chair morte déjà et sentant le cadavre, avant l’agonie. » Une page consacrée aux soins apportés à « Gutmann […] ce soldat bavarois […] qui l’avait emportée entre ses bras, à Bazeilles, pendant qu’on fusillait son mari » est intéressante, en ce sens que c’est une des seules mentions d’un comportement humain chez un Prussien. Voyant la fin de son œuvre arriver, Zola a peut-être eu un sursaut. Il l’a quand même affligé d’une blessure improbable et terrifiante : « Lui, également, la reconnut ; mais il ne pouvait parler, une balle, entrée par la nuque, lui avait enlevé la moitié de la langue. » […] « On n’était même pas bien sûr qu’il se nommât Gutmann, on l’appelait ainsi, parce que l’unique son qu’il arrivait à proférer était un grognement de deux syllabes qui faisait à peu près ce nom. Sur tout le reste, on croyait seulement savoir qu’il était marié et qu’il avait des enfants. Il devait comprendre quelques mots de français, il répondait parfois d’un signe violent de la tête. Marié ? oui, oui ! Des enfants ? oui, oui ! Son attendrissement, un jour, à voir de la farine, avait encore fait supposer qu’il pouvait être meunier. Et rien autre. Où était-il, le moulin ? Dans quel lointain village de la Bavière pleuraient-ils à cette heure, les enfants et la femme ? Allait-il donc mourir, inconnu, sans nom, laissant les siens, là-bas, dans une éternelle attente ? » Le docteur lit dans un journal belge la capitulation (« trahison ») de Bazaine le 28 octobre. Les sentiments d’Henriette et Jean sont observés comme une expérimentation naturaliste : « Heures bien douces pourtant, car la tendresse était venue, une tendresse qu’ils croyaient fraternelle, entre leurs deux cœurs qui avaient peu à peu appris à se connaître. Lui, d’un esprit si réfléchi, s’était haussé, dans leur intimité continue ; et elle, à le voir bon et raisonnable, ne songeait même plus qu’il était un humble, ayant conduit la charrue avant de porter le sac. Ils s’entendaient très bien, ils faisaient un excellent ménage, comme disait Silvine, avec son sourire grave. Aucune gêne d’ailleurs n’était née entre eux, elle continuait à lui soigner sa jambe, sans que jamais leurs regards clairs se fussent détournés. Toujours en noir, dans ses vêtements de veuve, elle semblait avoir cessé d’être une femme. » Jean guérit lentement, peut remarcher, et quand il apprend « que la France entière brûlât, s’effondrât, au milieu de l’enragée canonnade », il veut partir se battre, mais Henriette le retient jusqu’à ce que le docteur le déclare apte.
Chapitre V. On apprend le retour de Goliath : « Personne ne doutait plus que Goliath fût un espion, qui s’était installé autrefois dans le pays, pour en connaître les routes, les ressources, les moindres façons d’être. […] Et, maintenant, le voilà qui était revenu, occupant à la commandature de Sedan une situation indéterminée, parcourant de nouveau les villages, comme chargé de dénoncer les uns, de taxer les autres, de veiller au bon fonctionnement des réquisitions dont on écrasait les habitants ». Silvine se désole de ce surcroît de malheur, mais à cet instant arrivent les francs-tireurs qui apportent « deux moutons crevés » que Fouchard entend refiler aux Prussiens. Zola n’oublie pas de nous rappeler au cas où cela nous aurait échappé, la présence parmi ces forbans de « l’ancien huissier que son goût trop vif pour les petites filles avait déclassé et qui aimait à citer du latin. » Les francs-tireurs terrorisent la contrée par leurs exactions contre les Prussiens qui entraînent des représailles : « — Dites donc, ils en ont fait une histoire, pour ces deux uhlans qu’ils ont ramassés sans tête, près de Villecourt… Vous savez que Villecourt brûle depuis hier : une sentence, comme ils disent, qu’ils ont portée contre le village, pour le punir de vous avoir accueillis… » Mais ils envisagent de régler son compte à Goliath, lequel est à leur poursuite et connaît tous les bois des alentours. Justement, le voilà qui pointe son groin prussien pour tenter de reprendre Silvine : « enfin, Silvine, laissez-moi vous le rappeler, je n’ai pas été brutal, vous avez consenti… […] — Oh ! c’est bien ça, oui ! c’est bien ça qui me rend folle. Pourquoi ai-je consenti, puisque je ne vous aimais point ?… Je ne puis pas me souvenir, j’étais si triste, si malade du départ d’Honoré, et ç’a été peut-être parce que vous me parliez de lui et que vous aviez l’air de l’aimer… Mon Dieu ! que de nuits j’ai passées à pleurer toutes les larmes de mon corps, en songeant à ça ! C’est abominable d’avoir fait une chose qu’on ne voulait pas faire, sans pouvoir s’expliquer ensuite pourquoi on l’a faite… » Goliath ruse en prétendant reprendre son fils : « — N’est-ce pas ? tu es mon petit à moi, un petit Prussien… Viens, que je t’emmène ! […] — Lui, un Prussien, non ! Un Français, né en France ! — Un Français, regardez-le donc, regardez-moi donc ! C’est tout mon portrait. Est-ce qu’il vous ressemble, à vous ? […] — Je l’ai fait, il est à moi ! reprit-elle furieusement. Un Français qui ne saura jamais un mot de votre sale allemand, oui ! Un Français qui ira un jour vous tuer tous, pour venger ceux que vous avez tués ! » Goliath pose alors un ultimatum : si elle ne se donne pas à lui dans les trois jours, il fera arrêter tous les hommes de la maison car il sait tout ce qui s’y passe, et enlever son fils. Silvine n’ose d’abord envisager la solution qui s’impose pourtant progressivement comme dans La Bête humaine : se débarrasser de ce monstre : « le besoin d’en finir, d’effacer la paternité en supprimant le père, la joie sauvage de se dire qu’elle en sortirait comme amputée de sa faute, mère et seule maîtresse de l’enfant, sans partage avec un mâle. Tout un jour encore, elle roula ce projet, n’ayant plus l’énergie de le repousser, ramenée quand même aux détails du guet-apens, prévoyant, combinant les moindres faits. C’était, à cette heure, l’idée fixe, l’idée qui a planté son clou, qu’on cesse de raisonner ; et, lorsqu’elle finit par agir, par obéir à cette poussée de l’inévitable, elle marcha comme dans un rêve, sous la volonté d’une autre, de quelqu’un qu’elle n’avait jamais connu en elle. » L’embuscade est donc tendue, et au lieu de trouver Silvine, Goliath se trouve attrapé par les trois forbans, ficelé puis jugé en une parodie de tribunal : « — Tu n’es pas un soldat, tu ne mérites pas l’honneur de t’en aller avec une balle dans la tête… Non ! Tu vas crever comme un sale cochon d’espion que tu es. Il se retourna, il demanda poliment : — Silvine, sans vous commander, je voudrais bien avoir un baquet. » Le cochon vidé de son sang est jeté dans la Meuse, mais le cadavre remonte et on suspecte le père Fouchard, qui est arrêté.
Bon, cela me rappelle la superbe caricature de notre ami Zola en « Roi des porcs » par Victor Lenepveu en 1899. Disons qu’en utilisant à tire-larigot l’expression « cochon de Prussien », il aura tendu les verges pour se faire battre.
Chapitre VI. Henriette retourne à Sedan chez les Delaherche. Vie grouillante dans la grande maison bourgeoise. Un certain Edmond est hébergé, jeune soldat soigné à l’ambulance, genre de créature affectionnée de Zola : « Edmond faisait partie de la famille, mangeant, couchant, vivant là, guéri à cette heure, servant de secrétaire au fabricant de drap, en attendant de pouvoir rentrer à Paris. […] Il était blond, avec des yeux bleus, joli comme une femme, d’ailleurs d’une timidité si délicate, qu’il rougissait au moindre mot. […] Et il adorait Paris, et il le regrettait passionnément devant Gilberte, ce Chérubin blessé, que la jeune femme avait soigné en camarade. » On héberge, après des officiers rustres, un capitaine, M. de Gartlauben, qui « affectait toute une correction d’homme bien élevé, cachant sous ce vernis sa rudesse native. » On sent que Zola a du mal, mais voici pourtant un 2e personnage allemand pas caricatural. La mère Delaherche « avait entendu, en passant devant la chambre de Gilberte, un léger bruit de voix, des baisers étouffés, mêlés de rires. Saisie, elle était rentrée chez elle, dans l’épouvante de l’abomination qu’elle soupçonnait : ce ne pouvait être que le Prussien qui se trouvait là, elle croyait bien avoir remarqué déjà des regards d’intelligence, elle restait écrasée sous cette honte dernière. Ah ! cette femme que son fils avait amenée, malgré elle, dans la maison, cette femme de plaisir, à qui elle avait déjà pardonné une fois, en ne parlant pas, après la mort du capitaine Beaudoin ! Et cela recommençait, et c’était cette fois la pire infamie ! » Henriette arrive donc, mystérieusement informée de ladite infamie. Elle remarque le bel Edmond : « Henriette resta surprise de la délicate beauté d’Edmond, qu’elle ne connaissait pas. Il la ravissait comme une jolie chose. Était-ce possible que ce garçon se fût battu et qu’on eût osé lui casser le bras ? La légende de sa grande bravoure achevait de le rendre charmant, et Delaherche, qui avait accueilli Henriette en homme heureux de voir une figure nouvelle, ne cessa, pendant qu’on servait des côtelettes et des pommes de terre en robe de chambre, de faire l’éloge de son secrétaire, aussi actif et bien élevé qu’il était beau. » Entre poire et fromage, on cause peste : « la conversation tourna, s’arrêta un instant au poisson de la Meuse qui mourait empoisonné, finit par tomber sur le danger de peste qui menaçait Sedan, au prochain dégel. » Le capitaine prussien est tellement sympathique qu’on se laisse aller à quelques bavardages avec lui : « une sourde rancune contre Paris qui s’entêtait dans sa résistance, montait de toutes les provinces occupées ». Et le drame arrive : Gilberte est surprise par sa belle-doche aux bras d’Edmond, ce qui finalement rassure tout le monde car on croyait que c’était le Prussien : « — La maîtresse du Prussien… Ah ! Non, par exemple ! Il est affreux, il me répugne… Pour qui me prend-on ? Comment peut-on me croire capable d’une pareille infamie ? Non, non, jamais ! j’aimerais mieux mourir ! » Même la vieille mère pardonne : « Mon Dieu ! puisque c’était avec ce jeune homme, ce Français qui s’était battu si bravement, ne devait-elle pas pardonner, comme elle avait pardonné déjà pour le capitaine Beaudoin ? » Le colonel Vineuil meurt brusquement de patriotisme, juste avant que Jean, en partance pour rejoindre un reste d’armée, passe pour le saluer : « Le colonel était mort, foudroyé, sans qu’on sût d’où était venue la foudre ; et, le lendemain seulement, on ramassa un morceau de vieux journal, qui avait servi de couverture à un livre, et où se trouvait le récit de la reddition de Metz. » Jean exprime ses sentiments : « Jamais encore Jean n’avait embrassé Henriette. Avant de remonter dans le cabriolet, avec le docteur, il voulut la remercier de ses bons soins, de l’avoir soigné et aimé comme un frère. Mais il ne trouva pas les mots, il ouvrit les bras, il l’embrassa en sanglotant. Elle était éperdue, elle lui rendit son baiser. »
Chapitre VII. Comme dans la 2e partie, le récit revient en arrière et raconte la période du point de vue de Maurice. Cela commence par le résumé des suites de la défaite de Sedan, à Paris et en province. Dès la fin de septembre, Maurice voit que « le dernier fil qui reliait la ville à la France, le télégraphe du chemin de fer de l’Ouest, fut coupé. Paris était séparé du monde. » On rappelle les « négociations de Ferrières, lorsque Jules Favre eut fait connaître les exigences de M. de Bismarck, la cession de l’Alsace, la garnison de Strasbourg prisonnière ». Zola n’est pas tendre pour son personnage, et la focalisation n’est plus branchée sur Maurice, mais le narrateur omniscient juge et condamne son personnage et même tous les Communards : « C’était déjà toute une crise de nervosité maladive qui se déclarait, une épidémique fièvre exagérant la peur comme la confiance, lâchant la bête humaine débridée, au moindre souffle. […] Cette maladie du soupçon, Maurice, autrefois d’esprit si dégagé, venait de la contracter lui aussi, dans l’ébranlement de tout ce qu’il avait cru jusque-là. » En octobre, Maurice « n’en était plus à la république théorique et sage, il versait dans les violences révolutionnaires, croyait à la nécessité de la terreur, pour balayer les incapables et les traîtres, en train d’égorger la patrie. » Il oublie ses « affections laissées dans une autre existence », Jean et sa sœur. En janvier, Paris s’entête : « C’était la sortie torrentielle qu’on exigeait depuis le premier jour, Paris rompant ses digues, noyant les Prussiens sous le flot colossal de son peuple. Il fallut bien céder à ce vœu de bravoure, malgré la certitude d’une nouvelle défaite ; mais, pour restreindre le massacre, on se contenta d’employer, avec l’armée active, les cinquante-neuf bataillons de la garde nationale mobilisée. » C’est la famine : « On avait mangé quarante mille chevaux, on en était arrivé à payer très cher les chiens, les chats et les rats. » Cela me fait penser au Dépeceur de rats de Narcisse Chaillou. Après l’armistice, les élections et la paix signée par Thiers, Maurice déserte et s’installe à Paris : « Et la vie de Maurice vagabonda, oisive, dans une fièvre grandissante. Il ne souffrait plus de la faim, il avait dévoré le premier pain blanc avec délices. Paris, alcoolisé, où n’avait manqué ni l’eau-de-vie ni le vin, vivait grassement à cette heure, tombait à une ivrognerie continue. […] tandis que, maintenant, la population avait glissé d’un coup à une vie d’absolue paresse, dans l’isolement où elle demeurait du monde entier. Lui, comme les autres, flânait du matin au soir, respirait l’air vicié par tous les germes de folie qui, depuis des mois, montaient de la foule. La liberté illimitée, dont on jouissait, achevait de tout détruire. » C’est alors la « rencontre brusque avec Jean [qui] s’était fait engager dans la nouvelle compagnie du 124e ». Jean intervient à Paris où l’accueil des habitants est pour le moins hostile, et c’est là que « Maurice qui s’était approché, se jetait à son cou, l’embrassait fraternellement. » […] « — Ah ! mon pauvre petit, que je suis content de te revoir !… Moi aussi, je t’ai cherché ; mais où aller te prendre, dans cette grande gueuse de ville ? » Mais c’est un dialogue de sourds entre les deux amis, car chacun veut entraîner l’autre de son côté : « Mais, d’un geste de furieuse révolte, Maurice lui avait lâché les mains. Et tous deux restèrent quelques secondes face à face, l’un dans l’exaspération du coup de démence qui emportait Paris entier, ce mal venu de loin, des ferments mauvais du dernier règne, l’autre fort de son bon sens et de son ignorance, sain encore d’avoir poussé à part, dans la terre du travail et de l’épargne. Tous les deux étaient frères pourtant, un lien solide les attachait, et ce fut un arrachement, lorsque, soudain, une bousculade qui se produisit, les sépara. — Au revoir, Maurice ! — Au revoir, Jean ! » […] « De la main, ils se saluaient encore, cédant à la fatalité violente de cette séparation, restant quand même le cœur plein l’un de l’autre ». La Commune se fédère ; le 2 avril, les Versaillais attaquent les fédérés, et c’est l’engrenage fratricide sous les regards prussiens. Zola abandonne son personnage et livre sa propre analyse de la Commune de Paris : « Dans Paris, la terreur montait. Paris, irrité d’abord contre Versailles, frissonnant des souffrances du siège, se détachait maintenant de la Commune. L’enrôlement forcé, le décret qui incorporait tous les hommes au-dessous de quarante ans, avait irrité les gens calmes et déterminé une fuite en masse : on s’en allait, par Saint-Denis, sous des déguisements, avec de faux papiers alsaciens, on descendait dans le fossé des fortifications, à l’aide de cordes et d’échelles, pendant les nuits noires. Depuis longtemps, les bourgeois riches étaient partis. Aucune fabrique, aucune usine n’avait rouvert ses portes. Pas de commerce, pas de travail, l’existence d’oisiveté continuait, dans l’attente anxieuse de l’inévitable dénouement. Et le peuple ne vivait toujours que de la solde des gardes nationaux, ces trente sous que payaient maintenant les millions réquisitionnés à la Banque, les trente sous pour lesquels beaucoup se battaient, une des causes au fond et la raison d’être de l’émeute. » Les notes nous apprennent que Zola « avait réussi à quitter Paris le 10 mai avec un passeport délivré par les Prussiens ». Maurice se met à boire vers le mois de mai, et se livre en désespéré aux derniers combats : « Depuis la veille, l’exécrable haine avait grandi, c’était l’extermination entre ces révoltés mourant pour leur rêve et cette armée toute fumante de passions réactionnaires, exaspérée d’avoir à se battre encore. » Maurice reconnaît Chouteau dans un profiteur qui entretient une maîtresse dans le palais de la Légion d’honneur. Notre ami Zola ne reculant devant aucun sacrifice romanesque, voici Maurice qui se retrouve seul face aux Versaillais : « Les plus acharnés de ses camarades filaient eux-mêmes un à un, épouvantés par l’idée d’être tournés d’un moment à l’autre. Enfin, il restait seul, allongé entre deux sacs de terre, ne pensant qu’à tirer toujours, lorsque les soldats, qui avaient cheminé à travers les cours et les jardins, débouchèrent par une maison de la rue du Bac, et se rabattirent. » Et voici Jean qui approche, révolté contre les communards : « il y avait encore les récits des abominations de la Commune, qui le jetaient hors de lui, en blessant son respect de la propriété et son besoin d’ordre. Il était resté le fond même de la nation, le paysan sage, désireux de paix, pour qu’on recommençât à travailler, à gagner, à se refaire du sang. » Enfin Jean enfonce quelque chose de bien dur, par derrière, dans le corps de son ami : « Et ce fut sous la poussée furieuse du destin, il courut, il cloua l’homme sur la barricade, d’un coup de baïonnette. Maurice n’avait pas eu le temps de se retourner. Il jeta un cri, il releva la tête. Les incendies les éclairaient d’une aveuglante clarté. — Oh ! Jean, mon vieux Jean, est-ce toi ? »
Chapitre VIII. Mais une rencontre extraordinaire ne suffit pas à notre ami Zola. Voici que débarque à ce moment précis Henriette, inquiète de ne pas recevoir de nouvelles de son frère, et qui choisit pile-poil le moment où il a son compte et que les balles sifflent, de même qu’elle n’avait pas hésité à traverser le champ de bataille de Sedan pour assister à l’exécution de son mari. Elle débarque à Saint-Denis, et je vous le donne Émile, sur quel Prussien tombe-t-elle pour demander un renseignement ? Mais le cousin Gunther, pardi ! Lequel refuse obstinément de l’aider, mais lui fait contempler l’incendie de Paris avec voix off (ou plutôt sous-off !) « Paris brûlait en punition de ses siècles de vie mauvaise, du long amas de ses crimes et de ses débauches. De nouveau, les Germains sauveraient le monde, balayeraient les dernières poussières de la corruption latine. » Alors on retourne du côté de Jean, qui même par derrière contre un homme seul, n’a pas été fichu d’achever son Maurice : « — Oh ! mon petit, est-ce que tu vis encore ? Est-ce que j’aurai cette chance, sale brute que je suis ?… Attends, laisse-moi voir. Il examina la blessure avec précaution, à la clarté vive des incendies. La baïonnette avait traversé le bras, près de l’épaule droite ; et le pis était qu’elle avait pénétré ensuite entre deux côtes, intéressant sans doute le poumon. Pourtant, le blessé respirait sans trop de difficulté. Son bras seul pendait, inerte. — Mon pauvre vieux, ne te désespère donc pas ! Je suis content tout de même, j’aime mieux en finir… » Jean se lamente : « Ça ne servait donc à rien d’avoir passé ensemble des jours sans pain, des nuits sans sommeil, avec la mort toujours présente ? C’était donc, pour les amener à cette abomination, à ce fratricide monstrueux et imbécile, que leurs cœurs s’étaient fondus l’un dans l’autre, pendant ces quelques semaines d’héroïque vie commune ? » Et leur vieille histoire recommence : Jean remorque son camarade blessé à travers Paris qui brûle, jusque dans sa soupente. Maurice est pris d’une sorte de délire de destruction devant l’incendie, notamment des Tuileries : « De son bras valide, il évoquait les galas de Gomorrhe et de Sodome, les musiques, les fleurs, les jouissances monstrueuses, les palais crevant de telles débauches, éclairant l’abomination des nudités d’un tel luxe de bougies, qu’ils s’étaient incendiés eux-mêmes. » Les deux amis parviennent enfin au but, et là : « Des minutes durent s’écouler, il fut à peine surpris, en apercevant soudain Henriette. » Jean fait venir un major, qui ne promet rien sauf de revenir tant qu’il y a de l’espoir : « Est-ce qu’elle ne le sauverait pas, est-ce qu’elle n’allait pas empêcher cette affreuse chose, leur éternelle séparation à tous les trois, qui étaient là réunis encore, dans leur ardent souhait de vie ? » Les derniers jours de la Commune sont aussi ceux de Maurice, et Zola est implacable pour les fédérés : « Il n’était même plus question de se défendre, d’arrêter par le feu les troupes victorieuses. Seule, la démence soufflait, le Palais de Justice, l’Hôtel-Dieu, Notre-Dame venaient d’être sauvés, au petit bonheur du hasard. Détruire pour détruire, ensevelir la vieille humanité pourrie sous les cendres d’un monde, dans l’espoir qu’une société nouvelle repousserait heureuse et candide, en plein paradis terrestre des primitives légendes ! » Maurice rabâche jusqu’au bout ses idées : « C’est peut-être nécessaire, cette saignée. La guerre, c’est la vie qui ne peut pas être sans la mort. » Les exécutions sommaires suscitent quand même la réprobation du narrateur : « Ce fut là surtout que la boucherie devint effroyable : des hommes, des enfants, condamnés sur un indice, les mains noires de poudre, les pieds simplement chaussés de souliers d’ordonnance ; des innocents dénoncés à faux, victimes de vengeances particulières, hurlant des explications, sans pouvoir se faire écouter ; des troupeaux jetés pêle-mêle sous les canons des fusils, tant de misérables à la fois, qu’il n’y avait pas des balles pour tous, et qu’il fallait achever les blessés à coups de crosse. » On apprend le sens premier d’un mot utilisé désormais au sens figuré : « Toute une foule violente s’acharnait contre la femme surtout, une de ces pétroleuses dont la peur hantait les imaginations hallucinées, qu’on accusait de rôder le soir, de se glisser le long des habitations riches, pour lancer des bidons de pétrole enflammé dans les caves. » Jean tombe de nouveau sur un dernier avatar hypocrite d’une vieille connaissance : « N’était-ce pas Chouteau, l’ancien soldat de son escouade, qu’il venait de voir, sous l’honnête blouse blanche d’un ouvrier, assistant à l’exécution, avec des gestes approbateurs ? » Zola fait sortir de la bouche de son personnage son analyse ultime de l’histoire : « Et il continuait, dans une fièvre chaude, abondante en symboles, en images éclatantes. C’était la partie saine de la France, la raisonnable, la pondérée, la paysanne, celle qui était restée le plus près de la terre, qui supprimait la partie folle, exaspérée, gâtée par l’empire, détraquée de rêveries et de jouissances ; et il lui avait ainsi fallu couper dans sa chair même, avec un arrachement de tout l’être, sans trop savoir ce qu’elle faisait. Mais le bain de sang était nécessaire, et de sang français, l’abominable holocauste, le sacrifice vivant, au milieu du feu purificateur. Désormais, le calvaire était monté jusqu’à la plus terrifiante des agonies, la nation crucifiée expiait ses fautes et allait renaître.
— Mon vieux Jean, tu es le simple et le solide… Va, va ! prends la pioche, prends la truelle ! et retourne le champ, et rebâtis la maison !… Moi, tu as bien fait de m’abattre, puisque j’étais l’ulcère collé à tes os ! » Une dernière touche d’espoir sème le trouple dans ce nouveau ménage à trois : « une amélioration brusque se déclara dans l’état de Maurice : il était beaucoup plus calme, la fièvre avait diminué ; et ce fut une grande joie pour Jean, lorsqu’il trouva Henriette souriante, reprenant le rêve de leur intimité à trois, dans un avenir de bonheur encore possible, qu’elle ne voulait pas préciser. » L’épisode du Mur des Fédérés (28 mai 1871) est évoqué en passant : « Au Père-Lachaise, bombardé depuis quatre jours, emporté enfin tombe par tombe, on en jeta cent quarante-huit contre un mur, dont le plâtre ruissela de grandes larmes rouges ; et trois d’entre eux, blessés, s’étant échappés, on les reprit, on les acheva. Combien de braves gens pour un gredin, parmi les douze mille malheureux à qui la commune avait coûté la vie ! » Et Maurice a attendu ce jour-là pour lâcher son dernier souffle. Henriette & Jean comprennent sur son corps mort qu’ils auraient pu s’aimer : « N’était-ce pas fini entre eux, maintenant ? La tombe de Maurice les séparait, sans fond. Et lui aussi ne put que tomber à genoux, en sanglotant tout bas. […] Et, à cette minute, leurs yeux se rencontrèrent, et ils restèrent bouleversés de ce qu’ils pouvaient enfin y lire nettement. […] la vie là-bas, un mariage, une petite maison, la culture d’un champ qui suffirait à nourrir un ménage de braves gens modestes. Maintenant, c’était un désir ardent, une certitude aiguë qu’avec une femme comme elle, si tendre, si active, si brave, la vie serait devenue une véritable existence de paradis. Et, elle, qui autrefois n’était pas même effleurée par ce rêve, dans le don chaste et ignoré de son cœur, voyait clair à présent, comprenait tout d’un coup. Ce mariage lointain, elle-même l’avait voulu alors, sans le savoir. La graine qui germait avait cheminé sourdement, elle l’aimait d’amour, ce garçon près duquel elle n’avait d’abord été que consolée. Et leurs regards se disaient cela, et ils ne s’aimaient ouvertement, à cette heure, que pour l’adieu éternel. » Jean doit donc repartir à la Lucky Luke, comme à la fin de La Terre, d’accord avec l’idée que défendait son copain, mais en version optimiste : « Il aurait bien voulu l’embrasser, son cher petit, comme il l’avait nommé tant de fois, et il n’osa pas. » […] « C’était le rajeunissement certain de l’éternelle nature, de l’éternelle humanité, le renouveau promis à qui espère et travaille, l’arbre qui jette une nouvelle tige puissante, quand on en a coupé la branche pourrie, dont la sève empoisonnée jaunissait les feuilles. […] Le champ ravagé était en friche, la maison brûlée était par terre ; et Jean, le plus humble et le plus douloureux, s’en alla, marchant à l’avenir, à la grande et rude besogne de toute une France à refaire. » La boucle est bouclée : fin tragique mais optimiste d’une guerre civile, alors que dans La Fortune des Rougon, c’était la fin pessimiste d’une guerre civile. Rappelons que ce 1er tome était paru de façon interrompue entre 1870 et 1871, de part et d’autre de la guerre et de la Commune…
Adaptations et idées de films et d’œuvres sur les thèmes de La Débâcle.
Allez savoir pourquoi le roman le plus populaire de Zola de son vivant n’a jamais été adapté au cinéma en France ? Il a existé une adaptation par Mauritz Stiller, sous le titre Gransfolken (1913), mais ce film est perdu. Ce cinéaste connu pour être l’auteur du premier film de l’histoire du cinéma évoquant l’homosexualité masculine : Les Ailes (Vingarne), a peut-être été intéressé par l’amitié ambiguë entre Jean et Maurice ? Le site TheEmileZolaSociety considère également La Nouvelle Babylone (1929) de Grigori Kozintsev comme une adaptation, mais l’article de Wikipédia n’en fait pas mention, et le sujet du film n’est que la Commune de Paris. Cependant ce site nous apprend que le film est en fait inspiré de 3 romans de Zola, Nana, Au Bonheur des Dames et La Débâcle. Il faut donc chercher parmi les films sur la guerre de 1870, notamment le premier film de guerre de l’histoire du cinéma : Bombardement d’une maison (1897) de Georges Méliès (il est aussi question d’un film des Frères Lumière dans l’article de Wikipédia, mais cela semble confus (voir ici). Parmi les grands romans épiques, Zola a sans doute relu Salammbô (1862) de feu son copain Flaubert (cf. ci-dessus). Je pense aussi, sur le thème de la peur du soldat, dans la lignée de Zola, à Clochemerle de Gabriel Chevallier, ainsi qu’à son roman précédent, La Peur (1930), ainsi qu’à son adaptation par Damien Odoul. Et puis les grands films de guerre qui évoquent ce thème de la peur, Les Sentiers de la gloire de Stanley Kubrick, Croix de fer de Sam Peckinpah. Je n’ai pas vu l’adaptation de Henri Verneuil, mais j’ai été très impressionné par la lecture de Week-end à Zuydcoote, de Robert Merle, un roman injustement oublié. On pourra utiliser Le Guépard, roman et film, pour l’ambiance d’une autre guerre contemporaine, l’Expédition des Mille et ses suites, une guerre urbaine, les interactions entre soldats et civils. J’ajouterai Voyage au bout de l’enfer (1978), de Michael Cimino. La scène finale de roulette russe entre Robert De Niro (Mike) et Christopher Walken (Nick) est pour moi la plus belle déclaration d’amour entre deux hommes au cinéma. Mike, retourné au Viêt Nam chercher son copain, finit par le retrouver complètement drogué dans une boîte de paris sur la roulette russe. Il accepte de se livrer à un défi contre lui pour tenter de le convaincre tout en jouant. Nick commence et « rate » son tir ; c’est au tour de Mike, qui avant de tirer, prononce ce plus beau « I love you » de l’histoire du cinéma, puis se rate. Il continue à faire miroiter la perspective du retour au pays, mais Nick demande encore « one shot ». Ce sera le dernier… Cette scène résonne beaucoup avec le Ve chapitre de la IIe partie, le moment le plus émouvant de la fraternité d’armes amoureuse entre Jean et Maurice. Et encore les grands films de propagande étasuniens, par exemple Why We Fight. J’ai un très bon souvenir de The Battle of China (1944) de Frank Capra. En histoire des arts on ne manque pas de grain à moudre, de Les Grandes Misères de la guerre de Jacques Callot à Les Désastres de la guerre de Francisco de Goya, gravures d’ailleurs inspirées par les précédentes.
– Séquence pédagogique consacrée à La Débâcle sur le site de l’Académie de Versailles.
– Article d’Éric Boulanger sur le site de l’OIC (Observatoire de l’imaginaire contemporain) : « La posture de la honte : représentation du jeune homme dans La Débâcle d’Émile Zola » (2016).
– Lire l’article de Jean-Yves Alt sur Culture et débats.
– Retour au début de l’article.
Voir en ligne : La Débâcle sur Wikisource
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[1] Voir « L’emblématique naufrage de la cavalerie française à Sedan » de François Bouloc, sur Histoire par l’image.