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Randonnée crétoise pour fuir la coronafolie.

Carte postale de Crète en août 2020

Et lectures crétoises (enfin si peu) : Erotocritos, Nikos Kavvadias, Patricia Highsmith, Rhéa Galanaki.

samedi 26 septembre 2020, par Lionel Labosse

J’avais envie de fuir la prison prise de folie qu’était devenue la France à l’été 2020, reprendre l’avion en dépit des oukases écolos, marcher dans la nature. Il n’y avait pas grand choix en réalité sur les sites des voyagistes dont je suis client. J’optai pour un voyage de randonnée de deux semaines en Crète. C’est une destination que je guignais depuis des années, mais craignant la chaleur, j’espérais bêtement et en vain trouver un tel voyage aux vacances de printemps. Or il a fallu cette crise pour que je comprenne que c’est impossible à cette période, tout simplement parce que la Crète est à l’instar de la Corse une île montagneuse, et que certaines randonnées sont impossibles en avril, les parcs naturels n’étant pas encore ouverts ! De plus, ironie du sort, c’est en France que la canicule a sévi pendant mon séjour en Crète, où si j’ai eu chaud en journée quand l’ombre manquait, les soirées étaient fort agréables. Et puis, découverte inattendue, l’eau de la mer était la plus sublime que j’aie jamais étrennée, moi qui n’en suis pas fanatique ! Je n’ai pas grand chose de culturel à écrire sur ce voyage, en dehors des quelques livres dont j’avais lesté ma valise, mais qui en réalité parlent si peu de la Crète ! J’avais déjà publié un article en 2010 après deux séjours en Grèce la même année, dont le point d’orgue était Alexis Zorba, le roman crétois de Nikos Kazantzaki. Plutôt que de charcuter cet article, j’ai préféré le laisser tel quel, et composer celui-ci de bric et de broc en attendant un autre voyage plus culturel sur l’île. En route !

Plan de l’article
 Coronafolie
 Randonner en Crète
 Erotocritos, de Vicenzos Kornaros
 Le Quart, de Nikos Kavvadias
 Les Deux Visages de janvier, de Patricia Highsmith
 L’Ultime humiliation, de Rhéa Galanaki

Coronafolie

J’étais inquiet à cause des précautions du gouvernement grec contre le coronavirus. Cela paraîtra complètement délirant d’ici quelques années, mais l’UE s’est effondrée à cause de ce virus à la noix, et chaque pays dans la débandade s’est mis à adopter des mesures propres, sans délai, et sans la moindre coordination. Le Royaume-Uni par exemple, tout juste sorti de l’UE, était capable d’annoncer un dimanche qu’à partir du lundi, les ressortissants espagnols devraient se soumettre à une quarantaine à leur arrivée sur le territoire britannique ! Tout cela au lieu de prévoir des modalités simples de prise en charge rapide des citoyens européens quel que soit leur lieu de vacances, car il est évident que sans ces mesures, les gens qui sont en voyage sont susceptibles de laisser se développer des symptômes avant d’aller consulter leur médecin, au risque de dégénérer en symptômes graves faute de traitement précoce. Donc il fallait remplir un questionnaire sur le site du gouvernement grec, pour obtenir un « QR code », en réalité un PDF soit sur le portable, soit imprimé, exigé à l’aéroport avant d’embarquer. On a reçu le document en question (après une première réponse provisoire) la veille du départ, très tard, tout ce qu’il faut pour entretenir l’inquiétude. Il était aussi recommandé de faire un test moins de 72 heures avant le départ, mais j’avais oublié, et de toute façon dans ces conditions, pour un départ le samedi, aurait-on eu le résultat à temps ? Seul le QR code était demandé à l’arrivée. Comme de façon inattendue, trois avions en provenance de France atterrissaient en même temps à Héraklion le 1er août, les stands de tests établis juste à l’entrée de l’aéroport, avaient cessé leur travail au moment où je suis arrivé, et ils ont dû prélever une proportion infime de passagers. Le guide nous a dit qu’en réalité au début ils testaient tout le monde quand il y avait peu de passagers, mais que là ils étaient débordés. Il y a eu très peu de touristes en juillet et ce jour précisément, 1er août, ça reprenait brusquement à fond. Nous étions un bon groupe de 14 plus le guide, et certains ont reçu des messages répétitifs du site du gouvernement grec, alors que je n’en ai reçu aucun, allez savoir pourquoi ? Mais en dehors de cela aucun souci. Le masque était obligatoire dans les transports en commun y compris taxis, les serveurs en portaient, et il fallait le mettre dans les commerces, mais dans les villages isolés (sans police) c’était très peu appliqué. Enfin cela donnait un air oriental et n’empêchait pas d’apprécier les beaux gosses ! Pas vu la queue d’un flic pendant ces deux semaines. En général quand on nous servait des mezzés, il n’y avait pas de cuiller dans le plat, et donc chacun était censé se servir avec la cuiller ou la fourchette qu’il avait léchée. Cela me confirme dans l’idée que pour la prévention des maladies les obligations sont moins efficaces que les explications. De façon inexplicable en Grèce et encore plus en Crète, le coronavirus s’est très peu répandu (on en est à 9280 cas déclarés et 248 décès au 26 août). Le guide nous a dit qu’il y avait eu un seul mort sur l’île, un résident Allemand. Ils se sont quand même tapé un confinement de un mois et demi, mais j’aimerais des précisions car vu l’état de leur économie, comment avoir supporté ça alors que le virus ne circulait pas ? Je suppose que pour un mort du virus il y a eu plusieurs suicides à cause du confinement, mais bien sûr, omerta sur la question. Dans la partie sud-ouest que nous avons visitée et même à La Canée ou Héraklion, je n’ai pas vu de groupes de gens agglutinés, et il y avait suffisamment de place sur les plages, même s’il y avait quand même pas mal de touristes. À titre comparatif, sur les gorges de Samaria, point d’orgue du parcours, qui voient défiler d’habitude à cette saison dans les 2000 personnes, il n’y en avait que 600. Le guide m’a dit que l’hydroxychloroquine n’était pas utilisée, ce qui contredit les échos du Pr Perronne et du Pr Raoult ; mais vu le pataquès autour de ce traitement, s’il est prescrit par les généralistes (comme en fait c’est à nouveau autorisé en France depuis le 10 juillet, ce que je n’ai appris que le 20 août), le citoyen lambda n’est pas forcément au courant. Une brève recherche sur Internet confirme cependant ce que j’avais déjà lu : « En Grèce, production de chloroquine et essais cliniques se poursuivent, loin de la controverse mondiale ». La suite de l’histoire nous dira si le fait d’avoir empêché le virus de circuler en 2020 ne va pas rendre les Grecs plus vulnérables aux futurs coronavirus, une hypothèse en circulation. En tout cas, le fait que la chloroquine ait été utilisée en Grèce et que l’épidémie ne s’y soit pas développée, est une preuve éclatante de la nullité de ce médicament !
Bien, mais qu’avons-nous vu lors de cette rando ?

Randonner en Crète

Donc je n’ai pas vu grand-chose de culturel au sens élitiste, et en plus lors de ce voyage placé sous le signe de ma vieille copine la scoumounie, j’ai accumulé les déboires rageants. Premièrement, les semelles de mes chaussures de rando m’ont lâché dès la première marche. C’est un gag que j’avais déjà observé dans le passé, mais uniquement sur des chaussures neuves achetées plusieurs années avant la rando et jamais utilisées entre-temps. Cela m’avait bien fait rire. Sauf qu’en l’occurrence, ces chaussures avaient déjà bien servi, et la dernière fois à Noël au Sénégal. Cela n’aurait pas été suffisamment amusant si, cerise sur le gâteau, le parcours prévu par notre voyagiste ne nous faisait loger dès la première marche par des villages isolés dépourvus de cordonniers ou de chausseurs ! C’est la définition même de la scoumounie, sauf que sa petite sœur ascoumounie n’est jamais bien loin : le guide était une brute albanaise qui par chance extraordinaire avait la même pointure et des sandales de rando en secours, qu’il m’a gentiment prêtées. Et ce n’est qu’à notre dernière étape que nous rejoignîmes la civilisation, et que je pus racheter des sandales de rando, mais cela m’a servi de leçon : déjà j’ai découvert que même dans un terrain extrêmement difficile comme celui de la Crète (forts dénivelés sur chemins vertigineux & caillouteux qui vous font glisser à tout instant), les sandales de randonnée (je dis bien « de randonnée », pas des sandales de tarlouzes, hein !) sont aussi sûres que les chaussures (surtout quand le temps est au bleu), et j’ai appris que justement grâce aux sandales, on peut avoir une paire de sûreté pas trop encombrante dans son sac. Deuxièmement, mon appareil photo a fait des siennes, et a refusé de fonctionner à plusieurs reprises. Je crois que c’est la sueur parce que je le portais autour du cou, et l’humidité a pénétré dans l’appareil, enfin j’ai été privé de photos sur plusieurs jours, et bête comme je suis je n’ai même pas pensé à utiliser le téléphone portable ! D’où cet article encore plus nul que d’habitude, mille excuses ! Bref, nous marchâmes comme des brutes, et j’ai même perdu 6 kg bien que nous ayons mangé comme des chancres. Il est vrai que 8 heures de marche bien costaude par jour, c’est plus radical que 30 minutes de nage ou une heure de jogging. Au passage, je signale aux rachos que la Crète est une destination rêvée : la bière par exemple est en général à 3 € le demi-litre au restau, en pression ou bouteille. Cela culmine à 3,8 € dans la capitale de l’île. Même sur les plages inaccessibles, c’était le même prix. La petite bouteille d’eau était proposée partout y compris à l’aéroport à 50 cents, et cela ne peut être dû qu’à une décision d’État. Dans les villages balnéaires, les prix dans les épiceries étaient juste un chouia plus élevés qu’ailleurs, mais à des lieues des prix pratiqués en France. Il y a juste les timbres qui étaient chers. Mon petit plaisir, une portion de poulpe grillé avec une bière, le tout pour 14 € au marché de La Canée…

Poulpe grillé, bière à La Canée : régime crétois !
© Lionel Labosse

Bon, je devais parler de ce que j’ai vu. Notre circuit se limitait en fait à la petite portion la plus pittoresque de l’île sans doute, au sud-ouest, et nous avons quasiment tout parcouru à pied, entre Sfakia et Paleochora. Petites chapelles commémoratives le long des routes, pour se souvenir des morts accidentelles. J’avais déjà vu ça en Albanie. Les plages naturistes étaient fréquentes, et bon enfant. Souvent dans les villages, la plage centrale était textile, et il suffisait de s’écarter tant soit peu pour trouver la naturiste, mais tout cela familial & bon enfant (hélas !), enfin fort agréable de se trouver dans un pays non-islamiste sur ce point (alors qu’en France on en est encore au Gendarme de Seins trop pèsent). Au niveau végétal, en dehors des oliviers souvent vêtus de leur corolle de filets pour la récolte, la flore est variée pour une île. Les caroubiers étaient omniprésents, souvent chargés des fruits inattendus que constituaient les chèvres, ces animaux qu’on trouve collés à toutes les parois et tous les arbres. De la caroube on tire une farine qui sert d’ersatz de café, mais je suppose que 95 % de la récolte pourrit sur place, dommage ! Il y a des cèdres de Crète, des genévriers, chênes kermès (que je prenais pour du houx !) et autres chênes à petites feuilles. On trouve le véritable platane d’orient dont l’écorce magnifique constitue ma photo de vignette. À La Canée j’ai photographié des arbres d’ornement que je n’identifie pas, enfin peut-être un arbre de Judée bien plus développé que ceux qu’on trouve en France. Les lauriers roses ou blancs pullulent dans les gorges de Samaria, que nous parcourûmes dans le sens de la montée (on était bien les seuls). Là, ce qui était remarquable, c’était la géologie (voir mes photos). Nous avons atteint le « Trône de Zeus » (Gigilos) qui culmine à 2020 m, dans les « Montagnes blanches ». Suite à cela nous avons passé deux nuits dans une auberge du plateau, ensevelie sous la neige en hiver, à seulement 1200 mètres pourtant. La cave était blindée de fromages de brebis (cf. photos). Les chemins empestaient le thym (les petites fleurs mauves qu’on voit sur pas mal de mes photos). Cela donne du miel au thym, excellent pour ce que vous avez, comme la tisane de « malotira », une plante que l’on cueille aussi dans la montagne et qui existe aussi en Bulgarie sous un autre nom.

Une chapelle en Crète (prophète Élie, vers Paleochora).
© Lionel Labosse

À part les pittoresques chapelles qui émaillent le paysage de bleu et de blanc, le seul lieu un peu culturel que nous ayons vu est le port romain abandonné de Lissos, avec son temple d’Asclepios. Nous avons brièvement visité La Canée (Chania pour les intimes), le petit port pittoresque du nord-est, qui a d’ailleurs un aéroport avec quelques vols directs depuis Paris ou Marseille. D’Héraklion je n’ai pas vu grand chose, mais c’est charmant avec une vieille ville parsemée de monuments de l’époque vénitienne et des restes de mosquées. Les remparts sont assez bien conservés et constituent une promenade agréable en fin de journée. Le bastion sud qui domine la ville abrite la tombe de l’écrivain Kazantzaki, et la nuit les amoureux s’y bécotent discrétos, et un peu plus loin et encore plus discrétos sur les remparts, des amoureux altersexuels. D’ailleurs c’est assez amusant : si le Crétois moyen est volontiers obèse & peu gracile, Héraklion à la tombée de la nuit voit sortir de ses tanières une jeunesse gracile & décorative qui piaille à qui mieux mieux ! À moins que cette ambiance soit due au coronadélire ?
Continuons par un peu de littérature, dans l’ordre chronologique.

Erotocritos, de Vicenzos Kornaros

Statue d’Erotocritos, Heraklion, place Kornarou.
© Lionel Labosse

Vicenzos Kornaros (1553-1613) est un peu à la littérature grecque ce que Chota Roustavéli, 3 siècles avant, est à la géorgienne, avec une épopée dont les thèmes sont proches. C’est donc un livre fondateur de la littérature grecque et crétoise car l’auteur était crétois. Une statue représentant Erotocritos et Arétousa orne d’ailleurs une place centrale d’Héraklion, la place portant le nom de l’auteur, place Kornarou (photo ci-dessus). L’œuvre est contemporaine de Don Quichotte. Attention, on trouve son nom orthographié de diverses façons en français, comme pour Kazantzaki(s). Sur le livre que j’ai lu, c’est Vitzentzos Cornaros, éditions ZOE, Les Classiques du monde, traduction et dossier de Denis Kohler, postface de Georges Séféris, 2005, 320 p., 22 €. Le livre est divisé en 5 « chants » au plan assez simple, et composé de 10 000 vers de 15 syllabes. Il est inspiré du roman français en prose du XVe siècle Paris et Vienne, dont j’ignorais l’existence, mais qui connut paraît-il un succès retentissant dans toute l’Europe. La musique a d’ailleurs un rôle important dans ce récit, et dans la personnalité du héros éponyme, Erotocritos, jeune homme de 18 ans au début de l’histoire, dont le génie musical lui fera toucher le cœur de sa belle : « Entendait-il le chant languissant du rossignol, il se figurait qu’il le plaignait en lui dédiant un mirologue » (p. 12). Ce dernier mot selon une note, désigne un « chant populaire du deuil, chanté comme un thrène ». L’intrigue est simple : Héraclès et sa femme, après de nombreuses années de mariage, ont une fille à l’approche de la vieillesse, Arétousa. Alors que celle-ci a 13 ans, Erotocritos en tombe amoureux, or bien qu’il soit le fils d’un conseiller du palais nommé Pézostratos, et lui-même malgré son jeune âge, apprécié du roi pour sa sagesse, bien qu’il soit « fleur de la noblesse » (p. 11), il n’est pas prince et ne peut aimer ouvertement la princesse. Erotocritos « avait un ami très cher, avec lequel il avait été élevé depuis sa tendre enfance. Ce jeune homme avisé se nommait Polydoros ». À l’image d’Orphée, Erotocritos confie sa passion au luth, ce qui donne une belle page que je mets de côté pour le thème de BTS « De la musique avant toute chose ? » :
« Il se mit donc à moins fréquenter le palais, tenant compte de l’avis de son ami et de sa propre volonté. Mais il s’abusait sur ses forces, son corps s’affaiblissait et tremblait comme un roseau. Ne supportant pas d’être séparé de la jeune fille, il chercha un moyen d’apaiser sa souffrance. Quand la douce nuit apportait à l’homme le repos et à l’animal un coin pour dormir, il prenait son luth et, à pas lents, venait en jouer en face du palais. Sa main était de sucre, sa voix pareille au chant du rossignol. À l’entendre, tous les cœurs s’attendrissaient et pleuraient. Il chantait les tourments de l’amour et comment, dépérissant de chagrin, il avait été pris à son piège. Tous les cœurs en étaient réchauffés, fussent-ils de glace, et tous s’approchaient pour entendre cette voix suave. Les bêtes sauvages s’apprivoisaient, les cœurs farouches mollissaient, et son chant laissait à tous un goût de nostalgie. Ses chagrins perçaient les cœurs, fendaient le marbre et la glace se mettait à bouillir. Il jurait à son ami de le croire quand il lui disait que ces chants lui suffisaient et qu’il n’en voulait pas davantage. « Ami, je suis sûr que le luth et le chant vont bien vite me guérir de mon tourment. Quand je chante ma peine, il me semble jeter de l’eau sur le feu. » Polydoros voulait croire que c’était vrai et que ses chants l’aideraient à oublier. Mais il guettait la première occasion de le chapitrer de nouveau, en lui demandant de cesser de chanter pour se consacrer à autre chose » (p. 19).
Il appert que le chant du mystérieux anonyme nocturne plaît beaucoup à la cour, et le roi tente de le faire démasquer en vain, car Erotocritos malgré son jeune âge est un redoutable combattant, et occit les soldats venus l’appréhender. Or le roi proclame une joute. Une note précise : « La ghiostra, ou joute, faisait partie des fêtes exceptionnelles. Cornaros a pu en voir à Candie (1584) ou à La Canée (1594). Le tournoi proprement dit, non sanglant, était la partie la plus somptueuse de cette fête » (p. 62). Candie est l’ancien nom d’Héraklion et même de la Crète, au temps du Duché de Candie. Le chant II est entièrement consacré à cette joute, et l’on détaille longuement chaque participant. Notre héros y est présenté comme « Erotocritos le Crétois » (p. 75), bien que l’histoire soit censée se passer à la cour du roi d’Athènes. La jeune fille sait donc de quel homme vaillant elle est amoureuse, et elle l’est à la folie, au point de convaincre sa nourrice de la laisser le rencontrer à travers un soupirail, et de l’épouser en secret ; c’est l’objet du chant III. Quand j’écris « la jeune fille », je devrais dire « la fillette », et de nos jours le grand mot de « pédophilie » serait pertinent, même si le séducteur n’a que 18 ans. En effet, « Aussi Arétousa, âgée de treize ans, bientôt quatorze, s’était elle aussi laissé abuser par l’Amour, bien qu’elle fût sage et bien élevée et, quoiqu’elle se soit tenue à l’écart de lui, il réussit à passer par les interstices. Ne la condamnons pas, plaignons-la, car il y aurait tant d’autres exemples à citer de jeunes et de vieilles » (p. 159). Erotocritos persuade son père de demander la fillette en mariage, mais le roi est furieux et exile le jeune paltoquet. Avant de partir, Erotocritos rencontre secrètement Arétousa et celle-ci lui fait don d’une bague, ce qu’elle considère comme « cérémonie de mariage ». Au chant IV, Arétousa refuse un mariage princier sous prétexte qu’elle veut veiller sur ses parents dans leur vieillesse. Sachant qu’elle a 13 ans, le terme « vieillesse » semble exagéré, du moins pour sa mère. Elle se présente comme une « fillette » : « Comme je suis une fillette, je m’en tiens à des choses frivoles, je joue avec mes poupées sur mes genoux » (p. 174). Le roi est saisi d’hybris, et sans pitié vêt sa fille de hardes et la fait emprisonner au secret, avec sa nourrice, dans « la pire des geôles, la plus sombre, pleine d’immondices et de boue » (p. 179). Erotocritos est donc en exil, et communique avec son fidèle ami en envoyant un messager à la cour. Dans ces entrefaites un roi étranger déclare la guerre à Athènes, et Erotocritos n’écoutant que son courage se joint aux troupes de son roi, mais pour ne pas être reconnu, il a recours à un philtre, et c’est une scène de « blackface » qui ferait mettre ce récit au ban de notre littérature ! « Il lui demanda de lui préparer un philtre et, quand il s’en enduisit le visage, celui-ci prit une couleur de noir profond, ainsi que ses cheveux. Il était devenu si laid sous cette apparence noire que sa mère même ne l’aurait pas reconnu. Lui qui était blond avait maintenant les cheveux noirs, et le philtre avait fait disparaître toute sa beauté. La sorcière lui donna une autre fiole contenant un philtre différent et lui dit que, pour retrouver son aspect initial et sa beauté originelle, il devait s’oindre le visage avec le contenu de cette autre fiole. Avant de partir, il fit l’essai de ce philtre et tantôt son visage brillait, tantôt il était sombre » (p. 187). Le combat fait rage, et l’on est dans la veine hellène antique : « Le cheval agonisait aux côtés de son maître, l’ami voyait son ami poignardé. Des compagnons mouraient ensemble, le sang était leur couche et la terre leur oreiller » (p. 191). Les deux armées acceptent que le combat indécis soit réglé par une lutte à mort entre les champions de chaque armée. Erotocritos se propose côté Athènes, et un jeune neveu se sacrifie pour le roi ennemi, ce qui lors de sa mort donne une belle et longue scène d’amour avunculaire : « Avec un regard pitoyable, il dit à voix basse : « Mon oncle, je meurs » et aussitôt il rendit l’âme, ses yeux se fermèrent, ses membres devinrent rigides. Quand son âme s’en alla et quitta son corps, un grand tonnerre se fit entendre dans le ciel et une sombre nuée entoura le corps du jeune mort. Les Vlaques pleurèrent, se frappèrent la poitrine, manifestèrent leur chagrin et ceux qui s’approchaient de lui le couvraient de larmes. Plus que tous, le roi avait un visage affligé, assombri de nuées. Il ôta les fragments d’armure de la tête et du corps d’Aristos, approcha tristement sa bouche de la sienne, l’embrassant, le caressant mais restant inconsolable » […] « Il vit le visage devenu livide, les yeux clos, les membres rigides, les mains glacées. Et cette tête blonde toute sanglante dont les lèvres ne laissaient sortir aucune parole. Il se tirait la barbe et les cheveux, le pleurait tristement et ne se lassait pas de faire l’éloge d’un tel jouvenceau. Ce n’était pas sa puissance ni sa richesse que le roi regrettait, mais ce brillant jeune homme fauché à la fleur de l’âge » […] « Seul le chagrin de l’oncle était inconsolable, ses yeux pleuraient, il parlait sans cesse et, à chaque pas, il s’approchait du cercueil et l’embrassait. D’une voix pitoyable, il disait : « Beau-fils, relève-toi et viens à mon secours. Choisis ton arme, un cheval, une lance et lutte contre la Mort. Ne la laisse pas te vaincre. Aristos, comment as-tu pu laisser Charon te prendre ? Comment ta beauté va-t-elle aller chez Hadès pour se flétrir ? » (p. 211-213). Au chant V, Erotocritos vainqueur connaît une longue convalescence avec sa blackface, et son ami Polydoros à qui il ne se fait pas reconnaître a quand même l’élan du cœur : « Il était surprenant qu’il n’avoue pas son identité à son ami pour le réconforter. Une affection secrète attirait Polydoros vers le malade. Il avait envie de parler avec lui et se rendait souvent au palais pour savoir comment il allait. Quand il lui parlait, il croyait avoir affaire à Erotocritos, et il l’embrassait souvent affectueusement sur la bouche et, se croyant en présence de son ami, il désirait toujours sa compagnie. Il soupirait souvent et pleurait, car il se souvenait d’Erotocritos et son cœur avait mal » (p. 218). Erotocritos sous son masque noir demande comme récompense d’épouser la princesse, à condition qu’elle l’accepte. Le roi s’émeut enfin des « cinq années pendant lesquelles il n’avait pas vu la pauvre Arétousa » (p. 223), mais son hybris n’est pas puni. La donzelle, âgée maintenant de 18 ans (ouf, on échappe finalement à la pédophilie !) se fait longuement prier, jusqu’à ce qu’il sorte la bague, mais encore il faudra prendre l’antifiltre…
Le poète Georges Séféris a consacré un essai à ce livre traduit en français en 1986 et repris à la fin du volume. On apprend que l’épopée a été presque oubliée et dénigrée comme digne des domestiques (p. 261). Or Séféris est sensible à l’« enchantement » du poème, lié au plaisir de la répétition et de la lecture en veillées. Pour lui la poésie de Kornaros est digne de la « pureté de ligne » de Racine ou de Hugo (p. 267). Il fait l’éloge du vers de 15 syllabes dans lequel se manifeste « la pureté du crétois » (p. 274), et il regrette qu’il reste peu de traces de l’ambiance intellectuelle de l’époque. Il évoque la source française, le Roman de Paris et Vienne de Pierre de La Cypède (ou Cépède), un auteur quasiment inconnu en France (pas de notice sur Wikipédia ; jamais entendu parler pendant mes études de lettres). En ce qui concerne les personnages : « Nous sommes en présence de Crétois bien réels, vivant dans une Athènes imaginaire » (p. 278). Il établit un rapport avec Le Greco, l’autre Crétois obscur de l’époque, qui connut également un purgatoire et une gloire récente : « Derrière le rythme de quinze syllabes du poète d’Erotocritos, il y a ces milliers d’hommes qui ont cherché à parler, comme nous-mêmes aujourd’hui, et plus encore ces milliers d’autres qui n’ont pu que bégayer. Combien d’hagiographes n’ont-ils pas dû peiner pour que puisse surgir un Greco ? La vie de ce peintre s’achevait quand Erotocritos était sur le point d’être composé, ou peut-être même déjà en cours de rédaction. Quelques années plus tard, événement d’une dramatique importance, la riche floraison à laquelle nous devons le Greco et le vers d’Erotocritos est brutalement et définitivement interrompue. Car tel est le destin de notre race : toujours aux confins de l’espace et du temps, préparant sans répit une floraison que vient sans cesse menacer la destruction ; c’est là l’incessant dialogue qui constitue l’histoire grecque » (p. 286). Le traducteur ajoute des informations dans un autre texte en fin de volume. « Il serait vain de rechercher un lien quelconque entre ce contexte historique et les faits décrits dans Erotocritos qui se situe dans un climat « anhistorique », coupé du réel. La guerre avec les Vlaques est ici imaginaire, Byzance est, elle aussi, imaginaire, tout comme Athènes. Les allusions à la Crète sont infimes, et le poète a voulu créer une « uchronie » dont la disparate apparence crée en réalité un monde harmonieux » (p. 297). Il confirme que le livre connut, « dès son impression en 1713, un énorme succès auprès du « petit peuple », il fut, à de rares exceptions, raillé et méprisé par les lettrés, essentiellement les Phanariotes (1700-1810) de Constantinople et d’Athènes (1830-1860) » (p. 309). Cela nous apprend un mot : Phanariote : Habitant du Phanar, quartier chrétien d’Istanbul.

Le Quart, de Nikos Kavvadias

Nikos Kavvadias (1910-1975) n’a rien à voir avec la Crète, mais mon amie Isabelle me l’avait conseillé. Comme elle est rien snob, je me méfiais. Le Quart est son seul roman car le gars est plutôt poète. J’ai eu du mal à suivre ces histoires datées de marins, de putains et de syphilis, car l’auteur brouille les pistes, assez inutilement, pour faire moderne. Je l’ai lu comme un livre d’ambiance à la Jean Genet, des marins qui causent sans fard politiquement correct, sauf que le ton est hétéro et plutôt homophobe, quoique… Relevons des phrases ici et là, à lire façon Gabin : « Depuis vingt ans que je navigue sur la ferraille, je n’ai jamais souillé ma couchette. Je dis que ça me flanquerait la poisse. Quand une femme me plaisait et qu’elle voulait bien, on allait à l’hôtel dans les ports. Mais jamais à bord » (p. 43). Le ton est donné ! Les putains sont souvent généreuses, et s’entichent des marins. Dans les ports exotiques, les parents vendent leurs enfants : « Il m’a emmené dans un quartier pauvre qui puait l’ail et l’œuf pourri. Le maître de maison devait avoir sept filles, en plus des garçons ; il m’a dit :
« – Choisis. Si tu veux un garçon, ne te gêne pas. Mais je te conseille de prendre celle-ci.
« Et il m’a montré une fille toute menue, treize ans, crasseuse et mal peignée » (p. 74). Le marin emmène la fillette, la fait habiller, coiffer et tout le toutim, et s’ensuit une petite histoire digne d’Arétousa, enfin un cran en-dessous, jusqu’au départ du bateau.
Une belle histoire est celle d’un hôtel à double occupation des chambres. Des locataires de jour relaient ceux de nuit le matin. Ils sont censés ne pas se croiser, mais le narrateur parvient à reconnaître à l’odorat sa co-locataire. Elle lui reprise ses vêtements, lui fait de menus cadeaux. Il est question d’un matelot qui aime les garçons : « Quelqu’un lui a glissé dans l’oreille qu’il y avait à terre des garçons, des petits indigènes – parce qu’il en est, le vieux vicelard. Il s’est pomponné et il est descendu. […] Pendant quarante jours il est resté là-bas à se faire mettre » (p. 115). On s’amuse à voir traiter de « vicelard » un type qui aime les garçons, après une histoire si romantique d’un gars qui achète une fille de 13 ans ! À ce propos, l’un des causeurs rappelle l’avertissement de son père : « Quand j’ai eu dix-huit ans, j’ai dit à mon père que je voulais devenir marin.
– Deviens tout ce que tu veux, m’a-t-il dit, mais ne deviens ni maquereau ni tante.
Il a réfléchi un instant.
– Et encore, il y a des tantes qui ont du cran, qui sont régulières. Mais un maquereau qui soit régulier, ça ne s’est jamais vu » (puisque vous le dites ! p. 157).
Voici un avis circonstancié : « Les femmes, y a rien à en tirer. Ce sont des trous, un point c’est tout, des trous et rien d’autre » (p. 170). Page suivante, le même fait une proposition au narrateur : « si tu voulais rester ici. Si ça te chante. Tu travaillerais au magasin, c’est un vrai plaisir. Tu jetterais un coup d’œil sur la propriété et tu coucherais avec toutes les femmes de l’île, au-dessus de neuf ans » (p. 171). C’est du lard ou du cochon ?
Plus loin on trouve aussi une anecdote traditionnelle sur un type qui se tape un travesti : « On monte, on se couche. Elle avait de ces dessous ! Rien que de la soie et de la dentelle.
« – Tu veux comme les femmes, ou bien…
« J’ai pas compris. J’y fous la main au panier et je tombe sur un brisant, mais alors un brisant…
– Qu’est-ce que c’était ?
– C’était un homme, tiens, un homme habillé en femme. Maricon qu’on les appelle » (p. 245). La suite de la conversation révèle que le causeur a une réputation contrariée d’amateur de mâles, et finalement cela ne gêne pas tant que ça les autres. « je peux coucher avec une femme habillée en homme, mais je peux pas, comment dire… j’ai pas envie de me foutre au pieu avec un type qui porte des jupes ». Les gars s’envoient des lazzi, et on ne sait pas si c’est du lard ou du cochon, mais l’homosexualité semble finalement familière à ces hommes à femmes. « L’autre jour le bosco lui a demandé pourquoi il se mariait pas. Il lui a répondu : « J’attends que l’évêque donne la permission de s’épouser entre hommes… » » (p. 248).
Encore une mention ambiguë : « Y a quelqu’un qu’a fait des infamies au port, grognait le bosco. Pour que ça se calme, faut flanquer les pédérastes à la baille.
– Alors on commencera par toi, lui a crié un jeune steward » (p. 308). Bonjour l’ambiance ! Bon, aucun rapport avec la Crète comme je vous disais, mais après tout mon article sur la Grèce contenait un compte rendu d’un livre très crétois, alors c’est un prêté pour un rendu !

Les Deux Visages de janvier, de Patricia Highsmith

Les Deux Visages de janvier (1964) est un polar psychologique de Patricia Highsmith (1921-1995). Il est traduit par Renée Rosenthal. Le Livre de Poche, 318 p. La Crète sert de décor de carton-pâte pour l’action, avec Athènes et Paris pour la fin, mais je pense que l’auteure a dû ouvrir deux ou trois fois un guide de la Grèce pour toute documentation ! Le titre est écrit comme ça sur la page de titre, avec majuscules à Deux et Visage, mais pas à janvier. Le titre fait pourtant référence à Janus, le dieu romain à deux visages, et la première phrase du roman situe l’action en janvier, le mois de l’année dont le nom vient de ce dieu. Sans doute l’auteure veut-elle signifier que les deux protagonistes qui s’attirent et s’affrontent en même temps sont les deux visages d’un même complexe. Un escroc nommé Chester MacFarland de son vrai nom mais qui utilise plusieurs pseudonymes, est en fuite en Grèce avec sa jeune femme de 25 ans ; lui a dans les 40 ans. Un jeune compatriote désœuvré tombe sur lui par hasard, enfin ils fréquentent les mêmes lieux touristiques. Il s’agit de Rydal Kenner, 23 ans, qui dilapide en Europe 10 000 dollars hérités de sa grand-mère. Il est polyglotte à cause de son père un type redoutable qui imposait à ses enfants de parler une langue différente chaque mois. Il a même appris le grec. Justement, Chester lui rappelle son père et d’autres épisodes pas très glorieux de son passé. Comme il n’a rien à faire, il visite Delphes « pour la cinquième ou la sixième fois » (p. 29). Chester est retrouvé par la police à son hôtel, et il tue en se débattant l’officier qui l’interroge. Kenner qui était venu le voir à l’hôtel à ce moment-là, sur une impulsion subite, l’aide à se débarrasser du corps, puis à se procurer de faux passeports, et à fuir en Crète. Sur place, la description d’Héraklion est des plus sommaire : « C’était une ville d’une certaine importance, mais il y régnait l’atmosphère d’une petite ville, peut-être parce qu’il n’y avait pas de grands immeubles » (p. 89). Il est intéressant de relever au détour d’une phrase que (en 1964 !) « Le garçon leur conseilla le chich-kebab » (p. 100). Trop repérables à cette période non-touristique, ils filent sur Chania, dont la description est pour le moins laconique : « La ville ne semblait rien avoir à offrir sur le chapitre de la beauté. Les boutiques étaient petites et minables, il n’y avait pas de musée ou de bâtiment public en vue. Le port était une longue courbe avec un large wharf qui s’avançait dans l’eau » (p. 118). Certes, mais sympa quand même…

La Canée vu du wharf.
© Lionel Labosse

Soit ça a radicalement changé en 50 ans, soit on n’a pas vu la même ville ! Cnossos par contre est décrit en détail (mais je n’y suis pas allé, et n’importe quel guide peut avoir fourni la documentation). Je ne vous raconte pas la fin, mais disons que les deux hommes fuient à Paris, ou plutôt Rydal y poursuit Chester, et celui-ci finira sa course désespérée pour échapper à la police à Marseille. Paris est esquissée d’une façon sommaire. En effet, pour trouver un train pour Marseille, Chester se rend dans un premier temps… Gare du Nord ! (p. 296).
Bref, c’est un polar moyen, mais il semble que pour ce voyage j’aie fait mauvaise pioche, ou disons moyenne pioche question lectures !

L’Ultime humiliation, de Rhéa Galanaki

Rhéa Galanaki est « née en 1947 à Héraklion, en Crète, elle est entrée en littérature à la fin des années 1970, après avoir fait ses études à l’université d’Athènes pendant la dictature des colonels (1967-1974) et avoir participé, comme de nombreux jeunes gens de sa génération, à l’insurrection de l’École polytechnique (14-17 novembre 1973), qui allait précipiter la chute de la junte (juillet 1974) » (p. 288). L’Ultime humiliation est paru en 2015 et a été traduit par Loïc Marcou pour les éditions Galaade en 2016. Le récit est difficile à suivre parce qu’il est rédigé à la 2e personne, et il faut faire un effort pour savoir qui est ce narrataire (en fait, tantôt l’une des deux protagonistes, tantôt les deux). Et puis il n’y a pas d’histoire. C’est la chronique de la vie de deux femmes âgées partageant un appartement social, qui rejoignent une manifestation gauchiste à Athènes (la grande manifestation du 12 février 2012). Je ne suis pas vraiment d’accord avec l’appréciation du traducteur Loïc Marcou dans sa postface : « Si les romans de Rhéa Galanaki sont portés par une prose poétique flamboyante ponctuée d’éblouissantes envolées lyriques, l’Histoire de la Grèce moderne y est aussi toujours au rendez-vous » (p. 288). Je trouve au contraire le style lourdingue, pétri de formules incantatoires gauchistes qui ne convainquent que les convaincus. Il y a des allusions à la situation politique difficiles à décrypter pour qui ne connaît pas la Grèce. L’une des deux dames qui s’appelle Thérèse, se fait appeler Tiresia, en s’insurgeant contre le fait que « seul le Tiresias homme avait été immortalisé dans les tragédies athéniennes tandis que son alter ego féminin n’avait jamais eu l’honneur ni de dépasser le stade du mythe ni d’atteindre l’immortalité, ne fût-ce que dans des rôles subalternes » (p. 22). Nymphe, l’autre femme, née Théonymphe, n’est jamais retournée à Héraklion où elle est née. Elles vivent avec « Catherine, une parente éloignée de Nymphe, originaire des villages de la Crète montagneuse » (p. 28), laquelle porte le deuil de son mari, ancien policier installé en Crète : « Tandis qu’en Crète, même s’il n’était pas du coin et qu’il était venu habiter dans le pays de son épousée, il connaissait tout le monde, tout le monde le connaissait, tant les gens infréquentables que les fréquentables, quel que fût le critère choisi pour distinguer le bon grain de l’ivraie. Le plus important est qu’il avait appris au fil du temps qu’en Crète, il fallait tout autant se protéger des bonnes personnes que des mauvaises, quel que fût, de nouveau, le critère adopté pour les reconnaître » (p. 29). La baisse de sa retraite de veuve l’a contrainte à accepter la proposition des deux vieilles dames, et cela introduit le thème politique. Il y a bien sûr un chat dûment nommé Balthazar, et comme moi aussi je frise la mémérisation, voici une photo de chat dont un article sur la Grèce bien ordonné ne saurait se passer. Par économie, j’ai mis un pope avec le chat :

Pope & chat à La Canée.
© Lionel Labosse

Les deux femmes se mêlent donc à la manifestation sur la place Syntagma, et l’auteure creuse un parallèle entre tragédie antique et crise moderne : « Telle devait être, conclut Tiresia, à l’heure actuelle, la poétique de la tragédie, au cœur, précisément, de la première cité à l’avoir jadis conçue et à avoir ainsi acquis le triste privilège de l’immortaliser. Athènes est au sens propre une tragédie : voilà ce qu’avaient écrit sur les banderoles les gens défilant par vagues interminables. Et il ne semblait pas y avoir de cas isolés ou de rôles à part dans cette tragédie moderne : c’était, au sens propre, l’âme d’une ville qui expirait devant elles » (p. 77). « Ce qui était à la fois surprenant et extraordinaire, te disais-tu, c’était que les pierres angulaires de la cité, le dialogue entre citoyens et archontes, et la confrontation avec le pouvoir, ce face-à-face permanent, continuaient d’avoir lieu à l’endroit même où palpitait depuis toujours le vieux cœur d’Athènes, rappelant une fois encore que gouvernés et gouvernants doivent se parler mais aussi s’opposer de manière immuable, humaine, sacrée : corps contre corps, âme contre âme » (p. 84). Le cœur de la plainte des personnages est simple : « Mais pouvait-on qualifier de telle une démocratie qui te volait ta retraite et qui pouvait de nouveau t’enfermer à l’asile, comme tu l’entendais dire ici et là, sans que tu aies fait quoi que ce soit ? » (p. 93). En passant, remarque sur la langue grecque : « Elle tomba des nues quand elle débarqua à Athènes : c’était une autre contrée, un pays étranger. Les expressions utilisées dans son village crétois, par exemple, n’étaient pas les mêmes que celles employées à la capitale. C’était comme s’il y avait deux langues grecques, avec la même prononciation, mais des sens différents. D’autres fois, c’était comme s’il y avait deux mots pour exprimer la même chose – quel malheur, quel embrouillamini ! » (p. 105).
Le fils de Catherine, Takis, a viré néonazi, et terrorise la femme de ménage, une immigrée égyptienne. Oreste, le fils de Nymphe et d’un député qui l’a quittée, a intégré un groupuscule gauchiste qui exigeait qu’il rompe avec sa famille, sauf qu’il a maintenu en secret un lien avec sa mère, ce qui lui vaut d’être laissé tombé quand il se fait appréhender par la police pendant la manif, alors qu’il vient, stupéfait, d’y voir sa mère. Il s’est exprimé contre les exactions de la branche violente du groupe, ce qui le met aussi sur la sellette. Il tente de justifier l’incendie d’un cinéma : « Moi aussi j’ai aimé le septième art, maman. Mais qu’est-ce que l’incendie d’un cinéma au regard des dizaines de suicides de ces dernières années, au regard de ces vies brisées à jamais, au regard de ces gens chassés de leur foyer par la crise, de ces personnes âgées que la maigre retraite a poussées à la mendicité, de ces jeunes qui n’ont plus de travail en Grèce, qui partent à l’étranger en chercher un, qui fuient pour ne plus jamais revenir ? » (p. 161). Une phrase à rapprocher de la crise du Covid en 2020, où l’on a stoppé l’économie de la Crète par exemple, alors que le virus n’y a fait qu’un mort : combien de morts à cause du confinement ? Question déplacée qui vous fait taxer de « négationniste du covid » ! Le titre est expliqué p. 170 : il s’agit d’une icône miraculeuse d’une église du même nom : « On y voyait dépeinte l’humiliation de Dieu devenu homme et ayant subi la Passion, et la référence latente à l’espoir de la résurrection ». Ce n’est sans doute pas celle-ci, mais une recherche Internet me mène sur une magnifique icône du XVe siècle d’Andrea Pavias représentant une Crucifixion, avec en bas à droite le thème des soldats jouant aux dés la tunique du Christ, dont vous savez que je suis le spécialiste mondial auto-proclamé !

Crucifixion. Icône d’Andrea Pavias (XVe siècle).
© Wikicommons

Les deux vieilles sont récupérées par un personnage de la rue plus ou moins louche qui semble diriger un groupe de mendiants et leur assigne des places de trottoir. Apparemment rien ne les empêche de rentrer chez elles, où Catherine et le patriarche les recherchent, mais elles s’installent dans la rue, ce qui nous vaut un discours gauchiste : « Nous que la ruine économique du pays a contraints de vivre dans la rue, voilà qu’on nous a appelés les “nouveaux sans-abri” : quelle belle formule pour parler du meurtre de notre vie d’avant ! C’est un assassinat d’un nouveau type : l’auteur du forfait n’a pas de compte à rendre à la justice ; il vit le plus tranquillement du monde sans courir le risque d’être mis derrière les barreaux » (p. 181). Après une intrusion violente de son fils Takis dans l’appartement, Catherine rentre en Crète, décidée à vivre de sa petite retraite et de sa terre. Un récit mythique remémore le passé crétois : « Deux générations plus tard, suite à de multiples accouplements entre les filles d’Europe et des dieux à forme de taureaux, naîtrait le fameux Minotaure. La mort du monstre et de ses conquêtes féminines dans sa prison tortueuse, le labyrinthe crétois, marquerait la fin de cette lignée mythique, mais aussi l’achèvement de la civilisation minoenne et la soumission de la Crète à Athènes. » Une variante du mythe est esquissée : « Dépassant sa pudeur virginale éphémère et toute élucubration naïve, Europe se transformait en un Minotaure femelle, le corps nu, puissant et indécent, surmonté de sa tête cornue. Éternellement emprisonnée dans le labyrinthe, elle se nourrissait de la chair de jeunes filles et de jeunes garçons, comme si l’on devait toujours punir la jeunesse pour sa beauté » (p. 238). Takis mène son parti d’extrême droite Aube dorée à des victoires électorales en mai et juin 2012. Sans le dire à sa mère, il fait une tournée en Crète, où il se fait chasser par des vieillards au nom de la mémoire des exactions nazies, parce que « son parti ressemblait trop à celui des criminels ayant envahi l’île pendant la Seconde Guerre mondiale. Takis et ses hommes étaient la copie conforme de ces soldats nazis qui avaient exécuté des centaines d’otages, des hommes mais surtout des vieillards, des femmes et des enfants » (p. 258). « On voyait une marée de drapeaux grecs, ainsi qu’un étendard rouge et noir arborant une figure géométrique appelée méandre qui rappelait la croix gammée » (p. 257). Les deux vieilles finissent par réintégrer leur appartement, qui devient une sorte d’Armée du Salut où elles accueillent tous les chats écorchés de la crise…

Et voilà pour ce voyage en plein délire corona. Zeus seul sait où je traînerai mes guêtres aux prochaines vacances…

Lionel Labosse


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