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Tantes & tontons / neveux et nièces

La relation avunculaire en littérature et au cinéma

En marge des Faux-Monnayeurs d’André Gide

mercredi 17 mai 2017

La lecture des Faux-Monnayeurs d’André Gide au programme de Terminale L en 2016-2018 m’a suggéré une drôle d’idée : consacrer un article à la relation avunculaire en littérature et au cinéma. En effet, la relation avunculaire (entre oncle ou tante et neveu(x) ou nièce(s)), est une relation familiale méconnue en Europe, mais connue en anthropologie, notamment africaine, sous le nom d’avunculat (terme et notion étudiés par Claude Lévi-Strauss). À l’instar de la relation cousinale, la relation avunculaire est souvent très proche, substitut de la relation parentale, soit que le père (ou la mère) soit mort(e), soit que leur caractère soit trop distant et que l’enfant trouve davantage de satisfaction dans cette relation de substitution. Une variante est la relation avec les grands-parents, cas fréquent lors d’un décès prématuré des parents. Les amateurs de mots rares apprécieront aussi le fosterage ou confiage, consistant à confier un enfant pour une durée déterminée, à un membre de la famille. Une autre variante prolifique à l’époque où l’homosexualité était socialement condamnée, était l’adoption d’une jeune personne par une personne plus âgée, procédure qui fut utilisée également par des hétérosexuels réticents au mariage. L’intérêt principal dans les milieux intellectuels, était la possibilité de transmettre des droits artistiques ou culturels à un ayant-droit de son choix. On peut citer les exemples fameux de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir, respectivement avec Arlette Elkaïm-Sartre et avec Sylvie Le Bon de Beauvoir. Mais revenons à l’avunculat. Cet article n’est qu’une ébauche. Envoyez-moi vos suggestions pour l’enrichir d’autres occurrences avunculaires.

Plan de l’article
Quelques cas littéraires et artistiques en vrac
Relations avunculaires au cinéma
André Gide et ses oncles et tantes
Un cas clinique : Le Guépard, de Giuseppe Tomasi di Lampedusa et son adaptation au cinéma par Visconti.

Quelques cas littéraires et artistiques en vrac

Avec Georges Duby (Guillaume le Maréchal ou Le Meilleur chevalier du monde, Georges Duby, Fayard, 1984), on peut remonter aux récits de chevalerie, qui présentent des amitiés avunculaires pour une raison simple expliquée dans cet extrait : « la femme était d’ordinaire, dans le couple, de plus haut parage que son mari. Pour se pousser dans le monde, les garçons se tournaient par conséquent volontiers du côté de leur lignée maternelle ». Une rareté crétoise du début du XVIIe, Erotocritos, de Vicenzos Kornaros, nous fournit un bel exemple d’amour avunculaire : deux armées décident que le combat indécis soit réglé par une lutte à mort entre les champions de chaque camp. Erotocritos se propose côté Athènes, et un jeune neveu se sacrifie pour le roi ennemi, ce qui lors de sa mort donne une belle et longue scène : « Avec un regard pitoyable, il dit à voix basse : « Mon oncle, je meurs » et aussitôt il rendit l’âme, ses yeux se fermèrent, ses membres devinrent rigides. Quand son âme s’en alla et quitta son corps, un grand tonnerre se fit entendre dans le ciel et une sombre nuée entoura le corps du jeune mort. Les Vlaques pleurèrent, se frappèrent la poitrine, manifestèrent leur chagrin et ceux qui s’approchaient de lui le couvraient de larmes. Plus que tous, le roi avait un visage affligé, assombri de nuées. Il ôta les fragments d’armure de la tête et du corps d’Aristos, approcha tristement sa bouche de la sienne, l’embrassant, le caressant mais restant inconsolable » […] « Il vit le visage devenu livide, les yeux clos, les membres rigides, les mains glacées. Et cette tête blonde toute sanglante dont les lèvres ne laissaient sortir aucune parole. Il se tirait la barbe et les cheveux, le pleurait tristement et ne se lassait pas de faire l’éloge d’un tel jouvenceau. Ce n’était pas sa puissance ni sa richesse que le roi regrettait, mais ce brillant jeune homme fauché à la fleur de l’âge » […] « Seul le chagrin de l’oncle était inconsolable, ses yeux pleuraient, il parlait sans cesse et, à chaque pas, il s’approchait du cercueil et l’embrassait. D’une voix pitoyable, il disait : « Beau-fils, relève-toi et viens à mon secours. Choisis ton arme, un cheval, une lance et lutte contre la Mort. Ne la laisse pas te vaincre. Aristos, comment as-tu pu laisser Charon te prendre ? Comment ta beauté va-t-elle aller chez Hadès pour se flétrir ? » (p. 211-213).
Jean-Jacques Rousseau, dans le livre I de ses Confessions (1782), relate son expérience relativement décevante chez son oncle Bernard, une fois orphelin de mère puis rejeté de son père. Cela dure trois ans, mais il n’en retire rien de particulier, car tonton le confie à un pasteur. L’illustre Voltaire vécut en couple avec sa nièce Marie-Louise Mignot dite Mme Denis, son amante à partir de 1944 et sa légataire, que Casanova rencontra à Ferney. Dans la 3e époque de Monsieur Nicolas (1796), de Nicolas Rétif de La Bretonne, est évoquée comme une historiette, la jalousie amoureuse de l’oncle curé de Marguerite, une femme de quarante ans qui donnera un enfant au très jeune Nicolas : « Mon oncle devint jaloux de moi ; mais, retenu par la honte, il n’osait témoigner ses vilaines idées ; ou peut-être les combattait-il de toutes ses forces ; c’est ce que je crois. Je voyais alors fréquemment à la maison M. Rousseau, qui, se destinant à être maître d’école et notaire, recherchait son curé. Je pris du goût pour lui. Mon oncle s’en aperçut, à la joie que je témoignais lorsque je voyais entrer ce jeune homme, à ma gaité, pendant le dîner ou le souper, lorsqu’il le retenait. Il s’aperçut aussi qu’il m’aurait aimée, mais qu’il n’osait laisser paraître son penchant, de peur de lui déplaire. Il partit de là. Il confia comme en confidence, à M. Rousseau, qu’il ne voulait pas que je me mariasse, qu’il se proposait de me faire religieuse, et que tous ses arrangements étaient pris pour cela ; qu’il ne pardonnerait jamais à un jeune homme qui chercherait à les déranger, en parlant de mariage à sa nièce » (p. 228). On connaît aussi l’amour désespéré du caduc Don Ruy Gomez de Silva pour sa nièce Doña Sol dans Hernani (1830) de Victor Hugo, qui lui préfère un jeune proscrit. Dans Les Burgraves, le vieux Job éprouve un amour paternel pour Régina, fille de sa nièce : « Ta mère était ma nièce et t’a léguée à moi ». C’est l’écho du déchirement de Hugo à donner sa fille Léopoldine à Charles Vacquerie, écho aussi de l’amour excessif de Triboulet pour sa fille Blanche dans Le Roi s’amuse. Dans La Joie de vivre, d’Émile Zola (1884), la petite Pauline orpheline, est recueillie par son oncle et sa tante, et tombe aussitôt amoureuse de son cousin Lazare ; elle passera sa vie à se dévouer pour ces ingrats qu’elle aime plus que sa propre famille. La fortune littéraire est relativement riche, et nous nous pencherons plus particulièrement sur les cas où cette relation est mâtinée d’homosexualité. On songe au couple Jacques Collin / Lucien de Rubembré dans Splendeurs et Misères des courtisanes, dont nul ne peut préciser la nature. L’ancien bagnard tente de faire passer Lucien pour son fils, mais il est surtout son protecteur, et c’est un amour à sens unique. Plus récemment, on peut mentionner le roman Mikaël, d’Herman Bang et le film Michaël de Carl Theodor Dreyer. On pense au baron de Charlus de Marcel Proust, qui semble transmettre à son neveu Robert de Saint-Loup le gène de l’homosexualité, ou plutôt de l’inversion pour utiliser un mot d’époque. Dans Maurice, de E. M. Forster, j’ai appris que la Symphonie n°6 dite Symphonie pathétique de Tchaïkovsky était dédiée à son neveu Vladimir Lvovitch Davydov dont « Tchaïkovsky était tombé amoureux ». On pense au tonton « hormosessuel » de Zazie dans le métro, si inoffensif que la mère de Zazie a toute confiance en cet oncle scandaleux. Louis Malle, en rebaptisant Marceline Albertine, fait une allusion à Marcel Proust et à son personnage Albertine, inspiré de son chauffeur / secrétaire Alfred Agostinelli. Le contre exemple nous est fourni par William Shakespeare, dont le célèbre Hamlet propose un oncle assassin du père. Dans Le Bruit et la Fureur (1929), William Faulkner évoque une famille entière plongée dans la décadence sudiste, avec ses serviteurs noirs. Jason, l’un des quatre frère et sœur du couple Compson, borné et profondément raciste, finit par se charger de l’éducation, ou plutôt du redressement moral de sa nièce Quentin, fille bâtarde de sa sœur Caddy, qui l’a abandonnée contrainte et forcée par la famille, mais envoie toujours de l’argent pour son éducation, argent détourné par Jason. Il la méprise comme il méprisait sa mère Caddy, tente de la battre, et finit par causer sa fuite, et le vol de l’argent qu’il a détourné. Il y a d’ailleurs un autre oncle, celui de la génération précédente, l’oncle Maury, qui utilisait Caddy et Benjy, le frère débile, comme facteurs dans sa relation avec une voisine (cf. Folio, p. 31). Benjy est d’ailleurs un surnom donné à ce garçon, qui portait auparavant le même prénom que son oncle Maury, de même que Quentin, la fille de Caddy, porte le même prénom que son autre oncle Quentin, qui s’est suicidé le jour du mariage de sa sœur, pour qui il éprouvait une passion incestueuse. La relation avunculaire est donc structurante dans ce roman. Voilà la 1re phrase de la 3e partie du roman, où l’oncle Jason parle de sa nièce : « Quand on est née putain, on reste putain ». Quentin se rebelle, et se retrouve « presque nue » quand son oncle tente de prendre la main sur elle (p. 221). Elle le traite de « sacré sale vieux bougre ». Quentin est censée « grandir sans jamais savoir qu’elle a eu une mère » (p. 238), source de son attitude. « Tel oncle, telle nièce. Ou telle mère. Je ne sais ce qui serait le pire », dit Caroline, la grand-mère (p. 349).
En 2018 Gallimard publie 1914-1918 Françoise Dolto veuve de guerre à sept ans, de Manon Pignot & Yann Potin, dans lequel on est stupéfait d’apprendre que la future prêtresse de la pédopsychanalyse avait vécu une relation amoureuse avec son oncle à l’âge de 6 ans.
Dans Voyage au centre de la terre, roman pour l’instruction de la jeunesse, Jules Verne campe une relation apparemment très lisse entre un pur savant à teneur en sexualité garantie à 0 % et son neveu Axel ; cependant la façon dont l’oncle entraîne le neveu dans les entrailles de la terre sans aucun égard pour son amour naissant pour Graüben laisse la porte ouverte à des interprétations psychanalytiques… Cela semblait une préoccupation importante chez Verne, car déjà un an avant, dans Paris au XXe siècle, qui ne sera publié que longtemps après sa mort, le personnage principal, le jeune Michel, sera confronté à deux oncles, l’un aimant, l’autre hostile, le jeune garçon étant tombé amoureux transi au premier regard d’une jeune pucelle que lui présente le bon oncle. Ces bizarreries sont l’ombre portée d’une possible homosexualité de l’auteur, étudiée dans cet article. Nous en avons relevé maints indices.
L’auteur haïtien René Depestre, dans la première nouvelle éponyme du recueil Alléluia pour un femme-jardin (1981), raconte la relation très érotique du narrateur âgé de 16 ans avec sa tante Isabelle, liaison qui « dura deux belles années » (p. 35) : « À Isa aussi nue que la lumière, je dis à quoi je songeais alors qu’elle avançait devant moi dans le sentier. Sans aucune honte, avec une souveraine simplicité, elle écarta les cuisses pour que je célèbre avec les mots frais de mes seize ans la gloire de son sexe ! » (p. 34) ; « Et ma langue s’affina pour marquer les secondes du temps lumineux de son vagin. C’était un sexe au clitoris souple et vibrant, à la vulve bien ouvrée, comestible, fruitée, gonflée d’émotions. J’étais greffé à sa richesse déhiscente qui s’ouvrait à ma dégustation comme un fruit prodigieux qui, avec sa soie grège, son regard profond et humide, ses dents veloutées, le modelé de ses belles et fortes lèvres, ses pommettes hautes, était un second visage qui rythmait, jouait, exprimait jusqu’à l’extase la saveur, la beauté, la joie et la grâce indestructibles de l’espèce » (p. 30). Ce récit (peut-être en partie autobiographique) est un exemple de la différence que l’on fait désormais entre pédophilie incestueuse féminine (oh ! quelle passion romantique) et masculine (Oh ! Le satyre, le Gabriel Matzneff, haro sur le baudet). Le récit sur le fait est parfois enthousiaste, mais vienne le désamour, et la « victime » consentante est autorisée par la loi à faire de son amant un monstre aux yeux de l’opinion publique. La suite des nouvelles est surtout constaté, comme le titre l’indique, au goût pour la sexualité hétérosexuelle des Haïtiens.

Relations avunculaires au cinéma

Au cinéma, citons le chef-d’œuvre (pléonasme !) de John Ford, La Dernière Fanfare (1958), dans lequel Spencer Tracy incarne un maire intègre (oxymore !) qui livre la campagne électorale de trop. Son fils est un idiot égoïste, mais son neveu, le superbe Jeffrey Hunter, admire son oncle et l’aime pour deux (en tout bien, tout honneur : c’est un film de John Ford !). Deux ans auparavant, le même Jeffrey Hunter, alors âgé de 30 ans, jouait dans La Prisonnière du désert, du même John Ford, le rôle d’un tout jeune homme, Martin Pawley, qui, suite au massacre de sa famille (ses parents adoptifs et ses sœurs), se met au service de son oncle (adoptif, donc), Ethan Edwards (John Wayne), cinq années durant, pour chasser les Comanches et retrouver sa sœur survivante. Son oncle l’aide à obtenir la main de sa fiancée, qui entretemps avait fini par se trouver un homme moins attiré par son oncle. Il semblerait que l’avunculat soit à creuser chez Ford… Dans Viridiana (1961) de Luis Buñuel, l’héroïne éponyme est une novice convoitée par son oncle, qui lui trouve une ressemblance frappante avec son épouse, morte lors de sa nuit de noces. Il la drogue et renonce au dernier moment à abuser d’elle après l’avoir habillée de la robe de mariée de sa tante. Ne parvenant pas à la convaincre, il se pend. Viridiana renonce alors à retourner au couvent et tente de cohabiter avec son cousin bâtard, que l’oncle a reconnu juste avant de se tuer. Elle héberge des mendiants, qui se révèlent ingrats et violents. Elle finit par se rendre à l’évidence, et rejoindre son cousin dans sa vie scandaleuse avec sa bonne. La séquence de la tentative de séduction de l’oncle jusqu’à sa mort, avec le thème du fétichisme de la robe de mariée, serait intéressant à passer en classe. Tristana (1970) est une lourde adaptation du roman éponyme de Benito Pérez Galdós publié en 1892, que j’avais lu à l’occasion d’un voyage aux Canaries, et dont je ne conservais aucun souvenir, mais que j’ai relu pour l’occasion. À noter que Viridiana était également une adaptation d’un roman du même, intitulé Halma, mais introuvable. La jeune Tristana (Catherine Deneuve) est recueillie par son vieux Don Juan d’oncle, Don Lope (Fernando Rey, qui jouait déjà l’oncle de Viridiana), qui la respecte mais lui impose une relation amoureuse et sa conception de la vie d’athée noceur. Elle le délaisse pour un jeune peintre, Horacio, rencontré par hasard, mais une maladie la ramène chez lui, où elle est amputée d’une jambe. Il la respecte, l’épouse, mais subit ses rebuffades. Dans le livre, Don Lope n’est pas l’oncle de Tristana, juste un ami de ses parents, qui d’ailleurs a sacrifié sa fortune pour les sauver après une faillite. Il n’avait pas du tout prémédité ce cadeau qui lui arrive par la volonté de la mère de Tristana, de lui confier le sort de celle-ci. On trouve juste une allusion à ce type de lien de famille : « Dans le voisinage, et parmi les rares personnes qui débarquaient un moment chez don Lope pour faire une visite ou pour espionner, il y avait des versions pour tous les goûts. On voyait l’emporter tour à tour, sur ce point capital, telle ou telle opinion ; durant un laps de temps de deux ou trois mois on tint pour vérité d’Évangile que cette demoiselle était la nièce de notre personnage. Aussitôt après perça la tendance – qui se généralisa rapidement – à croire qu’elle était sa fille, et il se trouva des voisins qui lui avaient entendu dire papa, comme les poupées qui parlent » (éd. GF-Flammarion, p. 37).
La Vie privée d’Hitler (1962) de Stuart Heisler (1896-1979) est un film difficile à supporter, qui tente une interprétation psychologue de l’attitude d’Hitler (Richard Basehart). Il est d’abord très attiré par sa nièce Geli, qu’il finit par faire assassiner à Munich, malgré l’attitude ambiguë de la jeune fille, puis tombe amoureux d’Eva Braun, mais parce que toutes deux lui rappellent sa mère. Son médecin le juge impuissant et mégalomaniaque, mais ne parvient pas à lui faire évoquer ses problèmes. Bref, un film un peu caricatural et simplificateur, qui considère les criminels de guerre nazis comme des monstres, à l’opposé de la thèse qu’Hannah Arendt exposerait deux ans plus tard, sur la « banalité du mal ».
L’Ombre d’un doute (1942), le film préféré d’Alfred Hitchcock, nous fournit un cas limite. L’oncle Charlie (Joseph Cotten) a une relation privilégiée avec sa nièce (Teresa Wright) à laquelle sa sœur aînée a donné le prénom de son frère chéri, de sorte qu’ils sont « comme des jumeaux ». Cette sœur idéalise leur enfance, et sa fille aussi par procuration, car bien qu’ils ne se connaissent guère, elle rêve que son oncle s’installe chez eux, ce qui arrive par inadvertance au moment même où elle allait lui envoyer un télégramme pour le prier de venir, ce qui nous vaut une amusante stichomythie avec la postière sur télépathie et télégramme. Or cet oncle est recherché par la police, car il est l’un des deux suspects dans une affaire de meurtre de veuves riches. C’est la raison pour laquelle il a fui (en vain) New York pour la petite ville et la famille typiquement américaines de Santa Rosa en Californie et de sa sœur. Pendant la première moitié du film, connaissant Hitchcock, on croit qu’il s’agit de la nième occurrence dans son œuvre du thème du faux coupable ; mais justement cette fois, c’est non. L’autre suspect est appréhendé mais meurt accidentellement avant qu’on ait pu l’interroger, de sorte que Charlie est innocenté, sauf qu’entretemps, sa nièce Charlie est la seule à avoir compris la vérité en menant sa petite enquête (compliquée par le fait qu’elle tombe amoureuse d’un des flics), et l’oncle Charlie lui a avoué la vérité en se justifiant avec le plus grand cynisme. Il lui a retiré la bague, pièce à conviction qu’il lui avait imprudemment offerte, mais elle la retrouve en fouillant sa chambre (sa propre chambre prêtée à l’oncle pendant son séjour). Hitchcock et son scénariste s’amusent à brouiller les cartes, et à faire passer cette relation ambiguë par tous les degrés, de la fascination à la haine. Charlie tente d’assassiner sa nièce à trois reprises, mais c’est lui qui tombe du train, motif là encore hitchcockien de l’assassin assassiné, déjà vu dans Chantage (1929), repris dans Le Crime était presque parfait (1954) et encore dans l’ultime opus du maître, Complot de famille (1976). La petite sœur Ann, génie précoce, ne s’en laisse pas conter par tonton, et fournit un antidote à la fascination que peut subir une nièce candide. Le don de la bague était ambigu de la part de l’oncle, et quand Charlie la retrouve et la remet à son doigt (alors qu’elle sait qu’elle appartenait à une veuve victime de l’oncle serial killer), dans le but de signifier à son oncle qu’il doit (qu’il doigt ai-je envie d’écrire !) quitter la ville, c’est une sorte de mariage démoniaque à la vie, à la mort, comme le symbolise la lutte finale à bord du train. La jeune fille vient quand même – et sciemment – de subir deux tentatives de meurtre, et elle préfère régler ça elle-même. Les critiques pointent avec raison l’appartenance de ce film au mythe de Dracula. L’article de Wikipédia rapporte une citation d’Hitchcock : « L’oncle Charlie aimait beaucoup sa nièce mais toutefois pas autant qu’elle l’aimait. Mais elle a dû le détruire car n’oublions pas qu’Oscar Wilde a dit : « On tue ce que l’on aime. » »

Vous trouverez sur le site SensCritique une liste de 15 films traitant de cette relation, dont la plupart ne nous intéressent guère, car la relation avunculaire n’y a qu’un sens anecdotique.

André Gide et ses oncles & tantes

Dans Si le grain ne meurt, récit autobiographique d’André Gide, l’oncle Charles, seul frère survivant du père d’André, est brossé en quelques lignes, mais les notes de l’édition Pléiade nous apprennent que cet oncle joua un rôle remarquable pour Gide, et d’évoquer les « oncles » de Lafcadio des Caves du Vatican, mais point l’Édouard des Faux-Monnayeurs. Une lettre de cet oncle citée dans La Jeunesse d’André Gide de Jean Delay, nous apprend quel fut son rôle moral, notamment dans la rigueur de la foi protestante. Au début de son second voyage en Afrique du Nord, Gide, qui s’est naïvement confié à son oncle Charles à propos de ses frasques avec Mériem, reçoit une lettre intégralement citée par Jean Delay, où le puritain tonton remet les pendules à l’heure : « On ne peut nier que cette histoire ne soit la marque d’un détraquement absolu du sens moral. Faire l’amour par besoin physique, ce n’est certes pas beau […]. Mais aller chercher une femme sans avoir pour excuse l’instinct et pour faire une sorte d’expérimentation physiologique et psychologique [...] – ceci est le dernier degré de la démence morale […]. Avec ce raisonnement-là d’ailleurs, ce n’est pas seulement l’acte sexuel, mais les vices contre nature qui pourraient aussi bien être recherchés et expérimentés dans un esprit de curiosité scientifique ou d’éducation morale. » Clairvoyance avunculaire ! Mais les oncles sont aussi pourvoyeurs de cousins souvent moins rabat-joie que les frères : « Albert Démarest proposa de faire mon portrait. J’avais pour mon cousin, je l’ai dit, une sorte d’admiration tendre et passionnée ; il personnifiait à mes yeux l’art, le courage, la liberté ; mais, bien qu’il me témoignât une affection des plus vives, je restais inquiet près de lui, arpentant impatiemment le peu d’espace que j’occupais dans son cœur et dans sa pensée, soucieux sans cesse des moyens de l’intéresser à moi davantage. » Albert réalise le portrait de Gide en violoniste, mais l’édition ne précise pas ce qu’il en est advenu, et l’on ne trouve pas d’images de ce tableau sur Internet… Albert lui fait « confidence du secret de sa double vie » […] « Albert, malgré son aspect herculéen, était le plus timide des êtres. Il reculait devant le chagrin que pourrait causer à sa mère ce que celle-ci considérerait sûrement comme une mésalliance. » L’oncle Édouard du roman est à la fois le calque et l’inversion du rôle moral qu’eut Charles Gide pour André. Édouard incarne un puritanisme pédérastique, si l’on permet l’oxymore ! Quant à Albert, Jean Delay cite un « tardif commentaire de Gide », dont malheureusement il ne précise pas la référence : « Si mon cousin m’avait initié, au lieu de me laisser m’épuiser tout seul, j’aurais été un excellent père de famille ». Côté tantes, l’aura est moins brillante. Gide évoque surtout sa tante Claire et ses idées reçues de respectabilité. Par exemple, elle impose que l’appartement des Gide, après la mort du père, ait une « porte cochère », pour des raisons « de décence. » Bref, l’avunculat entre l’oncle Édouard et Olivier est plutôt la sublimation d’une relation que Gide aurait aimé avoir dans sa jeunesse, pour compenser la mort de son père.

Le Guépard (1958), de Giuseppe Tomasi di Lampedusa et son adaptation par Visconti (1963) constituent un exemple d’école (donc susceptible de fournir une belle séance par exemple en Terminale L !). Le roman constitue une base déjà intéressante, à laquelle Visconti ajoutera son vernis homophile. Le prestige du Prince Salina, 50 ans, s’effrite à cause du Risorgimento, au profit de son jeune et fringant neveu Tancrède, dont il est aussi tuteur, son frère étant mort en faillite. Au lieu de jouer le rôle de vieux con attendu, Salina admire ouvertement son neveu, et fait de son mieux pour lui passer le flambeau décati de sa vie. « Cela provoquait en Salina un sentiment plutôt cocasse, tissé du coton de sa jalousie sensuelle et de la soie de sa satisfaction devant les succès du cher Tancrède » (p. 92).

Première apparition à l’écran de Delon / Tancrède
Le Guépard, de Luchino Visconti (1963)

Lors de la première apparition de Tancrède / Delon, celui-ci rejoint son oncle dans l’intimité de son cabinet de toilette. Visconti est on ne peut plus fidèle à la scène romanesque. Delon apparaît à l’écran reflété dans le miroir devant lequel l’oncle se rase, comme s’il était le reflet du visage de l’oncle, ce qui réalise la phrase du roman : « Tandis qu’il se rasait la joue droite, il vit dans le miroir, derrière lui, le visage d’un jeune homme, un visage maigre, distingué, avec une expression de moquerie craintive. » Tancrède annonce qu’il rejoint les garibaldiens, ce qui provoque la colère de l’oncle, vite maîtrisée par la tendresse de la caresse sur la joue qui suit la poignée de main.

L’étalon et son poulain.
Le Guépard, de Luchino Visconti (1963)

Sur le mur, à gauche, une gravure représente un cheval et un poulain ! Manière de métaphoriser l’astéisme avec lequel Tancrède félicite son oncle sur ses frasques sexuelles d’étalon dans les bordels de Palerme : « C’est du beau, à ton âge ! et en compagnie d’un très Révérend Père ! Des ruines libertines ! » Visconti a balayé toutes les remarques douces-amères du roman, du style : « l’œil de son neveu le regardait avec l’affection ironique que la jeunesse accorde aux personnes âgées » (p. 78), ou dans cet extrait : « Il était vraiment trop insolent et croyait pouvoir tout se permettre » (p. 31). En revanche, il a ajouté, à deux reprises, l’appellation affectueuse « Mon petit oncle », dont une juste avant la phrase proverbe du roman et du film : « Si nous voulons que tout reste tel que c’est, il faut que tout change » (p. 32). La capture d’écran ci-dessus montre un nouveau jeu de miroir, où l’on dirait que l’oncle, en même temps que sa main caresse la joue de Tancrède, le baise au front.

Delon / Tancrède et ses mimiques.
Le Guépard, de Luchino Visconti (1963)

La seconde apparition de Tancrède est en uniforme militaire d’apparat. Tancrède a délaissé les révolutionnaires pour intégrer « l’armée régulière de Sa Majesté le Roi de Sardaigne, pendant quelques mois encore, d’Italie dans peu de temps » (p. 158). Visconti prend plaisir à filmer le beau militaire, sur un fond de miroir doré, lui faisant exploiter toutes les octaves sur le clavier de son expressivité.

Fabrice devant Le Fils puni
Le Guépard, de Luchino Visconti (1963)

La scène du bal clôt le film, alors qu’elle ne constitue que la 6e des 8 parties du roman. Elle dure 46 minutes, et est constituée de 12 sous-séquences plus l’épilogue, selon l’étude de Laurence Schifano (Le Guépard, Luchino Visconti, étude critique par Laurence Schifano (Nathan, Synopsis, 1991)). La valse d’Angelica et du Guépard constitue le centre de la séquence, à la 23e minute, et c’est la seule sous-séquence qui ne soit pas symétrique d’une autre. Cette scène a donné lieu à de savants commentaires, notamment la scène de la bibliothèque et de la méditation autour du tableau de Greuze, La Mort du juste (ou plutôt Le Fils puni). La mise en abyme y est vertigineuse, et occupe plusieurs amples plans ; le thème de la sueur et des déjections qui salissent les draps du mort est d’ailleurs repris vers la fin de la séquence du bal, lorsque l’oncle s’isole à nouveau, et se retrouve devant une étrange salle peuplée de pots de chambre pleins d’urine. Visconti était d’ailleurs obsédé par les détails, et pour cette séquence de bal, faisait éclairer les salles par de vraies chandelles, faisait venir des fleurs fraîches tous les jours, et je vous laisse penser pour ces pots de chambre véristes ! Je me permettrai d’ajouter un niveau d’interprétation aux analyses courantes de la séquence.

Scène de genre devant une scène de genre : Tancrède, Fabrice et Angelica
Le Guépard, de Luchino Visconti (1963)

Quand Tancrède et Angelica entrent dans la bibliothèque, Tancrède lance cette phrase dans le roman : « Mon oncle, tu es en grande beauté ce soir. L’habit te va à la perfection. Mais qu’est-ce que tu regardes ? Tu courtises la mort ? », qui devient dans l’adaptation : « Angelica voulait te saluer. Pourquoi restes-tu ici tout seul ? Mais qu’est-ce que tu regardes ? Tu fais la cour à la mort ? » L’ironie et les pensées du prince présentes dans le roman (« Ils souriaient tous trois ; don Fabrice se demanda s’ils avaient comploté cette proposition pour lui faire plaisir ou pour se moquer de lui. ») sont gommées du film, et la nervosité comme la sueur qui perle au front du beau Delon accréditent son affirmation que le roman présente plutôt comme une galanterie : « quand on a un oncle aussi beau et fascinant que le mien, il est normal d’en être jaloux. » Les deux paires de chandeliers qui encadrent le tableau soulignent la symétrie des scènes de genre.

Oncle & neveu : une femme entre eux !
Le Guépard, de Luchino Visconti (1963)

Angélique-Claudia vampe & convainc tonton Fabrice de danser avec elle, sous les yeux fascinés & jaloux du neveu Alain-Tancrède, dont on se demande s’il jalouse son oncle ou sa fiancée, et si la caméra de tonton Visconti zoome pour Burt ou pour Alain ! Laurence Schifano évoque une « relation amoureuse triangulaire » (p. 85) entre Angelica, Fabrice et Tancrède, et remarque que toutes les scènes entre Tancrède et Angelica sont vues par Fabrice.

La chaise vide du « camérateur »
Le Guépard, de Luchino Visconti (1963)

À propos de cette scène où Angelica va être rejointe par Tancrède dans une chambre et où il l’étreint sur un lit non fait, Laurence Schifano voit dans le fauteuil vide autant que dans les tableaux d’ancêtres, la présence d’un être absent symbolisant ce regard de Fabrice. J’aurais plutôt tendance à voir dans ce fauteuil voyeur de la scène la plus érotique du film, une chaise de réalisateur, et la matérialisation de ce que j’appelle « camérateur ». C’est donc une relation quadrangulaire où le camérateur s’insère derrière l’épaule de son personnage.

Fabrice devant Le Fils puni
Le Guépard, de Luchino Visconti (1963)

Mais avant cette réplique, Visconti invente une scène qui redouble la mise en abyme, puisque, faisant écho à l’attitude des femmes qui entourent le mort dans le tableau, Tancrède-Delon s’empare avec émotion de la main de Fabrice-Lancaster, dans une belle image à la Greuze qu’on pourrait intituler : « Le vieil oncle et son neveu aimant ». Il y a alors plusieurs plans du Prince seul devant le tableau, puis des plans d’ensemble des trois personnages devant le tableau, ce qui donne à cette scène de genre une importance démesurée.

Oncle & neveu : l’oncle récompensé !
Le Guépard, de Luchino Visconti (1963)

À la fin du bal, le Prince souhaite rentrer à pied pour prendre l’air. L’inquiétude aimante du neveu est soulignée par un nouveau festival de mimiques de Delon, dont on imagine bien sûr qu’elles relèvent d’un fantasme du cinéaste sur son bel interprète.

Oncle & neveu : le neveu inquiet.
Le Guépard, de Luchino Visconti (1963)

Il semble y avoir eu une projection du réalisateur sur Burt Lancaster, dont il fera dans Violence et Passion, son avant-dernier film, un vieux professeur amoureux d’un jeune homme joué par Helmut Berger, amant de Visconti et grand rival d’Alain Delon. Helmut Berger a livré des confidences jalouses sur Delon, d’étranges propos sur le fait que Delon aurait utilisé son fils de 5 ans pour attiser l’envie de Visconti de tourner avec lui, comme si sa fascinante beauté ne suffisait pas ! Et quand on lit les confidences de Claudia Cardinale, qui s’amuse à raconter que le réalisateur lui glissait à l’oreille de « mettre la langue » lorsqu’elle embrassait Delon, on s’imagine que le « camérateur » de Visconti était une émanation de son propre désir.

Laurence Schifano confirme mon impression de projection du réalisateur sur le personnage du Prince : « ses proches l’ont si souvent identifié avec le « Guépard », qu’on ne peut que rappeler la remarque d’Alberto Moravia à son sujet : « Il y a toujours eu chez Visconti une certaine difficulté, pour ne pas dire incapacité, à s’exprimer ou à parler de lui-même, à nous dire quelque chose qui le concerne directement. Cette fois, pour toute une série de raisons, qui vont de son origine sociale à son expérience politique, il a su s’identifier au Prince et il a réussi à faire en sorte que son sang coule dans les veines du personnage avec fluidité et abondance… » » (p. 31). Laurence Schifano parle de « complicité virile » entre le Prince et Tancrède, et ajoute que « Entre les deux hommes, le lien familial recouvre un lien narcissique et amoureux » (p. 48). On apprend également que Lampedusa eut un fils adoptif, Gioacchino Lanza Tomasi. L’article de Wikipédia nous apprend qu’il s’agit d’un cousin éloigné, de 38 ans plus jeune (toujours vivant en 2017), qu’il inspira le personnage de Tancrède, s’occupa des droits de son père adoptif, et suivit de près le tournage du film. Voilà une autre relation de type quasi-avunculaire. Le manuscrit du Guépard, jugé impubliable de son vivant, connut un succès posthume.

Merci de me signaler d’autres œuvres qui pourraient figurer dans cet article.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Avunculat et mariage matrilatéral en Afrique noire


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