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Urnettes, prostituées, lesbiennes & bisexuelles, pour la 3e et le lycée

La Voleuse du Père-Fauteuil d’Éric Omond & Yoann

Dargaud, Poisson Pilote, 2002 à 2005, repris en un volume en 2007, 154 p., 23 €

mercredi 17 novembre 2010

Le dessinateur Yoann et le scénariste Éric Omond nous proposent cette superbe trilogie d’aventures politiques, amoureuses et oniriques. Dans un XIXe siècle indéterminé, quatre factions politiques s’affrontent par les armes, par l’amour et par les mots. Les « urnettes » revendiquent le droit de vote, et certaines d’entre elles vont plus loin, comme Andrée alias André, qui revendique son saphisme, et Ariane, l’aventurière fleur bleue dont l’enthousiasme la mène aussi bien dans les bras des filles que d’une sorte de monstre, qu’on pourra prendre comme une allégorie de la découverte de la sexualité par une jeune fille. Une BD à recommander fortement de la 3e au lycée.

Résumé

Ariane Liftier est une jeune fille romantique. Elle désobéit à ses parents pour sortir en secret de la maison bourgeoise familiale (pourtant ses parents ont une faconde tout sauf bourgeoise, on comprendra bientôt pourquoi) et interroger le journaliste André Valentin, qui se révèle être plutôt Andrée Valentine, garçonne et lesbienne, sur l’homme mystère, qui terrorise la ville au nom du « parti passéiste », en dévalisant certains aristocrates modernistes. Elle se bricole un costume à la Fantômas, devient la « Voleuse du Père-Fauteuil » [1] et s’évertue à rejoindre l’homme mystère, pour l’aider dans ses cambriolages et lui dire son admiration. Ariane mène bientôt une triple vie : jeune fille rangée la journée, voleuse la nuit, elle s’engage comme journaliste aux côtés des modernistes, qu’elle finance aussi par ses cambriolages, et devient donc pour le parti opposé l’équivalent de l’homme mystère, qu’elle admire d’autre part ! Ces contradictions de l’amour, de la presse et de la politique concernent la plupart des personnages, et constituent une vision caustique du cloaque politico-médiatique. Ses cambriolages lui permettent de découvrir les dessous du beau monde. Par exemple le chef du parti passéiste, pourfendeur de l’immoralité, possède des gravures érotiques ; l’un des chefs modernistes aime s’habiller en femme, et semble apprécier les amours viriles (p. 112). Les relations d’Ariane et Andrée connaissent aussi des contradictions : Ariane menace Andrée de dénoncer son lesbianisme à ses employeurs passéistes, avant de se livrer à ses bras aimants à la fin du premier tome, justement au moment où, exilée en Bolonie, elle est loin de l’homme qu’elle aime. De même, amoureuse de l’homme mystère, qui semble une sorte de monstre constamment en manque d’une drogue administrée par une scientifique folle et par le président du pays, elle passe outre les menaces de mort proférées par celui-ci, et le soigne quand il a besoin d’elle. Ballottée par l’histoire de ce pays en crise, Ariane sera amenée à découvrir les monde anar des insoumis et des voleurs, ce qui entraîne une révélation sur la provenance de la richesse de ses parents.

Mon avis

La sexualité en général, et pas seulement le lesbianisme, est exprimée dans toutes ses contradictions, ce qui nous semble utile pour des adolescents. L’attraction-répulsion d’Ariane pour l’homme mystère est sans doute très freudienne, telle la scène où l’ayant sauvé et ramené chez Andrée, elle le découvre nu, le caresse, et note que « son sexe a durci », sans plus (il n’y a aucune image dans le livre qui puisse choquer les mères la pudeur). Le personnage d’Andrée permet de donner une image contrastée des lesbiennes, entre son amour contrarié pour Ariane, laquelle est plutôt une bi curieuse et romantique, et son amour plus calme pour Gisèle, la prostituée. Le mot « saphiste » est utilisé dans le texte, à l’exception, sans doute anachronique [2], du mot « les homos » employé p. 122, qui désigne le quartier des « pointeurs » dans la prison malheureusement, en fait de « pointeurs », l’image ne montre que la présence d’Andrée. L’homophobie est soulignée avec discrétion, et reliée avec finesse au sexisme et au machisme d’une société qui refuse le droit de vote aux femmes. Les policiers et les commères de quartier se révèlent capables de l’homophobie la plus basse, reprise à la faveur de la vague ultra, par la populace : « une fois élu, il va écraser tous ces merdeux de pédés et d’intellos » (p. 136). Le mot « urnette » reprend plaisamment suffragette. Les parents d’Ariane expulsent dans un premier temps Andrée, qu’ils traitent de « gouinasse », avant de se faire à sa présence, voire de l’apprécier. Vitry-Mollet surpris en femme, témoigne d’une homophobie intériorisée subtilement notée : « Immonde petite saphiste !! Je ne me suis jamais abaissé à des pratiques contre nature, moi ! » (p. 56). C’est surtout la découverte naïve par Ariane de la sexualité, avec les femmes et les hommes qui est remarquable dans cette trilogie, avec l’évolution sur les 3 volumes. Dans le 2e volume, Ariane et Andrée constituent une sorte de couple : « Nous nous sommes dirigées vers la maison d’Andrée et j’avais l’étrange sentiment de rentrer chez moi… chez nous ! Les choses s’étaient construites malgré moi ! » (p. 58). La fin est peut-être un peu décalée, avec l’évocation d’une sorte homoparentalité anachronique, mais je ne veux pas vous la dévoiler…
Un intérêt pédagogique majeur de l’album est, incidemment, le rôle de la presse. Régulièrement, on trouve en haut de page des « unes » des quatre journaux représentant les quatre factions politiques, des ultra-passéistes aux insoumis. L’étude des thèmes, du style, de la typographie, des fautes d’orthographe, constituera une séance passionnante pour un cours sur la presse, ou un cours d’histoire, et on remarquera même la bizarrerie que constitue la présence d’accents sur les capitales dans le journal populaire par ailleurs truffé de fautes !

 Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».

Label Isidor HomoEdu

Le hasard me fait découvrir en même temps deux bandes dessinées datant de 2002, que tout oppose formellement, mais qui montrent avec la même sensibilité la découverte de sa propre homosexualité par une jeune femme, et les difficultés que cela entraîne. Indigo blue, de Yamaji Ebine situe son action dans le Japon moderne, avec un style épuré. Ce qui est remarquable dans le cas de La Voleuse du Père-Fauteuil, c’est que deux auteurs hommes aient traité de l’homosexualité féminine avec sensibilité, montrant une capacité d’empathie pour les personnages. On pense aussi à Coyote, autre auteur très mâle dont les personnages lesbiens sont croqués avec finesse. N’est-ce pas réjouissant ?

Lionel Labosse


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[1Ce nom mystérieux désigne tout simplement le cimetière, à l’instar du Père-Lachaise qui constitue le débouché du tunnel secret lui permettant de s’éclipser de chez ses parents.

[2La chronologie est assez floue, puisqu’on est dans un monde imaginaire. La présence d’un parti ultra et l’état très hugolien dans lequel se trouvent les misérables font penser à la Restauration, tandis que le mot « homo » ainsi que la reproduction de tableaux de Gauguin (p. 102) font penser à la toute fin du XIXe ; et « garçonne » et « urnette » au début du XXe.