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Fille ? Garçon ? Non : loup !, pour les 3e et le lycée
Menteuse, de Justine Larbalestier
Gallimard Jeunesse, Pôle fiction, 2009, 396 p., 6,6 €
mercredi 1er février 2012
Micah, 17 ans, étudiante pauvre et noire dans un lycée d’éducation disons ouverte (à la Summerhill ?) de New York, ment tout le temps, y compris à nous, lecteurs de son récit. Est-elle une fille ? un garçon ? hermaphrodite ? ou pire, loup-garou ? En tout cas, elle a une raison de mentir : la mort de Zack, son petit-ami, enfin non, pas exactement, ou peut-être que si… Zack est mort dans des conditions horribles. Et si elle était un loup, pourquoi ne l’aurait-elle pas tué lors d’une transformation, sans s’en souvenir ? Jusqu’à la dernière ligne on se demande sur quelle vérité va déboucher ce labyrinthe de mensonges. En tout cas, en passant, comme dirait Judith Butler, il y a « trouble dans le genre ». Précision utile, j’ai utilisé la réédition de 2011 en format poche, mais le livre était sorti en français en 2010 dans une édition plus luxueuse.
Résumé
Micah change souvent d’école, et pour cause : elle est porteuse d’une « maladie familiale », qui lui fait pousser des poils et l’oblige à prendre la pilule tous les matins pour éviter certaine transformation gênante [1]. Elle est souvent prise pour un garçon, même une fois par un prof, et elle s’amuse à laisser l’erreur suivre son cours. Comme elle court très vite (très, très vite !), elle est repérée par Zach, qui s’entraîne sérieusement, et ils sillonnent de conserve Central Park et tout New York. Zach a une petite amie officielle, Sarah, aussi riche que Micah est pauvre. Zach et Micah se retrouvent souvent pour courir, très longtemps, et peut-être pour autre chose, mais c’est leur secret. En raison de sa maladie, Micah n’est pas censée fréquenter de trop près les garçons, car cela pourrait précipiter ses transformations gênantes. Il y a cependant un loup, c’est que Zach est retrouvé mort, on ne sait pas trop de quoi. La police enquête, les rumeurs courent plus vite encore que Micah. Brandon, un macho crétin du lycée, les a vus, et cafte que Zach avait deux petites amies, ce qui vaudra à Micah l’inimitié, puis l’amitié de Sarah, unies par la mort de leur ami, avec aussi Tayshawn, son meilleur copain. Dès la moitié du livre, Micah crache le morceau : elle est un loup, et donne les précisions omises au long de la première partie, tricote, détricote et retricote un prétendu mensonge sur l’existence d’un petit frère honni. Les trois-quarts de sa famille, mi-loups, mi-humains, vivent à la Henry David Thoreau dans une ferme cachée dans les bois, sans téléphone, et c’est l’avenir promis à Micah. Or elle veut coûte que coûte poursuivre ses études en ville, et pour cela il lui faut éviter les transformations mensuelles, et les limiter aux vacances d’été. Quand ses parents la soupçonnent d’avoir tué Zach, ils se persuadent que la gageure est impossible, mais Micah fait tout pour s’innocenter, en retrouvant le véritable meurtrier…
Mon avis
Présentée par l’éditeur comme « fai[san]t partie d’un cercle d’écrivains à l’origine d’une nouvelle tendance littéraire pour les ados » avec Maureen Johnson entre autres (tiens, on nous refait le coup du « nouveau roman » !), Justine Larbalestier a réussi un bon roman sur le thème traditionnel du loup-garou [2]. On ne lira pas ce livre pour frémir, car à part un certain goût pour l’hémoglobine, les transformations en loup sont racontées de l’intérieur, et tout est fait pour permettre plusieurs lectures selon l’état d’esprit du lecteur. Ces lectures sont notamment suggérées par la prof de sciences, qui aime bien et aide Micah, et tente de coller une explication rationnelle sur la nature de son élève. Première lecture : une maladie terrible qui nous fait peur et nous transforme à notre corps défendant. Dès les premières pages, Micah participe à un test ADN de tous les élèves, fait avec du sang et non de la salive pour mieux t’impressionner mon enfant, comme l’avoue l’auteure dans ses remerciements, mais n’ouvre pas l’enveloppe avant l’extrême fin du livre. Cette peur de lire les résultats d’un test sanguin, ça ne vous rappelle rien ? Et l’impossibilité de voyager qui accompagne la maladie (p. 301) ?Et le lien direct entre le rapport sexuel et la mort de Zach (car les rapports sexuels entraînent la transformation, et c’est le loup qui tue) ?
Deuxième lecture : le trouble d’identité de genre. Micah court mieux qu’un garçon, s’habille et se coiffe court pour ne pas être gênée dans ses mouvements, et comme le croit la prof, préférerait être un garçon, et invente cette histoire de loup-garou (p. 370). Pourquoi aime-t-elle se faire passer pour un garçon ? « Quand tu joues avec les mecs et qu’ils savent que tu es une fille, ils ne te font pas de passes ou ils te traitent comme si tu étais une poupée en porcelaine hyper fragile, ou bien ils essaient de te laminer. Dans tous les cas, c’est l’horreur » (p. 31). Elle ment à Zach, et, la vérité étant impossible à dire, se fait d’abord passer pour « hermaphrodite » (p. 39). Zach n’apprécie pas au début : « tu sais que c’est dégueu ? Si je te croyais, il serait pas question… » (p. 137).
Troisième lecture : allégorie de la puberté puis de la découverte de la sexualité, ce monstre qu’on a en soi, notamment les filles : « autrefois, les femmes avaient tellement de bébés qu’elles n’avaient pratiquement jamais de règles. Mais maintenant, elles n’ont qu’un ou deux bébés, voire pas du tout, et elles les font tard dans la vie, alors qu’elles ont trop de menstruations. Tous ces saignements fatiguent leur utérus » (p. 73). Micah s’étonne de ne pouvoir maîtriser ses pulsions sexuelles, et même s’il n’y aura jamais de pénétration sexuelle, comme il semble de règle dans le roman jeunesse étasunien (vous avez dit « nouvelle tendance » ?), les scènes d’amour sont torrides, justifiées par la nature de Micah. Elle n’a pas du désir pour Zach, elle est « en chaleur » (p. 75), ce qui risque de causer ses transformations, et elle le sait. La pilule quotidienne permet de « retenir le loup au fond de moi » (p. 219). Il y a deux fort belles scènes de trio bisexuel, avec Sarah et Tayshawn, une le jour de l’enterrement de Zach et une après, au cours desquelles, fantasme ou réalité, les trois amis se roulent de profondes pelles (p. 180) et fantasment ou réalisent une relation sexuelle complète sur laquelle, mythomanie du personnage ou pas, l’auteure est forcée de mentir (p. 283/284). Et la phrase : « Zach et moi, on a couché ensemble. On a fait l’amour. Baisé. Niqué » (p. 288), est placée sous le titre : « Mensonge n°7 » ! Dans le même chapitre, on trouve ce cri du cœur : « Le sexe, c’est bestial, c’est animal, c’est incontrôlable. Ce que je ressens quand je baise, c’est pas loin de ce que je ressens quand je chasse, quand j’abats une proie » (p. 291). Les parents de Micah sont contraints à une attitude réactionnaire lorsqu’ils la surprennent avec un garçon (p. 288). Bref, cette polysémie est une grande richesse et nous nous empressons de recommander ce roman pour des élèves disons à partir de la 3e.
On aime aussi le roman pour l’évocation d’une autre Amérique que celle des familles aisées. Micah vit dans un appartement minuscule, et constate les différences entre les élèves : « La plupart des élèves blancs ne croient pas en Dieu ; la plupart des élèves noirs y croient » (p. 18 ; je croyais d’ailleurs que dans ce pays l’athéisme était une exception dans tous les milieux sociaux). Une scène retient notre attention : le « cours de mots dangereux » (p. 146). Un auteur intervenant évoque la censure qui pourrait frapper « un livre sur deux pingouins mâles qui tombent amoureux ». Micah se demande « si c’était un vrai livre » (p. 150). Nous avons la réponse : oui ! (voir Et avec Tango, nous voilà trois !).
– Cet ouvrage bénéficie du label « Isidor ».
Voir en ligne : Le site de Justine Larbalestier (en anglais)
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[1] Les curieux de tératologie penseront à l’hypertrichose de la fameuse Tognina Gonsalvus ou de son père.
[2] Cette « nouvelle tendance » ne me saute pas aux yeux. Dans l’interminable remerciement à la fin de l’ouvrage, l’auteure se vante d’avoir utilisé « Scrivener, un logiciel d’écriture génial et indispensable » (p.388). Bigre ! Avec ça, que n’eût pas écrit Victor Hugo !