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« L’amour en petites grappes aux raisins qu’on arrache », pour les 3e et le lycée
Les Yeux ouverts, de Didier Torossian
Les 400 coups, 2007, 152 p., 12,5 €.
samedi 15 décembre 2007
Il n’est jamais trop tard pour bien faire ! Pour quelle mystérieuse raison le génocide vieux d’un siècle perpétré par les Turcs sur les Arméniens, n’avait-il jamais inspiré à un éditeur jeunesse l’idée de publier un roman original écrit en français ? Hormis l’excellent et déjà ancien Loin de chez moi, de David Kherdian (l’École des loisirs), traduit de l’américain, ce drame majeur du XXe siècle n’avait donné lieu (en collections jeunesse) qu’à un documentaire, Génocide, l’Arménie oubliée de Muriel Pernin, dans la collection J’accuse de Syros [1]. Depuis 2006/07, l’année de l’Arménie en France a enfin permis de combler cette étonnante lacune. Voir cette bibliographie qui signale un recueil de contes, et un volume de la collection Découverte Gallimard-jeunesse. Voir aussi en bande dessinée, l’excellent Mémé d’Arménie (Petit Polio II), de Farid Boudjellal, récemment réédité chez Futuropolis, qui évoque la mémoire de la grand-mère arménienne de l’auteur, ballotée entre Constantinople, l’Algérie et Toulon, par une fiction dessinée suivie d’un récit historique et biographique de Martine Lagardette. Le Vengeur, de Frank Giroud et Bruno Rocco (2002) traite de l’Opération Némésis et du génocide, mais en arrière-fond d’une péripétie secondaire permettant d’illustrer la trame de fond du Décalogue, série de 11 albums dans laquelle s’insère cet épisode. Il s’agit de l’exécution d’un second couteau, et l’exécutant s’empêtre dans une histoire d’amour minable pour la fille de la cible. Décevant. En 2010, parution de Le Cahier à fleurs, bande dessinée en deux épisodes, de Viviane Nicaise et Laurent Galandon, Bamboo éditions (13,5 € chaque volume). Un jeune violoniste prodige turc inconscient du génocide se fait raconter par un rescapé la terrible histoire de sa famille. Il apprend l’origine d’un « cahier à fleurs » que son grand-père lui a offert avec son premier violon, prétendant l’avoir acheté au marché… Une histoire simple et mélodramatique, sans concessions sur le génocide. En 2015, Varto de Gorune Aprikian & Stéphane Torossian (Editions Steinkis).
Le récit de Didier Torossian, par la force des choses, a la crudité d’un premier témoignage, comme des graines de pastèque que l’on retrouverait au fond d’une jarre dans une épave, et qui germeraient avec la vigueur des jeunes pousses. Il reste encore beaucoup à raconter de cette immense matrice d’histoires de la grande Histoire, espérons que nos éditeurs daignent enfin avoir « Les yeux ouverts » sur tous ces manuscrits qui doivent hanter depuis des lustres leurs obscurs tiroirs. Comme le dit l’auteur : « À la place du mot fin que je n’ai pas écrit, j’aurais aimé écrire début » (p. 130).
Les voies de la mémoire
Les Yeux ouverts bringuebale le lecteur entre les époques [2] et les générations, entre la France et la Turquie, aux confins de l’actuelle Syrie, comme les deux rescapés, Hagop et Yughapèr, sont bringuebalés sur les routes avant d’être sauvés. Cela commence sur une scène de débarquement dans les Dardanelles, en 1915. Un Smith, soldat anglais, est tué par un Mehmet, soldat turc. Mehmet « a poussé avec la haine » (p. 13). On croise la grand-mère et le grand-père vivants et vieux dans le souvenir du narrateur, avant de les revoir vivants et jeunes dans le drame de l’Histoire. On sait d’avance qu’eux ont survécu. C’est par la mémoire gustative notamment, que se transmet l’indicible, ce qui n’a pas pu être dit pendant deux générations. Le « Café Turc » (p. 16), dont l’amertume signifiait le rejet d’un fiancé, le pilaf (p. 17), les pâtisseries orientales. Jusqu’à une mauvaise salade symbolisant le rejet dont sont victimes les Arméniens, jusque dans les années 1960, comme tous les immigrés : « C’est à peine bon pour les Arméniens » (p. 25). Le passage que je recommanderais pour une lecture analytique ou un commentaire, se trouve au milieu du livre, et en livre la clé. Il y a la tante, « agricole au point d’avoir fait pousser des poireaux jusque sur son menton », à qui le narrateur reproche d’avoir fait oublier la Diaspora arménienne à son oncle Nechan. Seule la présence de pastèques dans cette maison évoque confusément l’Arménie : « des centaines d’enfants en avaient cherché les graines un jour, pour se nourrir, fouillant avec un bâton dans les excréments de Turcs bien nourris » [3]. Bien plus tard pourtant, Nechan fera parvenir à l’auteur « de vieilles revues des années 1980 » (p. 75) dont il était le principal rédacteur. Et voilà les graines transmises, qui constellent le récit d’espoir dans la merde de l’Histoire, comme en témoigne ce vers blanc : « L’amour en petites grappes aux raisins qu’on arrache » (p. 79). On voit bien ce que cela pourrait donner si une troupe de théâtre avait la bonne idée de s’en emparer.
– Photo prise en Arménie en 2009, détail de la porte en bois de l’église Saint-Jean de Sisian.
Une tragédie à l’antique
Adolescents, Hagop et Yughapèr s’étaient retrouvés seuls survivants de leur famille lors des massacres de Constantinople en 1915 : « On leur a donné le droit de faire ce qu’ils veulent de tout ce qui a plus de douze ans » (p. 20). On pourrait reprocher à l’auteur de n’avoir rien épargné aux jeunes lecteurs des scènes d’horreur, et d’avoir maintenu le registre tragique dans la relation des événements postérieurs au génocide (violence domestique du grand-père côté français, qui justifie que la mère du narrateur « a épousé l’Arménie, s’est noyée dans cette culture » (p. 86)). Il fallait pourtant que ça sorte tel quel, tout entier, de la jarre enfouie des souvenirs. On fera le tri après. « Hagop a pour toujours dans l’estomac, la lame qui a ouvert le ventre de cette femme, de la vulve au sternum » (p. 28). Il y a la mort de Sévag, le beau-frère de Yughapèr, exposé aux éléments à la façon d’une tragédie antique : « il se videra doucement de sa substance, et une odeur putride envahira le village » (p. 88). Un massacre opéré par des Kurdes [4], et, surcroît d’horreur, p. 101 : « Les enfants brûlent comme du bois mort ». Il y a aussi les cent stratagèmes du génocide, par exemple le fait de vendre et de revendre, et de confisquer à chaque fois des armes aux Arméniens, pour leur extorquer tous leurs biens (p. 38). Face à ces horreurs, « ils ont appris à garder les yeux ouverts devant l’ignoble » (p. 121). Une seule note adoucit le portrait collectif des Turcs, à travers le récit de ce musulman sincère qui sauva Yughapèr et sa sœur en les prenant pour servantes. La foi religieuse est évoquée de façon discrète. C’est elle qui pousse Hagop à renoncer au suicide, « pour que la vie puisse être transmise » (p. 59), comme le lui a dit le « pasteur » (seul indice du fait que cette famille ne semble pas suivre le rite arménien majoritaire, mais l’Église protestante). Après avoir réuni quelques économies, au bout de cinq ans, les trois rescapés, munis d’un passeport Nansen, prennent le bateau. En France, Hagop et sa famille connaissent la faim, les bidonvilles et le mépris : « il est le sale Arménien, celui qui vient piquer le boulot » (p. 94).
Pour que s’arrête le fleuve
L’histoire du génocide, c’est encore celle de son souvenir enfoui, mais sourdement transmis. L’oncle Hovannes apprend au jeune narrateur les mots « dont il se souvenait encore » (p. 43). Didier Torossian est conscient des « schémas quelquefois destructeurs des familles à construire » quand il évoque l’oncle Kalouste, « vieux garçon […] dont la sexualité n’existe plus ou n’a peut-être jamais existé » (p. 51). [5] Le récit se termine sur un « fleuve » d’hommes et de femmes qui hante l’esprit du narrateur (on avait vu auparavant les cadavres d’hommes dériver au fil du fleuve, p. 100), « ces Hay [6] morts pour que naisse un État qui se veut aujourd’hui européen » (p. 137). Pourtant, le narrateur demande « Juste un pardon, et rien d’autre » (p. 138). Sujet de débat, bien sûr, pour les enseignants en histoire ou en philosophie, etc. Une notice historique et une chronologie terminent l’ouvrage, dont il est inutile de dire qu’il devrait figurer dans tous les CDI, pour combler un manque.
– À propos de l’Arménie et des Arméniens, voir aussi mon article L’adhésion de la Turquie à l’UE et la reconnaissance du génocide arménien (1), ainsi que cet article sur Manouchian, enfin un article sur l’anthologie Fragments d’Arménie. En 2015, enfin, un grand éditeur ose publier un livre pour les jeunes sur ce génocide : Dans les yeux d’Anouch, de Roland Godel.
– Une question posée à Didier Torossian en 2015 : Votre livre paru en 2007 a longtemps été le seul roman francophone jeunesse publié sur le génocide arménien. Il a fallu attendre le centenaire en 2015 pour qu’un grand éditeur jeunesse français en publie un deuxième. Que pensez-vous de cette réticence des éditeurs jeunesse français à publier des livres sur ce thème ? Vous-même, aviez-vous proposé votre manuscrit à des éditeurs français ? Comment avait-il été accueilli ? Comment avez-vous été amené à le publier chez un éditeur canadien ? Avez-vous d’autres projets d’écriture ?
« Il m’est difficile de répondre à cette question. En effet, Les Yeux ouverts est mon premier roman, et à cette époque, je dépensais beaucoup d’énergie à trouver un éditeur, ne connaissant rien à ce moment-là du monde de l’édition. Mon sentiment, lorsque (et c’était très rare) un éditeur m’apportait une réponse négative, était surtout que mon texte n’était pas bon. Je ne cherchais pas à savoir si c’est le sujet qui bloquait. Je pensais, naïvement peut-être, qu’il était évident qu’un sujet comme cela pouvait être traité sans frein d’aucune sorte. Aujourd’hui, avec le recul, j’ai pris conscience du lobbying autour du Génocide. Malheureusement, en avoir parlé plus tôt, avant même la seconde guerre mondiale aurait pu éviter l’escalade des horreurs qui se succèdent depuis et qui ont toujours les mêmes mécanismes que ce qui fut le premier génocide du XXe siècle. À propos du fait que l’éditeur qui a publié mon livre (Les 400 coups, racheté depuis par les éditions Somme Toute) soit canadien, je pense que c’est le fruit d’une coïncidence heureuse, puisque l’écrivain Denis Donikian avait fait suivre mon manuscrit à cet éditeur. Je n’ai pas d’autre projet d’écriture pour l’instant. Je consacre mon énergie à pas mal d’autres sujets… »
Voir en ligne : Site de Didier Torossian
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[1] Voir quand même un beau personnage arménien dans Soleil Rose, de Gudule.
[2] Voir l’article de Wikipédia Chronologie du génocide arménien.
[3] J’ai appris depuis que le mot « pastèque » se dit « tzemeruk » en arménien, ce qui vient d’un mot « tchemeruk » signifiant « immortel », le fruit ayant la réputation de rendre immortel…
[4] Pour approfondir, l’ouvrage de référence est Les Arméniens, histoire d’un génocide, d’Yves Ternon.
[5] Il n’en dira pas plus, mais on a pu lire sur le site d’AGLA (Association des Gays et Lesbiennes Arméniens), une passionnante entrevue sur ce sujet avec le comédien Serge Avédikian (connu pour son rôle dans Nous étions un seul homme), malheureusement perdue suite à la dissolution de l’association. À la place, voici une interview non moins passionnante du même sur les rapports Turquie / Arméniens, à propos de son film Nous avons bu la même eau. Didier Torossian a par ailleurs traduit pour le site de l’AGLA, un article sur le « mariage difficile en Arménie d’Harout et Micha », malheureusement disparu également !