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Œuvres complètes de Paul Éluard, de 1945 à 1952.

Tout Éluard, de la Libération à sa mort

Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, tome 2, 1968, 1510 p.

samedi 3 janvier 2015

Voici le 3e et dernier article sur l’œuvre de Paul Éluard. Après Paul Éluard avant Les Mains libres et des Mains libres à la Libération. Nous suivrons l’évolution du poète dans ce tome 2 de la Pléiade, qui couvre l’œuvre d’Éluard jusqu’à sa mort en 1952. Ce tome contient un grand nombre de recueils, avec le même principe que le précédent, mais encore plus visible ici, consistant à ne publier qu’à la première parution les poèmes repris dans des recueils subséquents. Lisez aussi nos articles sur Nusch, Portrait d’une muse du Surréalisme, de Chantal Vieuille ; un article sur Kiki de Montparnasse, bande dessinée de Catel & Bocquet, qui porte un regard sur une autre muse du surréalisme au destin proche de celui de Nusch, et sur Man Ray avant son travail avec Éluard ; un article sur l’Autoportrait de Man Ray ; un article sur le film culte des surréalistes, Peter Ibbetson, un sur les Recherches sur la sexualité, enfin un article sur le contexte artistique des années 30.

Plan de l’article

Avant Les Mains libres
des Mains libres à la Libération
Poésie ininterrompue (1946)
Le Dur désir de durer (1946)
Figure humaine (1946)
Elle se fit élever un Palais (1947)
Le Temps déborde (1947)
Corps mémorable (1947)
Deux poètes d’aujourd’hui (1947)
À l’intérieur de la vue (1948)
Picasso bon maître de la liberté (1948)
Voir (1948)
Poèmes politiques (1948)
Le Bestiaire (1948)
Perspectives (1948)
Grèce ma rose de raison (1949)
Une Leçon de morale (1950)
Hommages (1950)
Pouvoir tout dire (1951)
Anthologies poétiques, essais, traductions (1947 à 1951)
Le Phénix (1951)
Les Sentiers et les routes de la poésie (1952)
Poésie ininterrompue II (1953)
Premiers poèmes (1913)
Poèmes retrouvés, préfaces, prières d’insérer
Documents surréalistes


Poésie ininterrompue (opus 69, 1946) contient quelques poèmes inédits ajoutés à des reprises. La première section donne son titre au recueil ; elle est constituée comme le titre l’indique, d’un long poème en vers libres (même si on tourne de plus en plus autour de l’alexandrin), au ton assez érotique, où le motif de la main est assez fréquent : « Le soleil naît sur la tranche d’un fruit / La lune naît au sommet de mes seins / Le soleil fuit sur la rosée / La lune se limite // La vérité c’est que j’aimais / Et la vérité c’est que j’aime / De jour en jour l’amour me prend première / Pas de regrets j’ignore tout d’hier / Je ne ferai pas de progrès // Sur une autre bouche / Le temps me prendrait première » (p. 24) ; « Mais du bonheur promis et qui commence à deux / La première parole / Est déjà un refrain confiant / Contre la peur contre la faim / Un signe de ralliement // D’une main composée pour moi / Et qu’elle soit faible qu’importe / Cette main double la mienne / Pour tout lier tout délivrer /Pour m’endormir pour m’éveiller // D’un baiser la nuit des grands rapports humains / Un corps auprès d’un autre corps / La nuit des grands rapports terrestres / La nuit native de ta bouche / La nuit où rien ne se sépare // Que ma parole pèse sur la nuit qui passe / Et que s’ouvre toujours la porte par laquelle / Tu es entrée dans ce poème / Porte de ton sourire et porte de ton corps // Par toi je vais de la lumière à la lumière / De la chaleur à la chaleur / C’est par toi que je parle et tu restes au centre / De tout comme un soleil consentant au bonheur » (p. 34) ; « Nous deux toi toute nue / Moi tel que j’ai vécu / Toi la source du sang / Et moi les mains ouvertes / Comme des yeux // Nous deux nous ne vivons que pour être fidèles / À la vie » (fin du poème, p. 44).
La suite du recueil est constituée de plusieurs sections, dont « Le travail du peintre », dédié à Picasso. La première partie complètera la suite de mélodies de Francis Poulenc sur les peintres, déjà mentionnée à propos de Capitale de la douleur. La section « L’âge de la vie », dédiée à René Char, se rapproche encore plus non seulement de l’alexandrin classique à diérèse, mais aussi de la rime : « Nuages de santé brumes de jouissance / À mi-chemin de tout murmure du plaisir / Le printemps diminue l’hiver est supportable / Combien de nuits encore à rêver d’innocence » (p. 59). En 1953 sera publié un recueil intitulé Poésie ininterrompue II.


Le Dur désir de durer (opus 71, 1946) s’ouvre sur un poème « À Marc Chagall » qui constitue la 2e partie de la suite de Poulenc. On tourne toujours autour de l’alexandrin, jusqu’au respect du e caduc après voyelle et devant consonne, dans ce vers : « Comme à l’éclat de l’eau la boue du printemps » (p. 79).


Figure humaine (opus 72, 1946) n’est que le programme de la création à Bruxelles en 1946 de la cantate de Poulenc composée en 1942 et jouée en 1945 à partir de poèmes publiés dans Poésie et vérité 1942. Des extraits des Entretiens de Poulenc sur la genèse de cette cantate sont cités en notes. On les retrouvera sur ce lien.


Elle se fit élever un Palais (1947) est un poème de La Rose publique, publié en 16 exemplaires (!) avec des bois gravés du tout jeune Serge Rezvani. Les notes racontent les circonstances de la rencontre improbable avec le futur romancier-chansonnier-peintre qui se mit par hasard à graver une planche au canif, et finit par collaborer à son corps défendant avec Éluard ! Voir sur le site de Christie’s.


Le Temps déborde (opus 76, 1947) est dédié « à J. et A. derniers reflets de mes amours, qui ont tout fait pour dissiper la nuit qui m’envahit ». « J. », à qui seront également dédiés Corps mémorable (op. 78), Je l’aime, elle m’aimait (op. 92), et Une Leçon de morale (op. 93), et qui inspirera des poèmes ici ou là, c’est Jacqueline Duhême, la jeune femme qu’Éluard envisagea d’épouser (voir la note 4 de cet article). L’un des poèmes, « La puissance de l’espoir », fut publié sous le pseudonyme de Didier Desroches dans Les Lettres françaises, et dans l’une de ses reprises en recueil, une note précisait : « L’auteur avait voulu échapper aux formes d’écriture qui lui sont personnelles ». C’est un cas rare, ainsi que le poème suivant, de poème ponctué, mais la grande nouveauté, et peut-être la honte qui le poussa à user du pseudonyme, est que le poème est en décasyllabes rimés ! « Autant parler pour avouer mon sort : / Je n’ai rien mien, on m’a dépossédé / Et les chemins où je finirai mort / Je les parcours en esclave courbé ; / Seule ma peine est ma propriété : / Larmes, sueurs et le plus dur effort. / Je ne suis plus qu’un objet de pitié / Sinon de honte aux yeux d’un monde fort. » (p. 106). De même que Victor Hugo inscrivit à tout jamais la mort de Léopoldine dans Les Contemplations, Éluard inscrit celle de Nusch dans ce recueil, de façon provocatrice, par cet alexandrin prosaïque inscrit entre deux étoiles :
« Vingt-huit novembre mil neuf cent quarante-six »
suivi de trois vers imprimés en décalage progressif de gauche à droite :
« Nous ne vieillirons pas ensemble
Voici le jour
En trop : le temps déborde. »

Les poèmes inspirés par la mort de Nusch sont désarmants d’émotion. On voudrait tous les citer. Voici le début de « Négation de la poésie » : « J’ai pris de toi tout le souci tout le tourment / Que l’on peut prendre à travers tout à travers rien / Aurais-je pu ne pas t’aimer / Ô toi rien que la gentillesse / Comme une pêche après une autre pêche / Aussi fondantes que l’été//Tout le souci tout le tourment/ De vivre encore et d’être absent / D’écrire ce poème
// Au lieu du poème vivant / Que je n’écrirai pas / Puisque tu n’es pas là »
(p. 110).
Mais la vie continue. Ironie du sort, Jacqueline Duhême, qui n’est jamais nommée par l’éditeur Lucien Scheler comme amante d’Éluard autrement que par l’initiale « J. », sera enfin nommée comme illustratrice du conte « Grain-d’aile » (opus 102, 1951) en ces termes : « peintre illustratif plein de fraîcheur » (!) (p. 1153). Le titre de ce joli conte est un calembour sur le nom de famille d’Éluard : Grindel.


Corps mémorable (opus 78, 1947) mérite bien son titre. Les textes sont ponctués – du moins dans la première édition ; ponctuation retirée de la seconde édition augmentée – ce qui ne manque pas de sel pour un recueil qu’on peut qualifier d’érotique. La première version est d’ailleurs publiée sous le pseudonyme de « Brun ». Il contient le poème « Portrait en trois tableaux », qui colle à la thématique des Mains libres : « I. Tes mains pourraient cacher ton corps / Car tes mains sont d’abord pour toi, / Cacher ton corps : tu fermerais les yeux / Et si tu les ouvrais, on n’y verrait plus rien. // Et sur ton corps tes mains font un très court chemin / De ton rêve à toi-même ; elles sont tes maîtresses. / Au double de la paume est un miroir profond / Qui sait ce que les doigts composent et défont.
II. Si tes mains sont pour toi, tes seins sont pour les autres, / Comme ta bouche où tout revient prendre du goût. / La voile de tes seins se gonfle avec la vague / De ta bouche qui s’ouvre et joint tous les rivages. […]
III. Et tu te fends comme un fruit mûr, ô savoureuse ! / Mouvement bien en vue, spectacle humide et lisse, / Gouffre franchi très bas en volant lourdement / Je suis partout en toi partout où bat ton sang. // Limite de tous les voyages, tu résonnes / Comme un voyage sans nuages, tu frissonnes / Comme une pierre dénudée aux feux d’eau folle / Et ta soif d’être nue éteint toutes les nuits »
(p. 122).
« Puisqu’il le faut » vibre d’une sensualité inquiète : « Dans le lit plein, ton corps se simplifie. / Sexe liquide, univers de liqueurs, / Liant des flots qui sont autant de corps / Entiers, complets de la nuque aux talons, / Grappe sans peau, grappe-mère en travail, / Grappe servile et luisante de sang / Entre les seins, les cuisses et les fesses, / Régentant l’ombre et creusant la chaleur, /Lèvre étendue à l’horizon du lit, / Sans une éponge pour happer la nuit / Et sans sommeil pour imiter la mort. […] // L’après-midi nous attendions l’orage. / Il éclatait lorsque la nuit tombait / Et les abeilles saccageaient la ruche. / Puis de nos mains tremblantes, maladroites, / Nous allumions par habitude un feu. / La nuit tournait autour de sa prunelle / Et nous disions : je t’aime, pour y voir. // Le temps comblé, la langue au tiers parfum / Se retenait au bord de chaque bouche / Comme un mourant au bord de son salut. / Jouer, jouir n’étaient plus enlacés […] » (p. 124).
« Répétitions tout près du sommeil exigeant » évoque le corps en toutes ses parties : « L’œil à force d’espace et d’éclats délirants, / L’œil fait vivre et plus loin le plomb du corps s’écoule. // La barque de la bouche est menée par la langue ; / Muette, tout humide, elle éclaire les flots. // Les larges mains ne savent rien de leur pouvoir / Et leurs épis jonchent la peau de la moisson. // Doigts des éclairs, caresses d’or, broderies fauves ; / Dans les paumes, les seins et les fesses s’insurgent. //De nuit entre les yeux, de jour entre les jambes, / C’est le même palais qui flambe en un instant, // C’est un trésor absurde, un flot de diamants / Qui provoque l’orage et déchire les reins. // C’est la main ignorante et la langue accordée / Pour la première fois sous un ciel féminin. // Et le milieu du corps définissant l’orage, / Balance de raison pour peser notre vie, // C’est toi, c’est moi, nous sommes doubles dans nos songes. » (p. 126).
Dans la 2e édition augmentée, l’érotisme reste de mise : « Mais elle » renoue avec le thème éluardien de la femme changeante et identique : « Pour en avoir connu le fond / Je sers la forme de l’amour / Elle ce n’est jamais la même / Je sers des ventres et des fronts / Qui s’effacent et se transforment » (p. 132). Dans « Je t’ai imaginée », le vers « Baiser m’enivre un peu plus qu’il ne faut » ne laisse guère d’alternative au sens du verbe « baiser » ! « Prête aux baisers résurrecteurs » est explicite : « Par bonheur ou par malheur / Je connais ton secret par cœur /
Toutes les portes de ton empire / Celle des yeux celle des mains / Des seins et de ta bouche où chaque langue fond // Et la porte du temps ouverte entre tes jambes / […] Tout en donnant ton cœur tout en ouvrant tes jambes »
(p. 134). « À l’infini » est ambigu, mais pourrait exalter des amours plurielles : « Elle surgissait de l’homme / Et l’homme surgissait d’elle / Elle surgissait du désir de l’homme / D’un homme / De moi / Et d’un autre homme / Et peut-être aussi d’une femme / De plusieurs femmes désirables idéales / Et de plusieurs femmes sans charmes » (p. 135).


Deux poètes d’aujourd’hui (opus 79, 1947) est le fruit d’une violente polémique avec un ami d’autrefois, Jean Paulhan. Réconciliés eux-mêmes après une violente polémique avant-guerre, Éluard et Aragon publient conjointement cette plaquette parce qu’ils refusent de participer à l’anthologie de Paulhan, qui « fait généralement métier de nous injurier » (p. 141). C’est là que se trouve, avec un seul autre inédit, un poème célèbre souvent présent dans les manuels scolaires, avec un titre emprunté à Lautréamont : « La poésie doit avoir pour but la vérité pratique » : « Si je vous dis que le soleil dans la forêt / Est comme un ventre qui se donne dans un lit / Vous me croyez vous approuvez tous mes désirs […] » (p. 143).


À l’intérieur de la vue (opus 81, 1948), sous-titré « 8 poèmes visibles », comporte quarante dessins de Max Ernst qu’illustrent « aussi fidèlement que possible » les poèmes. Une note de la p. 1078 conclut : « La collaboration du peintre et du poète avait été prévue dès 1931. C’est de cette année que datent les dessins, et le ton surréaliste des poèmes, qu’Éluard écrit en 1946, a perdu tant soit peu de son authenticité et ne s’accorde plus, semble-t-il, parfaitement avec l’inspiration de l’artiste ». Les dessins, malheureusement, ne sont pas reproduits dans cette édition.


Picasso bon maître de la liberté (opus 82, 1948) a pour épigraphe un passage du poème en prose « Le Thyrse », de Baudelaire : « Une gloire étonnante jaillit de cette complexité de lignes et de couleurs, tendres ou éclatantes. Ne dirait-on pas que la ligne courbe et la spirale font leur cour à la ligne droite et dansent autour, dans une muette adoration ? ». Il s’agit d’un éloge de l’ami Picasso, qui souvent peut se lire comme un éloge de soi-même. Extrait : « Science des proportions, connaissance du possible, balance de la conquête du réel, tu es ami avec l’homme et la bête à la façon de l’arc-en-ciel, tu es amoureux de ce qui est digne d’être aimé, tu reconnais en une femme l’image variable de la femme, la négatrice, toujours, de la sécheresse et de l’oubli, lu prépares son lit, et tu ris de plaisir. » (p 167).
En 1951, un recueil intitulé Le Visage de la paix réunit 29 illustrations de Picasso sur de courts textes (de 1 à 4 vers) d’Éluard. Les notes signalent qu’un certain Guy Bernard en a tiré une cantate. La seule trace que j’en ai trouvée est dans le court métrage d’Alain Resnais intitulé Guernica (1950), consacré au tableau de Picasso. Il y a des chances que ce soit la même œuvre. En 1952 est publiée une plaquette « Picasso, dessins » (opus 104), où une prose d’Éluard accompagne 16 dessins du maître. Le texte d’Éluard n’est qu’un tissu de flatteries, parmi lesquelles émerge pourtant un ou deux paragraphes sur les influences de Picasso : « De la réminiscence de Toulouse-Lautrec, si sévère et si pure, sensible dans les dessins que Picasso signe encore Ruiz, du nom de son père, surgit l’Époque bleue, prodigieuse lueur nocturne ; la plastique nègre éclaire d’une nouvelle lumière Cézanne et nous assistons à la plus étonnante résolution du réel : le cubisme. Et bien sûr que Picasso a entendu, mieux que personne, résonner le cristal d’Ingres, mais il y a versé un vin enivrant. Et bien sûr que les Grecs ont transmis à Picasso, comme à nous tous, leur credo mythologique mais lui, il l’a croisé avec la sagesse et l’imagination modernes qui ne révèrent pas de dieux. Ses minotaures prodigieux, ses sirènes, ses centaures, ses faunes vivent vraiment sur cette terre d’une vie à la fois animale et humaine » (p. 451).


Voir (opus 83, 1948) reprend de nombreux poèmes sur des artistes, parmi quelques nouveautés, accompagnés de reproductions. Le recueil sort au moment d’une exposition de ces œuvres. Le sommaire prévoit une œuvre de Man Ray, « Au rythme de Julie ». La fin du poème consacré à Jacques Villon, frère de Marcel Duchamp, constitue la dernière partie de la cantate de Francis Poulenc. « À André Beaudin » contient un vers qui rappelle le poème « Plante-aux-oiseaux » des Mains libres : « L’oiseau dessinant les branches / Un grand rire aux dents des fenêtres » (p. 179).


Poèmes politiques (opus 86, 1948) est préfacé par Aragon [1], qui tire à boulets rouges sur Nicolas Bataille, pour sa mise en scène de Une saison en enfer de Rimbaud. Cette polémique engendrera une belle mystification littéraire autour d’un faux Rimbaud inventé par Bataille. On en trouvera le dossier ici, à l’occasion d’un rebondissement soixante ans plus tard ! Bref, Aragon flatte son ami en utilisant à propos de Nusch une allusion au mythe d’Orphée (p. 200). Il cite longuement les propos de Charles Baudelaire sur le chansonnier Pierre Dupont, pour conclure que « Les poèmes politiques de Paul Éluard ont pour but la vérité pratique » […] « le monde en cent ans a déjà si bien changé que la poésie ne se borne plus à nier le fait, elle le seconde. Car nous avons passé des temps de la divine utopie à ceux de l’efficience humaine » (p. 203). Les poèmes d’Éluard sont répartis en deux parties, selon le même principe que Le Temps déborde, « Avant » et « Après ». Mais cela est précédé d’un récit à la 3e personne entrecoupé de poèmes, à la manière d’Une saison en enfer. Extrait : « Comment aurait-il encore de bons yeux, puisque les yeux qui médionnaient ses jours s’étaient dissous » (p. 209). 2e extrait, qui évoque l’amour pour Jacqueline, qui semble difficile à assumer auprès des compagnons de route : « […] Tu dresses tes seins vers le cœur des autres / Ta poitrine claire est sans un nuage / Tu es sans orgueil sans humilité / Et la vérité sort de ton corps nu // Douzième douceur ta vérité vit / Et m’apprend à vivre engendrant l’espoir / Tu es très patiente et nous irons loin / L’espoir est un bœuf labourant un champ // Et c’est un flambeau labourant la rue. // [passage en prose] L’hiver menaçant eut beau faire craquer ses jointures et tous les doutes de l’amour creuser des tombes dans le froid, on regagnait la chair perdue, les temps heureux. // [retour aux vers] Laissez-moi donc juger de ce qui m’aide à vivre / Mon immense raison de vivre / Après le plus grand abandon // […] D’abord un corps qui ne prend pas / La place du corps disparu / Un corps tout entier en hommage / À la vie pleine de chair tendre […] // Dans les balances des caresses / Dans mon étreinte sombre à souhait / Ce corps m’apprendra-t-il à vivre / Quand j’ai perdu celui que j’aime » (p. 212). Ce dernier vers est involontairement amusant, car pris isolément, il pourrait faire croire que notre ami Éluard a viré sa cuti, mais non, l’objet de son amour est « un corps ». CQFD !
Parmi les poèmes véritablement « politiques », on relève « À la mémoire de Paul Vaillant-Couturier » : « J’habite le Quartier de la Chapelle / Et le journal de ma cellule s’intitule / Les Amis de la Rue vous parlent / On ne le vend pas, on le distribue / Il ne nous coûte qu’un peu de notre temps » (p. 221). Eussé-je habité où je vis il y a soixante ans, j’aurais reçu ce journal des mains d’Éluard en prenant le métro !


Le Bestiaire (opus 87, 1948) est un recueil de poèmes antérieurs, illustrés par Roger Chastel, dont les notes publient un témoignage issu de la revue d’art Derrière le miroir : « Il s’agit de capturer, d’apprivoiser, de dompter ; devenir l’oiseleur des oiseaux d’Éluard. Ils sont libres dans le filet des mots. Il faut les fixer libres dans les rets de la forme. Lune de miel —, les oiseaux sont avenants, légers et transparents dans la lumière de l’air, dans la forme du vent. C’est la période agréable et facile de l’osmose puisque j’aime les poèmes d’Éluard. Les courbes du dessin épousent les inflexions du mot, le verbe se continue dans le trait, on n’illustre pas un livre on le prolonge… dans un autre domaine sensible… » (p. 1108). N’y a-t-il pas là de quoi fournir matière à un sujet de bac ?


Perspectives (opus 88, 1948) sont des « poèmes sur des gravures de Albert Flocon », et pour une fois les images sont reproduites. Les notes citent également l’artiste dans un extrait de la revue d’art Derrière le miroir : « On dit la perspective vieux jeu, malfaisante, faussant le libre épanouissement de la personnalité. Ce n’est que la vérité d’un moment ; celui où il était enivrant de mettre bas les vieux canons. C’est fait depuis un bon moment, et il faut battre en brèche les nouveaux poncifs. Loin d’être épuisé, ce vieux jeu perspectif est aussi riche en possibilités plastiques que le nombre d’or, la peinture automatique, les vibrations, le petit point, ou le pinceau attaché à la queue d’un âne — avec, en plus, une grande rigueur » (p. 1112). Ne dirait-on pas une pique contre les excès du surréalisme ? Albert Flocon publiera d’ailleurs subséquemment des ouvrages savants sur la perspective.

Perspectives, Albert Flocon

Cette gravure est illustrée du quatrain suivant : « Je noue et je délie je donne et je refuse / Je crée et je détruis, j’adore et je punis / Ma fleur est la pensée, je caresse et je sème / Je vois avec mes doigts je touche et je comprends » (p. 241). L’utilisation du mot « délie » nous met sur la piste des emblèmes et des énigmes décelés par Nicole Boulestreau dans Les Mains libres. Une autre gravure représentant des variations autour de deux caractères d’imprimerie, le A et le H, inspire à Éluard ces lignes : « Sur le papier gelé les lettres sont fondantes / Le poids des mots écrits équilibre le temps / De la pointe de l’œil au large des grands blancs / L’herbe du sens dans le silence envahissant / Éclaire égare un brin l’absence et la présence » (p. 255).


Grèce ma rose de raison (opus 91, 1949) correspond à un voyage en Grèce où Éluard rend visite aux partisans de l’armée démocratique. Cela donne des textes sans ambiguïté : « Prière des veuves et des mères » : « Nous avions accordé nos mains Et nos yeux riaient sans raison / Par les armes et par le sang / Délivrez-nous du fascisme / […] Laissez-nous tenir un fusil / Pour tirer sur les fascistes / […] Donnez-nous juste le moyen / De ne pas gracier les fascistes / […] Laissez-nous tenir un fusil / Et nous mourrons contre la mort » (p. 278). On sent derrière les images d’Épinal du poète vieillissant l’imagerie du réalisme soviétique à l’œuvre : « Ah ! Nous ne sommes plus les infirmes, les faibles ! / Nul entre nous ne sent son cœur se contracter, / Nul de nous n’est courbé, nul n’est lâche. / Le front haut, nous toisons les bastions de la mort / Et, simplement, nous les démolissons » (p. 289).


Une Leçon de morale (opus 93, 1950) est encore dédié à Jacqueline. Le critique Roland Raveton est cité en notes : « cette insoutenable contradiction qui consiste d’une part à donner le réconfort et la joie même dans la souffrance, la confiance dans la justice future, dans la Révolution ; et dans le même temps d’appuyer de sa plume et de son nom ce que nous considérons de plus en plus comme une entreprise d’avilissement de l’homme : le stalinisme… » (p. 1118).
Nouveau poème intitulé « Nusch » : « Nusch tu me manques c’est soudain / Comme si la forêt pouvait manquer à l’arbre » (p. 307). « Horloge des subtiles noces » a pour seul intérêt la bizarrerie d’être construit sur une assonance en O des 28 décasyllabes : « Je nais je meurs j’ouvre et ferme la porte / Je suis au cœur de ce qui meurt d’éclore » (p. 312). Dans « Rêves », je relève deux vers étonnants : « Mais moi j’étais en ordre je soudais le temps / En pleine chair je conjuguais sperme et squelette » (p. 332). « Et celui qui parlait de loin s’entendit répondre de près » contient ce quatrain : « Jeunesse couvre la vieillesse / J’ai besoin de mains dans les miennes / Besoin d’un cœur pour m’éprouver / Si je suis seul l’aurore est vaine » (p. 340).


Hommages (opus 95, 1950) commence – à tout seigneur, tout honneur – par un vibrant hommage à un grand homme dont on imagine qu’il faisait bander notre poète : « Joseph Staline ». On relève des alexandrins immortels, taillés à la serpe stalinienne, dignes d’élèves de CM2 qui feraient pour la fête des mères une jolie poésie à la gloire de leur maman : « Grâce à lui nous vivons sans connaître d’automne / L’horizon de Staline est toujours renaissant », etc. On pourra apprécier sur ce site l’intégralité de cet opus, et un dossier complet à propos du portrait de Staline par Picasso sur ce site. Mais Aragon aussi s’est avili de la sorte, comme en témoigne Pierre Juquin. On peut se demander d’ailleurs, vu la nullité de la forme, si Éluard ne voulait pas tourner en dérision l’alexandrin classique autant que l’objet du dithyrambe. Dans un esprit tout aussi primesautier, on peut lire : « Frères l’U.R.S.S. est le seul chemin libre / Par où nous passerons pour atteindre à la paix / Une paix favorable au doux désir de vivre / La nuit se fait toute petite / Et la terre reflète un avenir sans tache » (p. 359). On préférera l’hommage au groupe Manouchian : « Leurs portraits sur les murs sont vivants pour toujours » (p. 352). (lire le poème entier sur ce site), même si le ton reste propagandiste et que le poème d’Aragon, écrit cinq ans plus tard, est cent fois meilleur.


Pouvoir tout dire (opus 96, 1951) est une sorte d’art poétique. « Tout dire », le long poème liminaire en quatrains d’alexandrins non rimés, contient quelques joliesses : « Je veux montrer la foule et chaque homme en détail / Avec ce qui l’anime et qui le désespère / Et sous ses saisons d’homme tout ce qu’il éclaire / Son espoir et son sang son histoire et sa peine // Je veux montrer la foule immense divisée / La foule cloisonnée comme en un cimetière / Et la foule plus forte que son ombre impure / Ayant rompu ses murs ayant vaincu ses maîtres // La famille des mains la famille des feuilles / Et l’animal errant sans personnalité / Le fleuve et la rosée fécondants et fertiles / La justice debout le bonheur bien planté » (p. 363). On remarque sur les 3e vers des deux premières strophes citées, cette coquetterie éluardienne de la césure qui tombe avant une syllabe caduque prononcée dans l’hémistiche suivant ; et dans la strophe suivante, la relative licence du mot « rosée » à la césure devant consonne. Dans « Les poètes que j’ai connus », une fin en prose achève le processus de pardon pour l’épisode de la brouille de 1933 : « De tous les poètes que j’ai connus, Aragon est celui qui a eu le plus raison, raison contre les monstres — et raison contre moi » (p. 371).


Dans l’anthologie intitulée « Le Meilleur choix de poèmes est celui que l’on fait pour soi » (opus 80, 1947), on est surpris de ne trouver qu’un seul poème de Victor Hugo, « Booz endormi », alors qu’on en trouve huit de Nerval, et plus de 20 de Baudelaire ou Rimbaud. Dans l’anthologie complémentaire « Première anthologie vivante de la poésie du passé » (opus 98, 1951), La Fontaine est exclu sans doute par la même clairvoyance qui fit à notre poète préféré tresser des louanges à Staline : « La Fontaine plaide, dans ses fables, pour le droit du plus fort : il en fait une morale et, pour prouver, il joue très habilement de son ignorance, de son faux bon sens. Il se refuse cyniquement à voir plus loin que la perfection de l’ombre animale. Éloignons-le des rives de l’espérance humaine ». Au contraire, des chansons, souvent anonymes, ont été incluses dans ce recueil, avec un hommage à leurs auteurs : « Elles ont pourtant été composées par des hommes bien situés sur la terre, ceux qu’on nomme les humbles, ceux qui sont à la source de la voix unanime » (p. 389). On peut s’étonner qu’aucun chansonnier n’avait été inclus dans l’anthologie moderne, ce qui aurait permis de rendre hommage non pas à des anonymes du XVIIe siècle, mais à des vivants. Un autre étonnement est que malgré cet hommage à la chanson, Éluard n’ait semble-t-il jamais tenté d’écrire pour être chanté dans la rue, mais se soit contenté de la musique élitiste de Poulenc et consorts…
Dans un texte de cinq pages intitulé « Remarques sur le questionnaire », relevons cette pensée : « C’est précisément à partir de sa discordance quotidienne avec tout ce qui l’entoure, que l’artiste, le plus souvent, trouve la force de créer. Il rêve d’accomplir et de permettre cette « harmonie fondamentale » que le monde lui refuse. Il fait renaître l’espoir dans le cœur des hommes les meilleurs. C’est à partir de la famine que l’homme ne veut plus avoir faim, à partir de la guerre qu’il réprouve le meurtre, et l’injustice enflamme en nous la passion de la justice. L’artiste est un témoin à charge et à décharge, son rôle est aussi bien d’exalter la réalité que de dénoncer les crimes que l’on commet en son nom : bêtise, laideur, misère » (p. 394). Et quelques lignes plus loin : « Il y a une crise de l’art de Paul Claudel, quand Paul Claudel écrit un poème à la gloire des parachutistes français en Indochine, parce qu’il exprime là, harmonieusement, un épisode d’une guerre que la raison et le cœur des hommes refusent d’entériner ». Remplacez « parachutiste » par « Staline », et vous avez un aveu involontaire de ce que le poète pensait de ce que son appartenance au Parti l’obligeait à faire. Reste à savoir ce qu’Éluard doit au PCF de ce qu’il reste de sa gloire. Aurait-il été si célèbre pour ses seuls poèmes si, grâce à sa soumission à un parti très puissant à l’époque, il n’avait bénéficié de la promotion permanente des publications et autres manifestations affiliées ou sympathisantes, puis après sa mort, du baptême de quantité de voies publiques ou de bâtiments à son nom dans les collectivités dirigées par le Parti ? Le parti, sans doute, gagnait à être soutenu par des écrivains célèbres, et ces écrivains célèbres, en retour, bénéficiaient de la promotion du parti. Voilà de quoi trouver plus courageux les surréalistes qui très tôt se mirent en marge du parti, ce qui ne fait pas de Breton un garçon sympathique, ni d’Aragon un poète médiocre !
L’opus 106 (1952) est un recueil de Poèmes de Christo Botev. Il s’agit d’un patriote et poète bulgare mort jeune en combattant contre les Turcs. Une préface hagiographique d’Elsa Triolet se termine sur un « credo » précurseur de propagande communiste. Les poèmes ont été « traduits du bulgare » sans qu’on précise par qui, et ont subi une « adaptation de Paul Éluard ». Ces poèmes de patriote valent bien certains textes de circonstance de Au rendez-vous allemand. Ce qui est intéressant c’est qu’Éluard écrit de l’Éluard en adaptant cet auteur bulgare. On retrouve son tic de la césure décalée dans cet extrait, avec en plus un usage récurrent dans ce recueil du trimètre (que je n’ai pas décelé ailleurs dans les vers d’Éluard), et un usage plus régulier de strophes carrées, sans oublier les enjambements, inattendus sous la plume d’Éluard. « Rien que le bruit des chaînes ! Nulle voix ne monte / D’entre elles pour clamer l’espoir, la liberté. / Le peuple renfrogné se borne à désigner / La horde des élus, un ramassis de brutes, / Privilégiés qui ont des yeux pour n’y point voir. // Le peuple les désigne et la sueur sanglante / De son front tombe sur la pierre du sépulcre. / La croix s’enfonce en plein milieu de sa chair vive / Et la rouille ronge ses os. / On dirait qu’un vampire prend la vie du peuple, / Le traître à l’étranger s’unit pour le festin » (p. 486).

L’ Anthologie des écrits sur l’art (opus 106, 1952-1954) paraît en trois volumes dont deux posthumes, dans l’effervescence des dernières années. Seules les préfaces sont d’Éluard. Je relève dans celle du premier volume intitulé Les Frères voyants, ce paragraphe : « Voir, c’est comprendre et c’est agir ; voir, c’est unir le monde à l’homme et l’homme à l’homme. On nommait autrefois frères voyants les hommes non aveugles mariés à des femmes aveugles. Une fraternité semblable unit le peintre aux individus qui sont sinon atteints de cécité mentale, du moins incapables trop souvent de profiter du sens de la vue, de discerner laideur et beauté, proportions et perspectives, nuances et rapport des couleurs. De l’intimité entre celui qui montre et celui qui regarde, entre le maître et l’élève, entre la connaissance et l’ignorance, entre la révélation et la découverte, au niveau de l’image de la réalité, nait la conception du vrai. Le rôle de l’artiste est de guider, d’ouvrir les yeux les plus rebelles, d’enseigner à voir comme on enseigne à lire et de montrer le chemin de la lettre à l’esprit » (p. 513).


Le Phénix (opus 103, 1951) est une poussive exhibition de la vitalité amoureuse de l’auteur (comme quoi il n’y a pas que les présidents de républiques qui tiennent à rendre publiques leurs amours successives…). Cédant à l’oukase du parti politique dont il s’est fait esclave, Éluard a donc opté pour Dominique Lemor, plus présentable pour ce parti conservateur que la trop jeune Jacqueline. Voici un extrait de « Dominique aujourd’hui présente » : « Tu es venue j’étais très triste j’ai dit oui / C’est à partir de toi que j’ai dit oui au monde / Petite fille je t’aimais comme un garcon / Ne peut aimer que son enfance » (p. 423). On peut lire ce poème et d’autres de ce recueil sur ce site. « Écrire dessiner inscrire » est une suite d’images prosaïques, du type : « Et je sais que je dois t’aimer / L’hiver se croise avec l’été / La feuille morte tombe dans un bain d’azur » (p. 428 ; avec toujours cette césure décalée avant e caduc). Le summum de la mièvrerie est atteint par l’incipit d’un poème intitulé crânement « Je t’aime » : « Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues / Je t’aime pour tous les temps où je n’ai pas vécu / Pour l’odeur du grand large et l’odeur du pain chaud / Pour la neige qui fond pour les premières fleurs / Pour les animaux purs que l’homme n’effraie pas / Je t’aime pour aimer / Je t’aime pour toutes les femmes que je n’aime pas » Certes, cela peut inspirer des élèves de CM2 pour dédier une ode de mai à la plus belle des mamans…


Les Sentiers et les routes de la poésie (opus 108, 1952) est le texte de « cinq causeries radiodiffusées entre le 13 octobre et le 11 novembre 1949 ». Il s’agit du seul texte d’Éluard qui s’apparente à du théâtre. Un « auteur » présente une sorte d’anthologie vivante de la poésie, avec un choix plus original que les anthologies publiées auparavant. La chanson y tient une grande place, d’autant que « Toutes les chansons et comptines ont été mises en musique et harmonisées par Mireille et interprétées par elle et Charles Gentès ». Charles Trenet est souvent cité. Il est difficile, par le texte comme par l’apparat critique défaillant sur cet opus, de savoir si certains textes sont vraiment d’Éluard. La plupart des textes cités n’étant pas de lui, quand un texte est sans nom d’auteur, on se demande s’il est de lui ou si c’est un oubli de note. Quand l’auteur est nommé dans le dialogue, c’est parfois de façon alambiquée, et les notes oublient de préciser les références ; ainsi d’un poème de Lewis Carrol publié p. 631, dont il m’a fallu une recherche extérieure pour trouver le titre : « Le vieil homme et l’enfant ». Cela aura au moins permis à beaucoup de poètes de faire leur entrée par la petite porte dans la Pléiade… Si dans la première causerie, on retrouve une nième resucée de Lautréamont (« la poésie doit avoir pour but la vérité pratique », p. 531), on apprécie la théâtralisation de ces poèmes et de ces vieilles chansons.
Il serait intéressant de retrouver le document radio. Au fil des pages, on relève quelques informations et quelques textes intéressants. Un poème d’Éluard est signalé avec une « Musique de Georges Auric ». Il semble qu’il y ait eu plusieurs poèmes d’Éluard dans ce cas, mais on en trouve bien moins de traces sur Internet que des mélodies de Poulenc. Un dialogue, dont on pourrait supposer qu’il est d’Éluard lui-même, serait sans doute le texte le plus « surréaliste » d’Éluard, sauf qu’en faisant une recherche, j’ai retrouvé la première phrase (mais pas la suite) dans une édition de 1801 d’un recueil de la fin du XVIIe siècle intitulé Arliquiniana, qui serait une anthologie des bons mots d’Arlequin : « Mais elle rachetait ses inégalités par une vertu d’aimant, qui lui faisait garder une conduite d’équipage ; ajoutez à cela qu’elle avait un esprit d’une portée de mousquet, qu’elle concevait aisément, qu’elle savait le monde de Descartes, qu’elle était à droite et non à gauche, qu’elle chantait palinodie, filait doux, jouait des instruments de Mathématiques, et surtout d’un accord de bois, qui rendant un son de farine, faisait retentir les pleines lunes et les échos de cabaret. » (p. 564). Approfondir les sources de ces émissions serait un travail de thésard, mais on sent l’application du mot d’ordre de Rimbaud au début d’Alchimie du verbe : (« J’aimais les peintures idiotes, dessus de portes, décors, toiles de saltimbanques, enseignes, enluminures populaires ; la littérature démodée, latin d’église, livres érotiques sans orthographe, romans de nos aïeules, contes de fées, petits livres de l’enfance, opéras vieux, refrains niais, rythmes naïfs »).
De la 3e émission, « Les prestiges de l’amour », je relève ce paragraphe sérieux sur l’amour : « Je n’en parle pas en amoureux, l’amoureux ne pèse pas ses mots : Mais dites-vous bien qu’il est, comme moi, au cœur même de la vérité, car il appelle un bien concret, une satisfaction vitale. Et par là, il s’oppose au croyant. Il ne sert pas un dieu, mais la vie. Il répudie les biens de l’abstrait. Il ne veut pas le « mieux », il réclame tous les avantages du réel. Il refuse d’être étranger à son prochain. Il participe, il s’engage. Il sait qu’il possède un corps, corps animal et corps solaire, flamme et matière, centre et phénix. Même s’il doit échouer, il n’est pas chaste, son désir le déflore, il éprouve que, par-delà la mort, l’homme se reproduit. L’étendue du désir couvre tous les espaces. Il n’y a pas d’amour heureux ou malheureux, il n’y a pas d’amour platonique ni d’amour satisfait, ni d’amour inutile, ni d’amour obligé. Il y a l’amour, messager de mort et messager de vie, facteur d’évolution. Et la face de la terre change avec lui sans cesse. Il y a l’amour, instable et stable. Tout être doit aimer. Et cette nécessité absolue nous impose d’admirer toutes les forces de l’amour. Il est la seule extase viable » (p. 578).
Dans la même partie, de longues lettres d’amoureux sont citées, avec un choix original, par exemple cette lettre de Bonaparte à Joséphine, ou plutôt à « la citoyenne Bonaparte », datée du 23 prairial an IV : « dans ta lettre du 23, du 26 Ventôse, tu me traites de vous. Vous toi-même ! » Une lettre de Bettina à Goethe est l’occasion de fustiger « Le prestigieux poète […] préférant la paix de son ménage aux délires actifs de la passion ». Il est étonnant qu’Éluard n’ait pas évoqué plutôt le dernier amour de Goethe qui, alors qu’il a 72 ans, demande en mariage Ulrike von Levetzow, âgée de 17 ans ! Lui qui avait renoncé, par allégeance à ses amis communistes, à son amour pour Jacqueline Duhême ! Quant à Victor Hugo, il lui est reproché de ne pas avoir su « rompre avec les conventions bourgeoises » (p. 589). C’est l’hôpital qui se fout de la charité ! Une intéressante lettre de Baudelaire à Madame Sabatier est citée intégralement, qui nous intéresse, car le poète y évoque dans le détail son procès avec le « procureur impérial Pinard (redoutable) », personnage avec lequel Flaubert aura également à se colleter.


Poèmes pour tous (opus 109, 1952) est une anthologie parue quelques jours après la mort du poète. Elle ne contient que quelques inédits, dont le dernier, intitulé « À Jacques Duclos » brille par sa forme lamartinienne (alternance d’alexandrins et d’octosyllabes, avec des ébauches de rimes). Heureusement, l’œuvre d’Éluard ne s’achève pas sur ce pensum, et un dernier recueil posthume reprenant le titre Poésie ininterrompue II (opus 110, 1953) vient nous offrir une perle relative avec le long poème « Ailleurs ici partout ». Cela commence par quatre septains d’octosyllabes sans rimes, puis une alternance de quatrains d’alexandrins séparés par des alexandrins isolés, qui culmine à la 10e strophe de ce type, sur un fort beau quatrain rimé, peut-être unique dans la carrière d’Éluard :
« Je parle et l’on me parle et je connais l’espace
Et le temps qui sépare et qui joint toutes choses
Et je confonds les yeux et je confonds les roses
Je vois d’un seul tenant ce qui dure ou s’efface

La présence a pour moi les traits de ce que j’aime […]

Je ne vois clair et je ne suis intelligible
Que si l’amour m’apporte le pollen d’autrui
Je m’enivre au soleil de la présence humaine
Je m’anime marée de tous ses éléments »

Malheureusement, la longue suite de ce poème tourne à la logorrhée, et notre attention est distraite, malgré encore quelques beaux passages, sur l’amour, puis sur l’enfance, avec des aspects autobiographiques qui rappellent Chêne et Chien de Queneau :
« Vois-tu je dis chez moi et c’est déjà pour rire
Ce n’est qu’en moi que je veux dire
Ma force t’y reçoit ton image y prend corps
Je t’offre un toit je t’offre un lit plus grand que toi
J’y suis déjà couché dans la plaine et les bois
Et c’est le flot montant de la mer qui t’envoie

[…] Captifs d’un seul moment un moment nous délivre
Le temps des amoureux qui passeront le pont
Que nous avons passé avant de nous connaître
Les flots de l’avenir les séparent encore
Mais leur lèvre a la courbe d’un seul mot je t’aime
Leurs mains sont la promesse d’une main doublée »

« Hier il y a très longtemps / Je suis né sans sortir des chaînes / Je suis né comme une défaite // Hier il n’y a pas longtemps / Je suis né dans les bras tremblants / D’une famille pauvre et tendre / Où l’on ne gagnait rien à naître // On parlait bas comprenait sourd / Ma famille est née de l’oubli / D’un peuple d’ombres sans reflets // Chaque jour les miens me fêtaient / Mais je n’étais à la mesure / Ni de moi-même ni des grands / Je n’avais pour but que l’enfance // Dans les méandres de ma chambre / Fermée aux jeux de l’impatience / Je ne rêvais que de fenêtres »

Parmi les inédits des sections suivantes, on relève « Ce ne sont pas mains de géants », poème intéressant dans le cadre de l’étude des Mains libres, un poème qui oppose les mains des bons et celles des méchants, ou petits et géants : « Ces mains sont à la poupe au lieu d’être à la proue /Au crépuscule au lieu d’être à l’aube éclatante / Et divisant l’élan annulent tout espoir // […] Il faut entre nos mains qui sont les plus nombreuses / Broyer la mort idiote abolir les mystères / Construire la raison de naître et vivre heureux » (p. 692). Puis dans le long poème émouvant (dernier texte écrit par Éluard) « Le Château des pauvres », on relève quelques éléments permettant de mieux comprendre la thématique du château dans Les Mains libres, ainsi que trois vers concernant Dominique, et contenant les mots « mains » et « libres » :
« Il y avait bien loin de ce Château des pauvres / Noir de crasse et de sang / Aux révoltes prévues aux récoltes possibles […]
Château des pauvres les pauvres / Dormaient séparés d’eux-mêmes / Et vieillissaient solitaires / Dans un abîme de peines / Pauvreté les menait haut / Un peu plus haut que des bêtes / Ils pourrissaient leur château / La mousse mangeait la pierre / Et la lie dévastait l’eau / Le froid consumait les pauvres / La croix cachait le soleil » […]
Une longue chaîne d’amants / Sortit de la prison dont on prend l’habitude » […]
Nous avions tous deux les mains vides / Quand nous nous sommes abordés / Et nous nous sommes pensés libres »
(pp. 696-703).


Les Premiers poèmes (1913) n’ont jamais été repris par Éluard de son vivant. Ils sont publiés après les œuvres, ainsi qu’un court recueil en prose, Dialogue des inutiles. On comprend à leur forme classique et à leur thématique banale la raison du reniement. C’est l’occasion de lire des alexandrins ponctués et rimés sous la plume d’Éluard, ou plutôt de Grindel, car il n’avait pas encore choisi son pseudonyme. Dans « La tentation », relevons le quatrain final moqueur : « […] Un rayon caressant et chaud comme une haleine… / Et tout troublé, craignant de commettre un larcin, / L’austère travailleur, se croyant phénomène, / Ouvre un poète ardent et lit un beau quatrain. » (p. 723). On trouve aussi une longue suite consacrée à Pierrot, Colombine et la Lune, dont on ne s’étonne pas qu’elle ait été reniée ! Enfin dans « Les cinq rondels du tout jeune homme » au ton ironique, relevons « Le jeune homme voit l’infâme d’un œil favorable » : « Vive le monstrueux, l’impur / Et le vin qu’on boit dans des crânes ! / Les poètes ne sont pas crânes / En chantant un sein blanc et dur ! // En tout il faut franchir le mur / Et contempler les corps insanes. / Vive le monstrueux, l’impur / Et le vin qu’on boit dans des crânes ! // Je suis, depuis une heure, sûr / Que les vertueux sont des ânes. / Au vice aimé, j’ouvre les vannes ; / Je délire ! Vive le mûr, / Vive le monstrueux, l’impur ! » (p. 745).


On trouve ensuite deux cents pages de « Poèmes retrouvés, préfaces, prières d’insérer ». Les notes touffues sont souvent plus instructives que ces rebuts, l’éditeur étant un témoin du surréalisme tardif, et ayant pu recueillir des témoignages de première main. Je relève au fil des pages :
 La première mention de Man Ray par Éluard à l’occasion de l’exposition Dada qui lui fut consacrée à son arrivée à Paris en décembre 1921 : « Les dents empoisonnées de la charmeuse d’échelles au long du chemin vert et de la côte empoisonnée et la candeur des lions que nous mangeons avec Max Ernst et Man Ray, celui-ci et celui-là plus avides que la dompteuse » (p. 776).
 « Un vieillard comme les autres » est la contribution personnelle d’Éluard à la fameuse plaquette intitulée Un Cadavre publiée par six écrivains (dont Pierre Drieu la Rochelle) à l’occasion des funérailles d’Anatole France, le 18 octobre 1924 (p. 783).
 « Le génie sans miroir » est une étude à moitié canular, sur les œuvres produites par les aliénés. On a établi que la plupart des noms de soi-disant patients cités étaient en fait des anagrammes d’artistes. Par exemple, on retrouve le nom de Jean Cocteau dans « Joana Tucce est une Polonaise de 39 ans. Elle est folle depuis quinze ans. Les écrits mystiques alternent chez elle avec les idées de grandeur. Elle se croit tour à tour Isabeau de Bavière et la princesse Mathilde. On l’imagine dans le petit asile de P… dessinant des dessins mystérieux où une route se dirige vers « le soleil noir de la mélancolie ». On aimerait à connaître le destinataire d’une enveloppe dessinée dans le coin du dessin. Hélas ! nos yeux sont trop grossiers ! » (p. 789). Plus sérieusement, Éluard utilise l’image de l’inversion des valeurs pour renverser l’idée de folie : « On connaît l’histoire de l’ivrogne qui tournait autour de la colonne Vendôme en palpant la grille et qui se croyait enfermé. […] Qu’on le sache bien, c’est nous qu’on enferme quand on clôt la porte des asiles : la prison est autour d’eux, la liberté à l’intérieur » (p. 786).
 La provocation se fait aussi à l’encontre des saints de l’époque, les guerriers : « Une nouvelle religion s’est établie depuis la guerre […] une religion plus absurde et plus laide encore que les autres : celle des morts. / Et de quels morts ! Asservis à tous les mensonges, à tous les commandements d’une société basée sur la réalité la plus basse de l’homme, ayant prouvé leur impuissance à désobéir, ayant confirmé qu’ils n’étaient, en fait de héros, que les courtisans de la mort et les bons serviteurs de leurs maîtres » (p. 802).
 À l’occasion d’une polémique sur « Le cas Lautréamont », Éluard attaque des auteurs qui ont donné pour une revue surréaliste leur opinion sur ce poète. Quand il en vient à Jean Cocteau, son persiflage prend une coloration homophobe : « Et puis, sans rougir, car nous parviendrons bien à l’abattre comme une bête « puante », prononçons le nom de JEAN COCTEAU. La prudence n’a jamais empêché personne d’être immonde. « Nous habitons les Galeries Lafayette, Ducasse Rimbaud, etc. La maison Isidore-Arthur et Cie, Max, Radiguet et moi avons seuls flairé la chose. C’est la base de notre mésentente avec la jeunesse. » « Flairé la chose », charogne c’était plutôt aux Bains de vapeur qu’aux Galeries Lafayette » (p. 805 ; cf. ci-dessous l’éviction de Philippe Soupault sous le même prétexte).
 Un article intitulé « L’intelligence révolutionnaire : le marquis de Sade » reprend les éléments principaux de l’hagiographie sadienne, parmi lesquels nous relevons : « Jamais homme ne fut plus craint, plus méprisé et détesté que celui qu’on nomme le divin Marquis. Il fut, et il reste, le plus redouté des philosophes. Parce qu’il ne connut jamais de barrière à son délire de liberté, parce que son génie dévoila sans pudeur tous les instincts humains et dénonça les hypocrites rapports de l’homme avec ses semblables, parce qu’il élabora le système capable de rendre aux humains des deux sexes leur liberté naturelle et de leur permettre une véritable vie commune, Sade fut persécuté pendant toute sa vie et, depuis plus d’un siècle, ses œuvres de vérité et d’audace sont frappées d’interdit. […] Il développait dans sa prison les principes révolutionnaires. Il attaquait avec la dernière violence, dans ses écrits, la Royauté et le Clergé et s’efforçait de ruiner l’idée de Dieu et la morale chrétienne qui ont toujours obligé l’homme à accepter avec résignation un état qui l’opprime et à être l’esclave des maîtres et des préjugés les plus imbéciles » (p. 810 ; retrouvez ce texte sur Lettres volées).
 À propos de la Mutinerie de Yên Bái, une pique homophobe bien dans l’air du temps : « Et nous espérons que le récit des atrocités indochinoises donnera à réfléchir aux brillants militaires qui espèrent trouver dans les colonies le droit à la fainéantise, à la soûlerie, aux congaïes et à la pédérastie, le droit d’exercer impunément leur sauvagerie et leur imbécillité naturelles » (p. 829).
 Un texte de 1931 contient déjà une insulte adressée à Jean Paulhan : « Ainsi va la canaillerie de M. Jean Paulhan, jadis décoré d’une Legion d’honneur de merde a la place de M. Jacques Riviere, décédé » (p. 830).
 Le fameux « Certificat », condamnation de Louis Aragon, date de 1932. On a du mal à cerner les raisons profondes de la brouille (p. 833), et l’on est heureux de savoir qu’ils finirent par se réconcilier.
 Un texte étonnant de 1933 consacré aux cartes postales de collection, dont apparemment Éluard fut amateur, ce qui conforte la trouvaille d’Agnès Vinas pour le poème « Le tournant ». Un paragraphe me fait penser à « Où se fabriquent les crayons » : « Les cartes-vues sont toutes pareilles. Elles tendent à unifier tous les souvenirs, à immortaliser toutes les villes, tous les villages, à composer une Patrie de toutes les petites patries, une Église de toutes les églises obscures qui attristent la moindre agglomération (la seule « vue » sympathique est celle reproduite plus loin de la patrie « à la semelle d’un soulier ») » (p. 837). Un autre, consacré aux femmes, nous replonge dans l’ambiance des Mains libres : « Femmes-enfants, femmes-fleurs, femmes-étoiles, femmes-flammes, flots de la mer, grandes vagues de l’amour et du rêve, chair des poètes, statues solaires, masques nocturnes, rosiers blancs dans la neige, servantes, dominatrices, chimères, vierges illuminées, courtisanes parfaites, princesses de légende, passantes, elles construisent la force, les visages et la raison d’être de l’homme, béatifient sa faiblesse, font faillir la joie et croupir le chagrin » […] « Tout est prétexte à nous montrer la nudité féminine. L’Institut général Psychologique édite des cartes où la Science, très habillée, dévoile la Nature, où la Nature, délivrée de ses voiles, se dresse, radieuse, véritable incarnation de la Beauté. Ève est dans la pomme. D’innombrables femmes nues, dans des postures invraisemblables, composent des visages et des animaux » (pp. 839-840).
 Un hommage à « Max Jacob assassiné » constitue une hagiographie du converti, étonnante sous la plume d’un pourfendeur de la prêtraille (cf. infra) : « C’est devant la vierge d’albâtre de la Basilique, qu’on le voyait souvent à genoux ; ou devant les stations du Chemin de Croix. Il servait la messe et communiait chaque matin et sa foi suscita autour de lui de nombreuses conversions » (p. 861).
 Un poème pour le sculpteur catalan Apel.les Fenosa, qui sculpta un buste de Paul et un autre de Nusch Éluard.
 Deux paragraphes sur la poésie dans un texte « Aujourd’hui la poésie… », traces d’une conférence prononcée à Prague : « La poésie n’est pas une sorte de rite sacré. Au contraire, elle doit à tout prix devenir usuelle, banale. Les plus grandes merveilles passeront dans le langage commun.
La poésie enfante souvent sa plus grande ennemie : sa poétisation. Rien de plus affreux qu’un poème poétisé, où les mots s’ajoutent aux mots pour détruire l’effet de surprise, pour atténuer l’audace de la simplicité, la vision crue d’une réalité inspirante et inspirée, élémentaire »
(p. 873).
 Un poème sur Francis Poulenc (p. 874) est le prétexte de notes précises sur toutes les mises en musique de poèmes d’Éluard par Poulenc, avec des citations de Poulenc lui-même ou de critiques musicaux. « …mais mourir », du recueil Peu de vertu, provoque cette confidence de Poulenc : « J’aime cette mélodie composée à la mémoire de Nusch Éluard. Les mains de Nusch étaient si belles que ce poème m’a semblé spécialement destiné à les évoquer » (p. 1285). Sur Le Travail du peintre (voir ici), on relève des explications passionnantes. Poulenc avait voulu travailler sur un cycle à la gloire des peintres, et s’en était entretenu avec Éluard avant sa mort. Il lui aurait demandé un poème sur Matisse, mais « Éluard ne partageant pas l’amour de Poulenc pour ce grand peintre » (p. 1286). Voici des analyses puisées dans un ouvrage de Henri Hell sur le musicien (Plon, 1958) : « La première est une mélodie dont le ton est donné dès le thème initial : altier et orgueilleux, convenant parfaitement au modèle. Ce thème, trouvé il y a de nombreuses années, a d’autre part servi de souche au thème de la "Mère Marie" dans les Dialogues des carmélites. La prosodie se déroule avec de grands enjambements qui donnent à la mélodie son allure altière. "À noter à la fin, écrit Poulenc, le blanc vocal avant le mot ’renonce’ qui, dans mon esprit souligne le côté impératif de la peinture de Picasso" (Journal de mes mélodies). La seconde mélodie, très rapide (prestissimo), fait valser dans un mouvement de scherzo les personnages et animaux qui peuplent habituellement les toiles de Chagall. Elle se termine par une chute poétique et douce sur ces mots : Un visage aux lèvres de lune / qui n’a jamais dormi la nuit. La troisième, la plus "fouillée" du recueil, d’un goût suprême, n’est que raffinement subtil comme la peinture de Braque. La quatrième, Juan Gris, se déroule, calme et douloureusement mélancolique, dans un halo de pédale. Paul Klee est une mélodie prestissimo dont la violence sèche contraste finement avec la précédente. Joan Miro débute dans l’éclat, la force et la stridence pour subitement céder à la douceur et au lyrisme des mots : Les libellules des raisins pour reprendre progressivement, jusqu’à la fin, le mouvement initial. À Jacques Villon est le digne pendant de Pablo Picasso et clôt magnifiquement le recueil avec sa violence stricte et contenue, avec son rythme majestueux sans emphase. Ces sept mélodies sont d’une extrême difficulté d’interprétation, tant pour le pianiste que pour le chanteur. Moins que jamais le piano n’est ici accompagnement. Voix et piano forment un tout inextricablement et subtilement lié […] »
 Dans « Dit de la force de l’amour », texte d’une émission de radio, ce paragraphe me fait penser au poème-dessin « Nu » dans Les Mains libres : « Aux murs de ma classe, quand j’étais petit, il y avait une image en couleurs qui figurait le corps humain comme une usine, transformatrice et productrice. Mais non reproductrice. Par sentiment des convenances, l’on avait oublié les organes multiplicateurs. Néanmoins, l’usine m’enchantait. J’avais sans doute compris qu’elle ne travaille, ni ne chôme et que tout s’y passe comme dans un rêve, dont la mort nous éveille. La vérité, c’est que, lorsqu’il est seul, le corps humain végète. Sa réalité se réduit à n’être plus alors qu’un objet d’étude » (p. 877).
 Un texte sur Baudelaire écrit pour la radio en 1949, après avoir rappelé l’admiration de Baudelaire pour Victor Hugo, conclut que « [Les Fleurs du mal] dépasse singulièrement, tant par son rayonnement que par l’extraordinaire développement de la poésie qu’il a suscité, l’œuvre énorme, chaotique et maintenant sans issue de Victor Hugo » (p. 908). Mais voilà que début 1952, Éluard est convoqué par l’URSS pour prononcer un éloge de Hugo pour le 150e anniversaire de sa naissance, et voilà comment le poète officiel du PCF stalinise le divin Hugo, qui cesse aussitôt d’être « sans issue », dans deux discours, dont le premier s’intitule « Hugo, poète vulgaire », avec une définition positive de la « vulgarité », et le second, du nom du poète, culmine sur cette péroraison : « Il a manqué à Victor Hugo de connaître ce contraste énorme entre la lumière du monde socialiste et l’ombre de l’ancien monde, de voir d’un côté, quotidiennement, la lumière grandir et, de l’autre, l’ombre s’épaissir. Mais il ne lui a pas manqué de souhaiter, de prévoir une lumière totale qui adoucira toute la terre, une paix durable dont l’espoir gagne sans cesse du terrain dans le cœur des hommes. On en construit les fondations ici, au pays du socialisme, au pays de Staline » (p. 929). Les notes ajoutent un exorde autographe adressé aux étudiants russes à qui on avait dû ordonner d’écouter l’apparatchik de Paris : « J’ai lu, compris et aimé Victor Hugo à treize ans. Auparavant, à l’école communale que je fréquentais, l’on ne m’avait donné à lire et, surtout, à apprendre par cœur que La Fontaine. Et, je m’en excuse auprès de ses admirateurs, je ne le comprenais, ni ne l’aimais. À la fin des repas de famille on m’imposait d’ânonner « Le Corbeau et le Renard » ou bien « Le Laboureur et ses enfants » et, comme j’étais encore très loin de posséder ce fin talent de la diction des vers que chacun m’accorde aujourd’hui, je terminais bêtement et sans contentement, avec la conscience de mon incapacité. Je terminais vite, pour terminer, pour qu’on me fiche la paix avec toutes ces paroles à la queue leu leu pour bons élèves bien sages et légèrement non pensants. C’est ainsi que j’ai pris La Fontaine en grippe, ce que les Français bien sages, bien pensants et légèrement réactionnaires ne sont pas près de me pardonner. Hugo a été pour moi, à treize ans, l’illumination de la poésie et je pourrais dire du monde, si depuis lors bien d’autres lumières ne m’avaient révélé et donné à comprendre ce monde. J’ai néanmoins toujours aimé Hugo avec l’enthousiasme naïf de mes treize ans. Car il a toujours incarné pour moi la puissance du verbe, et du verbe orgueilleux de son pouvoir. La Fontaine m’a, pour ainsi dire, appris à lire, mais Hugo m’a appris à parler. Savoir parler est le suprême don du poète. Il rejoint le talent de voir, si l’on donne au mot voir son véritable sens, physique et mental, moral. […] » (p. 1301).
 Un article intéressant « La poésie de circonstance » propose quelques réflexions : « La poésie, c’est le langage qui chante. Si l’on demande à dix personnes prises dans les rues de nos villes […] ce que c’est qu’un poète, elles répondraient : « Celui qui fait des vers ». […] Tandis qu’en Grèce, par exemple, j’ai été présenté comme un poète à des paysans analphabètes et ils répondaient tous : « Ah oui ! Un chanteur ! » Car depuis les temps les plus anciens, la poésie, c’est le langage qui chante ; et je pense que cela ne changera jamais » (p. 931). Mieux : cette sentence qu’on brûle d’appliquer à Éluard même : « L’on est prêt à pardonner à un poète de génie ses contradictions, ses imprécations, ses excès, tandis que l’on absout difficilement un médiocre malgré ses bons sentiments » (p. 935).


Après 30 pages de dédicaces recopiées sur des livres ayant appartenu soit à l’éditeur, soit à ses amis (je ne me souviens pas d’un chapitre équivalent en Pléiade ou autre !), le volume se termine sur divers « Documents surréalistes » cosignés par Éluard. Parmi ceux-ci, la fameuse « Lettre ouverte à M. Paul Claudel », où pour une fois c’étaient les surréalistes qui se faisaient traiter de « pédérastes » ! Dans un article sur Lautréamont, c’est au tour de l’ex-ami Philippe Soupault d’être insulté par Aragon, Breton et Éluard, pour un crime de lèse-Lautréamont qui semble assez obscur et en tout cas assez peu intéressant pour se fatiguer à l’expliquer : « Il [Soupault] mettra son nom, de plus en plus ignoble, au front de tous les livres que nous croyions fermés sur nous pour toujours » (p. 995). Le prix de l’exemplaire du livre d’art en question : 1200 F., est jugé trop cher : « À ce prix, nous sommes déchireurs » (p. 995). Cela n’empêchera pas Éluard de publier de belles éditions de livres illustrés, qui atteignent aujourd’hui en salle des ventes des chiffres astronomiques !
 Deux articles virulents sont consacrés à conspuer l’exposition coloniale de 1931. « La présence sur l’estrade inaugurale de l’Exposition Coloniale du président de la République, de l’Empereur d’Annam, du Cardinal Archevêque de Paris et de plusieurs gouverneurs et soudards, en face du pavillon des missionnaires, de ceux de Citroën et Renault, exprime clairement la complicité de la bourgeoisie tout entière dans la naissance d’un concept nouveau et particulièrement intolérable : la « Grande France ». […] C’est pour implanter ce concept-escroquerie que l’on a bâti les pavillons de l’Exposition de Vincennes. Il s’agit de donner aux citoyens de la métropole la conscience de propriétaires qu’il leur faudra pour entendre sans broncher l’écho des fusillades lointaines. Il s’agit d’annexer au fin paysage de France, déjà très relevé avant-guerre par une chanson sur la cabane-bambou, une perspective de minarets et de pagodes. […]
Tous ceux qui se refusent à être à jamais les défenseurs des patries bourgeoises sauront opposer à leur goût des fêtes et de l’exploitation l’attitude de Lénine qui, le premier au début de ce siècle, a reconnu dans les peuples coloniaux [sic, sans doute une coquille pour « colonisés »] , les alliés du prolétariat mondial »
(p. 1015). Un 2e tract condamne l’incendie d’un pavillon colonial, qui a détruit certaines œuvres des peuples colonisés, chères aux surréalistes. En tout cas, un texte que l’on aurait pu citer à décharge dans La Comédie Indigène.
 « Au feu », tract contemporain des précédents, soutient les Espagnols : « la foule a incendié les églises, les couvents, les universités religieuses, détruit les statues, les tableaux que ces édifices contenaient, dévasté les bureaux des journaux catholiques, chassé sous les huées les prêtres, les moines, les nonnes qui passent en hâte les frontières. Cent cinq édifices d’abord consumés ne cloront pas ce bilan de feu. Opposant à tous les bûchers jadis dressés par le clergé d’Espagne la grande clarté matérialiste des églises incendiées, les masses sauront trouver dans les trésors de ces églises l’or nécessaire pour s’armer, lutter et transformer la Révolution bourgeoise en Révolution prolétarienne. […] Détruire par tous les moyens la religion, effacer jusqu’aux vestiges de ces monuments de ténèbres où se sont prosternés les hommes, anéantir les symboles qu’un prétexte artistique chercherait vainement à sauver de la grande fureur populaire, disperser la prêtraille et la persécuter dans ses refuges derniers, voilà ce que, dans leur compréhension directe des tâches révolutionnaires, ont entrepris d’elles-mêmes les foules de Madrid, Séville, Alicante, etc. Tout ce qui n’est pas la violence quand il s’agit de religion, de l’épouvantail Dieu, des parasites de la prière, des professeurs de la résignation, est assimilable à la pactisation avec cette innombrable vermine du christianisme, qui doit être exterminée. […] Athées français, vous ne tolérerez pas qu’au nom d’un droit d’asile absolument fallacieux, la France, malgré la Séparation de l’Église et de l’État proclamée en 1905, permette l’établissement sur son territoire des congrégations qui ont fui l’Espagne révolutionnaire. […] Vous imposerez, par une agitation qui saura être digne des magnifiques bouquets d’étincelles apparus par-dessus les Pyrénées, le refoulement des religieux vers la frontière où les attendront bientôt les tribunaux de salut public. Vous exigerez du même coup le rapatriement avec leurs confesseurs des bandits royaux qui doivent être jugés par leurs sujets d’hier, leurs victimes de toujours. Vous ferez de vos revendications de solidarité avec les ouvriers et les paysans en armes de l’Espagne une étape de votre lutte pour la prise du pouvoir en France par le prolétariat qui, seul, saura balayer Dieu de la surface de la terre. » (p. 1018).
 Un tract de soutien à Trotski invoque pour celui-ci le non-respect du droit d’asile refusé naguère aux prêtres espagnols, mais cette expression est habilement évitée ! « Sur le plan politique ce gouvernement donne également sa mesure en expulsant Trotsky, non sans organiser autour de lui la provocation ; il accepte de rompre par là avec les fameuses traditions hospitalières de ce pays » (p. 1024).
 Une entrevue conjointe Breton / Éluard réalisée le 9 avril 1935 par un journal tchèque, obtient des réponses communes des deux amis (la rupture est pourtant proche). Une de ces réponses se clôt sur la phrase fétiche d’Éluard, ce qui laisse à penser qu’elle reflète ses idées : « On ne compose pas un poème. L’inspiration ne saurait pas plus se conformer à des lois qu’à un sujet. Elle tend a les contredire passionnément, à se montrer toute nue. Les formes fixes ont fait leur temps. À notre époque, elles affaiblissent le langage, l’entraînent vers la mort. La pensée, comme le geste et la parole, en devenant clichés, ânonne, piétine, perd toute sa force. Il faut qu’elle éveille sans cesse de nouveaux échos, de nouvelles images. Le monde est un treillis d’échos et d’images, perpétuellement en mouvement, mais où rien ne se répète. Perroquets et phonographes, proverbes et lieux communs, rythmes et rimes ne servent que la paresse, la bêtise et ceux qui les exploitent.
Les textes automatiques comme les poèmes, sont des rêves racontés au présent. Il ne viendrait à l’idée de personne de raconter les rêves en alexandrins et de les faire absurdement rimer.
Le peintre surréaliste, lui, suit son rêve des yeux. Au gré des lignes et des couleurs, il se découvre, se connaît comme au gré des phrases le poète. Comme le poète, il voit, il entend la vérité, l’expression exacte et sensible de la réalité intérieure. Il saisit les rapports exacts entre le monde et lui, les raisons profondes de toutes ses démarches.
Si comme l’a dit Héraclite, la pensée est commune à tous, le surréalisme travaille, en amenant au jour d’une façon insouciante et souveraine, ce trésor commun trop longtemps enfoui, à comprendre et à réduire les différences qui existent entre les hommes.
Pour cela, la poésie doit être faite par tous. Non par un. Seule, la révolution prolétarienne nous laisse espérer que cette parole de Lautréamont se réalisera. Et dès maintenant, dans cette voie, les poètes dignes de ce nom sont bien plus ceux qui inspirent que ceux qui sont inspirés »
(p. 1030).

Les annexes présentent une abondante bibliographie, la liste précise des éditions populaires ou de luxe, la liste des artistes ayant illustré Éluard, et celle des musiciens, laquelle confirme mon impression qu’il n’y a pas eu, sauf erreur, une seule collaboration avec un musicien populaire. Une des contradictions d’Éluard… Impossible de tout citer. Je relève seulement une Victoire de Guernica de Luigi Nono (chants pour chœur mixte et orchestre), dont vous constaterez par vous-même à quel point elle est faite sur mesure pour le public prolétarien.

 À propos d’Éluard & Man Ray, lisez aussi nos articles sur Nusch, Portrait d’une muse du surréalisme, de Chantal Vieuille ; un article sur Kiki de Montparnasse, bande dessinée de Catel & Bocquet, qui porte un regard sur une autre muse du surréalisme au destin proche de celui de Nusch, et sur Man Ray avant son travail avec Éluard ; un article sur l’Autoportrait de Man Ray ; un article sur le film culte des surréalistes, Peter Ibbetson, un sur les Recherches sur la sexualité, enfin un article sur le contexte artistique des années 30.

Lionel Labosse


Voir en ligne : Les Mains libres, sur Lettres volées


© altersexualite.com, 2014.
La vignette représente le portrait de Paul Éluard par Man Ray daté de 1936 (p. 135 du recueil Les Mains libres}, ed. Poésie/Gallimard).


[1Mieux inspiré, lire le discours d’inauguration du lycée Paul Éluard de Saint-Denis.